FAJR

 

 Fajr [1]

 

Comporter : du latin cum-portere, porter avec. Passif en son mode actif, actif en son mode pronominal : un verbe donc assez ambigu pour attirer les assoiffés de sens… L’Un s’y révèle multiple, sinon Autre ; l’invisible, image ; l’apparence, vide ; le non-dit, cri… En tout cas, le passage à la limite – à l’instar du jaillissement soudain de l’eau hors de sa source – nous ramène inlassablement à l’évidence du premier ballet, chromosomique, de notre existence – ex-stare, se tenir hors de… – où 1+1 ne cesse jamais d’être égal à un [2], imperturbable argument immobile au centre de la roue.

 Fatras intellectuel, dénoncerait sans doute encore ici Charles Baudelaire, si conscient des manigances de l’ennui : trop plein, on aspire au vide, alors que la Nature en a horreur… Et tournez, tournez, petits manèges ! Peut-être… ou peut-être pas. Car, si des rondes nous sont bel et bien nécessaires – celles de « la ménagerie de nos vices », de nos rites sensés nous en alléger ou de l’alternance variablement naturelle des uns et des autres – elles sont toutes susceptibles d’être instantanément interrompues par le jaillissement d’une concordance (tawfiq) qui nous projette sur une nouvelle orbite. Pas forcément dans la forme de notre précédente ronde mais toujours en ce qu’on en ressent plus profondément encore le centre.

 C’est en de telles occurrences que le tonnerre et l’éclair sont à même de survenir simultanément. Sublime coïncidence, rapporte le Livre des métamorphoses [3], soulignant l’adéquation entre l’accession au plus haut sommet et le début du déclin. Vécue dès la première lueur de l’aube, cette fulgurance éveille alors à nous « comporter » immédiatement comme le soleil à midi. Ce n’est qu’en apparence que les choses et les situations varient et, s’il convient, bien évidemment, d’entendre et respecter le mouvement de ce qui paraît à son heure, il n’en demeure pas moins essentiel – je dirais même : d’autant plus – de n’y participer qu’en ce qui le tient immuable.

 Ce n’est donc pas tout ni rien de reconnaître que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.  Car c’est quoi, ce Rien ; c’est quoi, ce Tout ? Qu’en est-il de leur fondement conceptuel ? Plus exactement : de leur indéchiffrable identité commune ? De 0 à 1, en passant par 1/n et (n-1)/n, toute une indéfinité de rapports s’ordonne autant qu’elle se bouscule, sans apporter le moindre espoir de réponse à cette énigme. Tout simplement parce qu’elle est inquantifiable ? Irrationnelle, donc ? Serait-ce en conséquence à admettre que la Raison ne puisse la résoudre ?

 Inintelligible et pourtant pressentie – potentiellement sensible donc ? –, a-t-elle, cette énigme, une saveur spécifique ? D’aucuns l’ont attesté à travers les âges et le plus remarquable est sans aucun doute, au-delà de la diversité de ces témoignages, leur commune conscience de n’avoir pas les mots exacts pour l’exprimer dans toute sa plénitude. Et pour cause : imprimée en chacun de nous dans sa matrice maternelle, elle est le souffle même du Vivant, tout-à-la-fois hors et au cœur du temps, à mille milles encore du moindre de nos mots et de la fabrique de notre ego. Elle est de fait notre fajr et nous porte bien plus que nous la portons… pour peu que nous nous y soumettions, en toute simple et attentive humilité. Ce n’est pas une sinécure, c’est un chemin.

 Être ou ne pas être ? Ainsi dualisée, la question élude celle autrement intrigante du caractère matriciel du Non-être dans la manifestation de l’Être. Seul absolument indivisible – l’Infini ne l’étant que relativement, en ce que, divisé par lui-même, il raconte lui aussi le Un [4] – le Zéro demeure l’Énigme fondatrice indispensable à notre savourement de l’existence. C’est à partir de Lui, Non-nombre absolu, que s’ordonnent le Un [5], tous les nombres (les noms) qui en découlent et les rapports entre eux. Serait-ce donc de n’être pas qu’on naît ? On entend ici pourquoi les plus ardents adorateurs de l’Un, monothéistes par excellence, lui reconnaissent une dimension indéchiffrable, innommable, absolument impénétrable : la vérité fondamentale de la Présence, c’est Son absence [6].

