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Décès et naissances modifient
l’architecture d’une famille. On s’y répartit relations et rôles en fonction
des conjonctures et, si l’on en discute souvent en ce qui concerne les affaires
mondaines, celles du cœur restent ordinairement tues, livrées au seul jeu des
affinités personnelles ; plus exactement réputées telles : de quelles
vieilles histoires sommes-nous, chacun, héritiers ? Sur quelles fondations
s’élèvent nos familles, nos ego respectifs ? Et les lieux où les uns et
les autres s’établissent, quels loyers exigent-ils ? En entretien – ou
paiement… – de quels monumentaux évènements ?
En 1915, la pleine lune de
Janvier coïncida avec Imbolc, très précisément trois lunes après la Samaïn où
Soisic s’était vue intronisée gardienne de l’île. Trois mois à appesantir leur
symbiose, à tel point que le vent lui-même se prit, cette nuit-là, dans les
branches des trois vieux pommiers dont Louis, à la découverte deux ans plus tôt
de son nouveau bien, s’était fort étonné, à rythmer les halètements de la jeune
veuve tendue par les contractions. Plus obscures et contraires, d’autres forces
semblaient également de la partie. « Huit heures, c’est bien long pour un
quatrième », se disait, front plissé, Marie, promue sage-femme par la
force des circonstances. Soisic avait perdu les eaux dix minutes
à peine après le départ d’Yves et c’est donc seulement assistée de l’aînée de
ses petites-filles que Marie surveillait le combat pour la vie, tandis que
Louis, à la cuisine, s’activait au chaudron.
La répartition de ces tâches
exceptionnelles ne reflétait que très partiellement le nouvel ordre affectif en
cours d’établissement. Au fur et à mesure que la maman s’était emplie de
l’enfant à venir, Marie s’était spontanément chargée de la petite Annick, s’y réconfortant beaucoup du vide
que lui creusait la perte de son grand fils. C’était moins simple du côté de
Louis. Il lui aurait fallu, pour entretenir un tant soit peu l’équilibre familial
qu’avait su instaurer Pierre, entendre ce que signifiait la gémellité tant de
fois vantée de Hoël et Gaël.
Ces deux-là n’étaient certes
séparés que d’un peu moins de neuf mois ; avaient donc tété de concert
leur mère, partagé et disputé les mêmes jouets, les mêmes attentions
parentales ; s’en étaient peu à peu construit des rôles, d’autant mieux
négociés, entre rires et pleurs, que père et mère les y encourageaient,
tout-à-la-fois respectueux des conventions de genre de l’époque et soucieux de
l’épanouissement de leurs « deux aînés », comme ils disaient. Délicat
tableau d’une éducation toute en nuances, à mille et une petites impressions
patiemment posées au fil des jours. Sans que cela ne fût jamais dit, Pierre et
Soisic étaient des artistes. Pas vraiment la tasse de thé de Louis. Ni plus, d’ailleurs,
celle de son épouse qui avait eu largement le temps d’oublier ses élans de
jeunesse, en quarante années d’enclumes et de chiffres auprès de son robuste
époux.
À défaut de se reconnaître des
mobiles affectifs, Louis se fit un devoir de prendre en main l’instruction de
son petit-fils « trop influencé par les femmes », se persuadait-il.
Il lui mit au point un strict programme journalier, entre exercices physiques, expérimentations ingénieuses et
études diverses où rudes équations et bravoures arthuriennes apprenaient à
faire bon ménage. Mais toujours à distance de la moindre
« distraction » avec Gaël, de plus en plus isolée au sein de la
famille. La « jumelle » de Hoël était d’un tempérament trop rêveur
pour s’en rebeller ouvertement – encore eût-il fallu qu’elle prît pleinement
conscience de ce dont elle souffrait confusément – et recourut en toute
innocence au seul pouvoir que l’époque concédait aux jeunes filles : la
séduction.
Il lui fallut bien peu de temps
pour convenir qu’elle perdait le sien avec son grand-père. Et, suivant la ligne
de moindre résistance, elle en vint à se concentrer sur ce que l’emploi du
temps chargé de son frère leur laissait d’intimité : les nuits. Ils
partageaient la même chambre depuis leur plus tendre enfance et cette situation
dura jusqu’au très tardif sevrage
de Goulawenn. Ils s’y inventaient des jeux flamboyants où, tour-à-tour
princesse, sirène ou chouette-effraie, elle se retrouvait invariablement tirée
d’un sombre maléfice par la cavalcade intrépide de son chevalier servant,
toujours prêt à dégainer sa dague au service de sa dame. Et dans
les plis de la nuit, les bouches parfois se touchaient, les mains s’égaraient,
avant que le sommeil, paisible, n’en effaçât les émois…
La naissance de Goulawenn aurait
pu rebattre les cartes de ce si dangereux confinement. Combien de grandes sœurs
se sont-elles ainsi découvert, en pouponnant leur benjamine, des vocations et
de soudains espaces au cœur de leur foyer ! Mais le deuil de sa mère était
encore bien trop lourd pour partager un tant soit peu de cette nouvelle
intimité. La famille s’installa donc dans l’ersatz d’équilibre qui s’était,
cahin-caha, installé avant la naissance et qui ne tarderait plus à se faire
habitude dans l’univers cloîtré de l’île. De loin en loin, les tempêtes
rappelaient la fragilité du temps des hommes, son inclusion dans la roue de
forces autrement plus patientes, tapies ou tournoyantes. Toute la
famille se retrouvait alors à la salle commune pour de longues soirées autour
de la cuisinière à charbon, Marie au chapelet, les filles aux jupes de leur
mère, tandis que sous l’œil sévère de Louis, Hoël s’appliquait, d’une voix mal
assurée, à la lecture de quelque conte heureux censé rassurer la gent féminine…
À la fin de l’été 1917, au matin
d’une nuit particulièrement terrible – le tonnerre avait roulé des heures,
avant de littéralement exploser, tout près, si près, dans un éclair si
éblouissant, qu’on avait cru, un instant, la maison en feu – les « jumeaux »
s’étaient glissés, main dans la main, dans l’épais brouillard qui étreignait
maintenant l’île. Ambiance magique où le moindre buisson, la moindre pierre
semblaient s’extirper, timides, d’un néant de coton, comme incertains de pouvoir
reprendre vie après une telle épouvante. Et puis, au Nord de la maison, un
fantôme, immense, fendu par le milieu d’une noire balafre : la foudre
avait bel et bien frappé et c’était le grand chêne de l’île, l’unique,
solitaire, qui s‘était offert au coup !
À son pied, un peu sur la
droite, le sol avait bougé, laissant apparaître le rebord d’une plaque de
granit. « C’est vide dessous ! », s’exclama Gaël toute excitée,
en pointant de l’index une petite excavation d’où parvenait une faible lueur.
Hoël courut à l’appentis pour en ramener une pioche et la pelle-bêche du
potager. Il fallut un moment, aux petites mains, pour dégager une étroite
entrée par laquelle ils se faufilèrent en rampant, Hoël devant, pour se retrouver dans une petite
salle d’environ deux mètres carrés sur à peine un mètre cinquante de hauteur.
La lueur qui avait attiré le
regard de Gaël, dehors, provenait d’une sorte de cheminée qui débouchait, par
l’intérieur de l’arbre – ils découvrirent plus tard que celui-ci avait été
creusé à escient – à quelque trois mètres du sol, au croisement de deux grosses
branches. Le sol de sable fin était sec. Les dalles qui constituaient le
plafond et deux parois latérales en vis-vis, toutes trois de granit, étaient
couvertes d’étranges dessins sculptés dans la pierre. Courbes et lignes brisées
y dansaient une folle sarabande autour de quelques signes plus
compréhensibles : ici, comme une vache ; là, une femme dont
l’abondante chevelure semblait produire – ou s’en nourrir – les ondulations qui
l’environnaient… À l‘Est, c’était encore un bloc de granit, brut également mais
vierge, lui, de tout signe, qui fermait le lieu, tandis que le mur occidental
qui avait en partie cédé sous la foudre, ouvrant ainsi le passage aux deux
enfants, semblait un assemblage maçonné.
Soudain, les appels angoissés de
Marie leur parvinrent, comme lointains. Se hâtant à la sortie, ils
s’empressèrent de boucher l’entrée de leur découverte, avec des
« Oui ! On est là, on arrive ! » qui guidèrent leur
grand-mère jusqu’au vieux chêne foudroyé. « Ah, mon Dieu ! »,
s’exclama-t-elle, « le Vénérable est mort ! Rentrez vite à la
maison, les enfants ! » Informé, Louis estima qu’il fallait faire
venir un
bûcheron
mais Soisic s’y opposa fermement. « Non, mon père. Le Vénérable
n’est pas mort, il en a vu d’autres. Et quand bien même cela serait, il nous
faut laisser à sa vie le temps de disparaître. Nous n’en ramasserons que le
bois sec, jusqu’à ce que deux étés l’aient vu sans feuillage ».