La construction suivante d’une des plus célèbres figures du monde druidique – le triskel – donne à ce bouleversant paradoxe un éclairage tout-à-la-fois très localisé et ouvert à des interprétations universalisantes. Nombre de lieux remarqués, en diverses régions d’Europe occidentale, particulière-ment en Bretagne, Irlande et Pays de Galles, groupent ainsi par trois – pierre levée, fontaine et arbre séculaire, souvent – des repères significatifs d’une sacralité immémorialement honorée. Mais le propos nourrit de plus subtiles considérations…

(Chaque point marque le centre d’un cercle ou d’un arc de cercle nécessaire au tracé de la figure)

    Ce que raconte en particulier ce dessin, c’est que nos aïeux cultivaient un savoir réunissant notamment les sciences empiriques de la Nature et celles plus abstraites des nombres et de la géométrie. La série : 0 + 1 = 1 ; 1 + 1 = 2 ; 2 + 1 = 3 ; 3 + 2 = 5 ; 5 + 3 = 8 ; etc., reconnue aujourd’hui sous le nom de « suite de Fibonacci » et qui permet d’assembler les trois spirales du triskel ; met en effet en jeu la « Divine Proportion [7] » inscrite en une multitude de constructions de la Nature : ramification des arbres, disposition des feuilles sur une tige, déroulement des fougères, floraison d’un artichaut, disposition des pommes de pin ou des nuages lors d’un ouragan, coquille d’escargot, etc. Constat non moins remarquable, plus on avance dans cette série, plus on encadre précisément ce rapport, sans jamais parvenir à l’égaler exactement… 

  Non pas, bien évidemment, que nous prétendions que nos ancêtres maîtrisaient déjà l’intégralité du langage mathématique qui expliciterait beaucoup plus tard les travaux de Fibonacci et consorts mais ceux-là n’en avaient pas moins perçu son essence, par une observation et une méditation assidues des signes de la Nature. On pressent ici par quel chemin les diverses sociétés de l’Humanité se sont longtemps reconnues une Tradition primordiale commune, dans l’attention à déchiffrer, chacune dans son environnement spécifique et le langage  de sa propre culture, ce qui les reliaient aux autres règnes – minéral, végétal et animal, entre autres [8] – régulant l’existence en ce monde, avec cette certitude de former un même Tout, quant à Lui indéchiffrable en Son essence, et dont l’équilibre leur paraissait essentiel à leur survie.

            Mais voici qu’on distingue à présent le fil blanc du fil noir ; bientôt le bleu du vert puis les mille-et-une nuance des couleurs, nos goûts et dégoûts, nos joies et nos peines ; d’autant mieux, semble-t-il, que nous disposons d’une armada toujours plus diversifiée et puissante d’artifices fouillant les moindres détails. Au risque de ne plus pouvoir intégrer les uns et les autres dans la conduite de l’ensemble ? Car nous forgeons toujours, à la clarté de ce jour sans cesse « amélioré », des sentiments, des comparaisons, des opinions, des sectes… Chacun voit midi à sa porte : individualités, points de vue, propriétés, conflits… De barricades en prisons, d’enceintes en gratte-ciels, la ville élève et étale nos obtusions d’esprit, la forêt se meurt, l’océan étouffe, la planète agonise…

         Les savants anciens étaient sages : ils savaient qu’ils ne savaient pas et ne sauraient jamais tout. Cette autre certitude les amenait à demeurer prudents dans leurs recherches et leurs enseignements qu’ils ne poursuivaient qu’en ce que les unes et les autres restaient sous le contrôle du Tout. Mais où, quand et comment s’assuraient-ils d’une telle vigilance ? À tout le moins au-delà de leur ego respectif. Plus surement peut-être, en deçà de celui-ci, en cet état sans espace ni durée où chacun d’eux avait naturellement vécu, à peine jailli du ventre maternel, entre vacuité et plénitude [9]. Impossible retour aux sources ? Certes raréfiées en nos temps fiévreux – et pour cause… – des lignées d’initiés n’ont cessé de prétendre le contraire…

 Simplement suggéré par les fondations de l’ensemble [10], le centre du triskel n’est jamais pointé : le cœur de l’attache est vide de signes. Un musulman dirait ici : « Allahou Samad » (Dieu l’Illimité sans besoin) ; répondant en écho au « Tao que l’on peut nommer n’est pas le Tao véritable » du moindre disciple de Lao-Tseu. L’aube se lève en effet partout sur notre petite planète bleue. Certes jamais au même moment et dans des conditions environnementales très diversifiées mais au final selon toujours le même processus, en dépit de la multiplicité des rituels qui nous en révèlent le fil. En suivre un scrupuleusement exige d’autant moins d’exécrer les autres que le signe le plus certain du progrès, chacun en son chemin, est justement de percevoir de plus en plus clairement ce qui les unit tous. 

C’est à ce comportement que chaque aube nous invite. Mais il ne s’agit pas de retisser seulement le lien entre ici et là. Il y a urgence à rétablir celui entre le local et le global, en ne pensant le second qu’à partir des réalités du premier, avant de limiter les actions sur celui-ci à partir des recommandations de celui-là ; les unes et les autres sans cesse affinées par l’entretien constant de leur dialogue. Ainsi en va-t-il de l’équilibre du monde, à l’instar de la quête sans fin de la Divine Proportion : c’est d’être d’abord inconnu – fondamentalement inconnaissable ? – que chaque lieu devient la mesure de plus en plus précise du Tout, Son oreille, Sa voie, Sa présence…  Prenons-en soin autant qu’à la prunelle de nos yeux : ils sont, de nature, indissociablement liés ; même voyageant, si je suis, c’est forcément quelque part [11].

 Pour flagrante qu’elle puisse paraître, cette affirmation n’est vraie qu’en ce qu’elle relie l’existence de l’ego à sa situation dans l’espace et le temps. Mais l’Être, en son sens absolu [12], est-il soumis à ces contingences ? Cette très vieille question n’a cessé et ne cesse encore d’agiter les esprits.  Apparente analogie à l’interrogation avancée plus haut à propos du Non-Être, étions-nous avant de naître, voire avant même d’être conçus dans le ventre de notre mère respective ? Et, même admettre que ce « nous » ne « comporte » aucune dimension égotique, faute d’outils sensoriels suffisamment développés, qui étions-nous alors ? Cette dimension survit-elle à notre naissance en ce monde ? Le cas échéant, est-elle affectée par notre comportement en celui-ci ? Subsiste-t-elle après notre mort ? 

L’écueil majeur qui nous empêche de répondre à ces questions est la confusion établie entre le verbe « être » et le nom homonyme. Partant de l’idée que le premier se contente d’établir « une simple relation d'identité ou d'implication entre un sujet et un prédicat, ou mieux entre un objet (x) et telle ou telle fonction (fx) », les philosophes occidentaux modernes, notamment les Existentialistes, ont défini le second comme un mode d’être conditionné par ses capacités de conscience et de modification volontaire de son identité. Mais aussi séduisante peut paraître cette vision – notamment dans son appréhension de la liberté humaine – elle n’en confine pas moins celle-ci à l’intérieur de ses contraintes naturelles, même si l’Être-là – le fameux « Dasein » de Heidegger – reste hypothétiquement capable de devenir le Là, c’est-à-dire atteindre à la conscience pleine et totale du lieu où il se tient. 