Pour
pragmatique qu’il était, Louis reconnaissait à sa bru une science qui le
dépassait. Les évènements qui avaient suivi la mort de son fils lui avaient
fait accepter, tacitement, la régence de celle-là sur l’île, du moins en ses
phénomènes naturels, voire surnaturels, quoique cette dernière hypothèse
chiffonnât son bon sens, révélant ainsi l’étroitesse spirituelle de son
catholicisme au ras des pâquerettes sociales. Il décidait des affaires
familiales, laissant à son épouse la gestion de l’intendance, mais au-dehors
des murs de la maison, c’était le domaine de Soisic et il se plia donc à sa
décision : on laisserait le Vénérable mourir à sa guise.
Soulagés,
les deux jumeaux échangèrent un regard complice. Ils ne mesuraient bien évidemment pas
ce qu’il allait en advenir. Les jours suivants, ils s’ingénièrent, le plus
souvent à tour de rôle, tant était
vigilante la férule de Louis sur son petit-fils, à aménager leur repaire. Hoël
installa une petite porte en bois dont sa sœur cacha la vue, en suivant, par un
de ces brise-vents de genêts dont Soisic lui avait enseigné la tresse pour
protéger le potager et les plants de fruitiers ; puis, de coussins en
couvertures, de cahiers en crayons de couleur, égayèrent leur nid de ces petits
détails qui font d’un vide austère un intérieur douillet.
Un
peu en vain, au demeurant, tant étaient rares les moments de s’y retrouver.
Mais c’était déjà un secret partagé. En l’attente de quelle réalisation ?
Aucun des deux n’y songeait, c’est justement cela, l’innocence des enfants.
Parfois le soir, dans leur chambre, ils s’en imaginaient des féeries, mettant
en scène korrigans, magiciennes et lutins qui profitaient
de leur absence pour s’y ébattre. Jusqu’à ce frais matin d’Octobre 1918 où
Louis fit part de sa décision de réordonner les nuitées familiales. « Tu
as onze
ans aujourd’hui, mon garçon. Il est temps de te faire
chambre à part. Tu vas donc t’installer dans celle attenante à la mienne. Les
petites rejoindront Gaël dans la sienne. » Ainsi fut
fait et, le soir même, Hoël étrennait son nouveau logis.
Il
y dormit aussi mal que sa cadette en leur ancien territoire. Assez pour qu’au
lendemain même, tous deux fassent serment de se retrouver chaque nuit sous la
« Pierre couchée », ainsi qu’ils avaient dénommé leur cachette sous
le Vénérable. Chaque nuit, c’était beaucoup promettre. Non seulement on
s’endort vite et profondément à ces âges mais il advenait parfois quelque contretemps, reportant de
facto la rencontre au lendemain. Le jeu s’en trouvait plus piquant. Mais en
était-ce toujours un ? Révolte et goût de l’aventure à l’aube de
l’adolescence se donnaient, nuit à nuit, de plus en plus troubles et délicieux
frissons, les emportant, de rendez-vous en rendez-vous, toujours plus loin des
rivages de l’enfance.
Il
y eut des alertes. L’un ou l’autre – mais jamais ensemble, ainsi qu’ils
s’étaient instinctivement interdits d’aller – se faisant surprendre, à l’aller
ou au retour de leur escapade, par leur mère ou tel de tel de leurs
grands-parents. En chemise de nuit ou frileusement emmitouflés dans leur robe de chambre,
ils prétextaient en bâillant quelque besoin naturel qu’ils préféraient
accomplir à l’air libre, on les croyait, leur bisoutait le front et le tour
était joué. Mais de quel art de la dissimulation se faisaient-ils ainsi les
adeptes ?
La
nature a ceci de constant de préférer d’autant plus renouveler une expérience
connue que celle-ci lui fut gratifiante. Chez les humains, le plaisir immédiat
des sens – plus généralement, leur plus complète jouissance – constitue le plus
simple guide à cet égard. Mais la seule excitation, l’émotion subite, la
décharge d’adrénaline ont également cette étrange vertu de
distiller en nos veines de plus subtils sucs – les apaisantes endomorphines –
qui nous éloignent un instant de nos peurs et douleurs. Euphories plus ou moins
discrètes, plus ou moins conscientes, qui nous lient à leurs sources plus
sûrement qu’une chaîne.
Il
y a là matière à ambiguïtés. Pour se défendre des plus dangereuses, les
sociétés humaines se sont imposé des morales ; parfois du plus consensuel
bon sens : « Tu ne tueras pas » ; mais de plus en plus
souvent dictées par les plus forts, les plus intelligents, les plus enclins à
détourner la nature à leur profit. Quoiqu’il en soit, ces morales ont construit
des enclos. Le convenable y a droit de cité, tout ce qui en transgresse les
lois s’en trouve exclu, pêle-mêle. Sans se douter encore de ce que pesait
vraiment chacune de leurs ruses à n’être pas découverts, Hoël et Gaël
naviguaient désormais de l’autre côté du monde. Mais pas du Monde. Sous le
Vénérable, ils s’en sentaient même au cœur.