Abandonnant ainsi l’enveloppe de l’ego qui fonde son existence (ce qui donne conscience de se tenir hors-de [13]) ?  C’est à cet état auquel aspire tout soufi et autre chercheur védantiste, bouddhiste, taoïste ou autre. Un éveil spirituel décisif où se révèlerait, assurent ceux qui prétendent l’avoir vécu, le sens absolu de l’Être. Aucun chemin – ascèse, prière voire produit psychédélique… – n’est cependant sûr et les accidents de parcours sont légion, notamment dans l’usage de psychotropes. L’aboutissement rêvé reste totalement soumis au tawfiq, à cette immaîtrisable concordance tantôt évoquée. Nous voilà donc revenus au point de départ de notre petit entretien ? Pas exactement, puisque nous avons entre-temps cheminé ensemble. C’est-à-dire vécu un partage, peut-être une expérience…

 

 

 

 

 

 

 



[1] Seuil de l’aube, en arabe.... Une situation naturellement journalière qu’il convient d’éviter de passer au crible de l’esthétisme, un douanier à point exigeant au passage de la moindre frontière qu’il finit par en dénaturer le sens… On peut contacter le scribe du présent texte par courriel à l’adresse : manstaw@gmail.com

[2] C’est aussi dire que le 2, résultat plus classique de l’addition 1+1, est en soi une unité totale…

[3] Le Yi-King, traduit par Richard Wilhem et Étienne Perrot, éditions Médicis, Paris, 1973.

[4] À l’instar de tout rapport numérique, plus généralement de toute existence, un constat qui fonde notamment le droit fondamental de celle-ci. À ceci près, cependant, qu’en langage mathématique strict, l’infini n’est pas une quantité numérique mais une limite, c’est-à-dire un concept inquantifiable.

[5] Avec notamment cette limite que, divisé par 1/n entendu comme une approche du 0 – une vision quantitative certes mathématiquement discutable, comme dit tantôt… – le 1 tend à l’Infini.

[6] Les musulmans attachés au dhikr – « le rappel », en arabe, un rituel de psalmodies répétées jusqu’à plus soif – ont ainsi cette fréquente propension à préférer l’incantation « la ilaha illa Huwa » (il n’y a d’adorable que Lui) à la plus classique « la ilaha illa Allahou » (il n’y a d’adorable que Dieu). La troisième personne du singulier – huwa, en arabe – représente celui qui n’est ni moi ni toi : l’absent du discours, donc.

[7]  « Nombre d’or », en jargon mathématique moderne ; une appellation cependant impropre, en ce qu’elle entretient une regrettable confusion entre « nombre » et « rapport numérique » désignant tout calcul fractionnel, décimal, relatif, irrationnel, complexe ou autre. En sa définition antique, le nombre est nom, énumère et ordonne, des qualités nominale, cardinale et ordinale, trilogie rigoureusement spécifique à la suite des entiers naturels positifs.

 [8] Un tripode dont le triskel exprime éloquemment l’équilibre.

[9] De quelle science était ainsi vêtu le « Fou guenilleux » auprès de qui les druides s’assemblaient chaque année en forêt des Carnutes ou de Brocéliande ?

[10] Une droite orientant six cercles de rayon 8. Les uns et les autres exactement situés par un répertoire choisi de segments reliant diverses intersections entre ces sept éléments fondamentaux, trois quarts de cercle de rayon 5, suivis de trois autres de 3 puis encore trois de 2 et, enfin, trois demi-cercles de 1 complètent la figure.

[11] N’est-ce pas en déposant son ego devant Béthel – la demeure de Dieu – que Jacob (Paix et Bénédictions sur Lui) devint Israël, « le champion de Dieu » ? À des années-lumière, donc, de la récupération outrancière de ce nom qu’en a faite l’entité sioniste martyrisant le peuple palestinien…

[12] On reviendra plus loin sur l’hypothèse de cette « réalité »…

[13] Un concept plus étroitement associé qu’on le croit à l’expérience (Du vieux latin, perire : traverser, essayer, risquer ; et ex : hors de), fruit d’une traversée accomplie, d’un risque assumé.

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