En
s’y retirant ensemble, toujours et rien qu’ensemble, sans autre mesure
apparente que leur précautionneuse attention l’un à l’autre, ils s’ouvraient à
l’antique code naturel d’amour, à mille milles de tout affrontement. Sans
jamais, hélas, en atteindre la plénitude. Empêtrés qu’ils restaient dans la
conscience du monde divisé, tout-à-la-fois à en craindre le courroux et jouir
de croire le duper, ils en subissaient la plus subtile contrainte, s’interdisant
de goûter à la palpitation réelle de l’instant. Mille fois frôlèrent-ils ainsi
la liberté suprême de vivre leur vie par le dedans. Tandis qu’au-dessus d’eux,
le Vénérable reprenait la sienne, sans souci, lui, du temps qui passe…
C’est
tout naturellement à Gaël, bien avant son frère, que cette préoccupation
s’imposa. À la maison tout d’abord, où mère et surtout grand-mère s’employèrent
à accompagner la poussée de ses seins de graduelles recommandations de conduite
envers les rares hommes qui passaient sur l’île. Mais ces leçons de sagesse ne
prenaient vraiment corps que la nuit, sous le Vénérable, dans la sensibilité
croissante des mamelons de la jeune fille aux caresses de son frère. Hier
secrètement associé à la peur d’être surprise, le plaisir s’alourdissait
maintenant de celle de ses potentiels effets.
Soisic
n’y était pas allée par quatre chemins pour expliquer à sa fille les réalités
du genre. « La vache va au taureau », lui avait-elle simplement dit,
« pour être fécondée. Nous avons recouvert, nous les femmes, cette loi de
nature de divers artifices ingénieux qui ont donné, au plaisir et au sentiment,
une telle importance qu’on peut y oublier l’essentiel : pubère, ce sera
toujours toi, jamais celui qui t’aura pénétrée, qui porteras l’éventuel fruit
de votre union. » Cru, l’avertissement sonnait aux oreilles de Gaël comme
un appel pressant à reconsidérer ses jeux avec son frère. Soisic les avait-elle
devinés ? Préféré laisser, à ses deux aînés, assez de champ paisible pour
explorer leur nature ? En tout cas, tout concis qu’il était, son propos en
désignait clairement les limites. Pile à temps pour sa fille qui y trouva
guidance autrement plus sûre et sereine que les incessantes alarmes de sa
grand-mère.
Incapable,
quant à elle, d’aborder si directement la question, Marie la clouait à la croix
des bonnes mœurs chrétiennes, avec force références apocalyptiques sur
l’effrayant destin des pervers. Elle n’envisageait évidemment pas qu’il puisse
s’appliquer à quiconque des siens. Mais il fallait tout de même en conjurer le
risque. Enfer et purgatoire, Pater Noster et Ave Maria prirent ainsi place
redoublée, le soir à la veillée, à l’évidente intention de l’adolescente, bien
plus que de son frère, un joli coq dont c’était à d’autres mères de famille,
pensait-elle sans jamais oser le dire, de préserver leurs poules. « Cet
âge est une épreuve particulièrement difficile qu’il convient de vivre en
communauté sociale suffisamment élargie, certes, mais aussi fermement
tenue que ta maison », ne manquait-elle aucune occasion de sermonner en
privé son époux, « ne crois-tu pas que nous devrions confier Gaël à nos
bonnes sœurs ? »
L’idée
fit son chemin chez Louis et c’est tout-à-fait persuadé de l’avoir prise seul,
en chef incontesté de famille, qu’il déclara, au repas fêtant les quatorze ans
de sa petite-fille aînée, sa décision de l’envoyer à Sainte-Anne d’Auray. Gaël
accueillit l’annonce avec joie. Cela faisait quelques mois déjà qu’entre
prétextes à ne pas rejoindre son frère sous le Vénérable et violent désir de se
donner toute à lui, elle ne savait plus comment avancer dans leur relation. Un
désarroi autrement partagé par Hoël, à chaque nuit plus contraint par sa
virilité naissante, alors que se refermait inexorablement la porte de celle
dont il attendait tout. Elle essaya bien de lui en expliquer les raisons. Mais
c’était aussi confus pour elle que pour lui. Très frustrés, ils eurent
cependant cette chance – intuition ? – de s’épargner de vains orages
et leur dernière nuit sous le Vénérable, l’avant-veille du départ de Gaël, les
vit se promettre une fidélité sans faille, avant de s’endormir un peu à
distance l’un de l’autre, comme séparés par une invisible épée…
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