D’ICI À LÀ - V - INTERFÉRENCES - V-1 : Leçons d'un vrai faux-débat ; V-2 : Osmose ; V-3 : Citoyenneté en Islam
LEÇONS
D’UN VRAI FAUX DÉBAT [1]
Rémi Brague, le philosophe chrétien de service, ouvre le bal en nous invitant à penser. Nous en serions empêchés par deux accusations abusivement – c’est ce que prouverait le sondage – brandis à l’encontre des Français : l’islamophobie et le racisme. « Critiquer n’est pas stigmatiser », nous rappelle l’expert en sagesse, « parler de stigmatisation ou de phobie, c’est suggérer qu’on est en présence de réactions purement épidermiques et, en tout cas, injustifiées ». Et toc ! En quelques mots, revoilà l’islam sur la sellette…
On ne polémiquera pas sur la qualité critique d’un certain nombre de réactions manifestement moins épidermiques qu’ordurières qu’ont à supporter, ici et là en France, divers musulmans et musulmanes, mosquées ou cimetières, dont le seul tort est de paraître ce qu’ils sont. Pas plus que sur le « délit de sale gueule », puisque, poursuit notre aimable philosophe, « une religion n’est pas une race », c’est-à-dire : « une qualité innée qu’on ne peut pas perdre […] Une religion, on peut en changer. Sauf peut-être, justement, pour l’islam qui se considère […] religion « naturelle » de l’humanité ».
Deux remarques s’imposent d’emblée. Lourde, la première n’est pourtant qu’anecdotique. En France, comme tout le monde le sait, l’antisémitisme est un fléau dont souffrent indifféremment et perpétuellement tous les Sémites. Les ixièmes générations d’immigrés maghrébins en savent quelque chose. Inutile donc, là encore, de polémiquer. La seconde demande une attention un peu plus soutenue. La « fitra », que Rémi Brague traduit assez justement par « le naturel » est, effectivement du point de vue islamique, le lot de tout humain à sa naissance. Pas seulement, d’ailleurs : c’est, aussi, celui de toute créature ; plus généralement encore, de toute manifestation ici-bas : tout vient de Dieu et tout, à l’instant de sa venue au monde, Lui est soumis, perfection de l’Acte Créateur oblige.
Ainsi les parents, nous instruit le réputé fin lecteur d’arabe classique qu’est Rémi Brague, « n’ont pas besoin de faire musulman [leur enfant] car il est supposé l’être déjà ». Le propos serait pertinent si cette qualité de soumission naturelle à l’Ordre divin ne se retrouvait pas soudain réduite, un peu plus loin dans l’interview, à « un code de conduite très précis […] sous la forme de commandements et d’interdictions » auquel « tout homme doit se conformer ». Me refusant au moindre procès d’intention – une conduite particulièrement recommandée par l’islam – je m’interroge alors sur la qualité des études de ce « spécialiste de la philosophie médiévale arabe », ainsi que nous l’apprend sa biographie publique.
Car, tout de même, une telle réduction fait bien peu de cas de l’équilibre – plus exactement, du lien organique – entre la nature et la morale que s’efforce d’entretenir la Chari’a – voie qui nous rend à nous-même – « toute justice, miséricorde et bien », selon l’expression d’Ibn Qayyim (14ème siècle) dont je citais quelques propos dernièrement [3], en ces mêmes colonnes. L’idée fondamentale en islam est que la Création Divine est parfaite. Si nous obéissions toujours à notre naturel, si nous ne nous étions pas laissé leurrer par les mirages de notre conscience séparée, notre histoire n’aurait jamais eu besoin d’interventions divines [4] pour nous rappeler à nous-mêmes.
Comment accorder nos violons ? J’ai souligné, dans une série publiée fin 2012 [5], la différence de devoirs et, partant, de droits qu’implique la distinction entre musulmans et non-musulmans, au sein d’une cité réglée par l’islam. C’est en s’obligeant à ces mêmes devoirs qu’établi dans une cité qui ne l’est pas, y faisant souche, un musulman milite à y faire entendre la Mesure divine. Il est cependant tenu, dans la conquête de ses droits citoyens, d’en respecter les modalités et versions locales. La considération du Droit coutumier (‘urf al balad) est une dimension importante des fondements juridiques (oussoul) islamiques. « Chante comme les oiseaux de la forêt où tu pénètres », aurait dit Mohammed (PBL). Un conseil de sagesse qui n’oblige personne à entrer dans une forêt dont le chant des oiseaux lui déplaît. Mais qui n’autorise pas non plus les oiseaux à assaillir l’étranger dur d’oreille.
D’autant moins que le respect de ce Droit « coutumier » – coutumier du point de vue musulman, bien sûr : il est qualifié de « positif » par les non-musulmans – peut sembler contrevenir, en tel ou tel point, à une injonction formelle du Saint Coran. Un examen lucide et approfondi de cet apparent désaccord s’impose alors. Qui est habilité à le mener ? D’une part, l’État local, c’est évident. Mais du côté des musulmans ? Dans un pays comme la France où sont représentées quasiment toutes les partitions de l’islam, souvent elles-mêmes fragmentées par leurs différentes origines nationales et/ou ethniques, c’est d’autant plus la bouteille à l’encre qu’en dehors du chiisme minoritaire, il n’existe pas de direction centralisée qui puisse emporter une adhésion assez généralisée pour apparaître pacte collectif. Car, du point de vue de l’islam, c’est bien un pacte explicite – en langage laïc, un contrat – qu’il s’agit d’établir.
On ne peut pas dire que Ghaleb Bencheikh, le musulman en charge de vernisser le prétendu débat, se soit beaucoup foulé pour faire entendre cette dimension et ces nuances, dans ses réponses aux deux seules questions (sur sept) où son avis est rapporté. En quoi « prier pour la République […], aimer sa patrie d'une marque de foi […] » permettrait-il d’« entreprendre le travail de refondation de la pensée théologique » musulmane que son frère Soheïb, l’ancien et controversé mufti de Marseille, ne cesse d’appeler de ses vœux ? Le français de très vieille famille que je suis – a fortiori le fils d’immigré maghrébin ou turc – s’interroge.
C’est probablement en intérieur fort douillet, entre la poire et le fromage, que les deux frères refondent leur pensée théologique. Au ras des banlieues, on s’attache plus prosaïquement à une relecture de ses fondements, au constat de la dénaturation galopante des rapports humains sous l’égide de règles et (dé)règlements largement inféodés aux nécessités de la chose marchande. Les « idioties sur les effets alimentaires ou vestimentaires » racontent moins une « religiosité crétinisante […] opérée de manière comptable sur le licite ou l'illicite, pour rentrer au Paradis et éviter de périr par le feu de l'Enfer » qu’un espoir à reconstruire une ordonnance équilibrée entre Nature et Morale.
À cet égard, significative l’épopée de Mélanie, l’ex-Diam’s du rap français. Elle nous indique où se situe, de fait, le lieu du débat à mener : au plus près du quotidien des gens. Pas vraiment, d’ailleurs, à mener ; plutôt à accompagner, y participer : il est déjà en cours. C’est tout le mérite de Guylain Chevrier, le troisième larron du débat-postiche, laïc convaincu, pour ne pas dire laïciste, d’avoir compris qu’avec l’islam, la France a « affaire à une religion en mouvement ». Une lucidité largement suffisante pour que nous lui consacrions un moment.
Laïcité, quand tu nous tiens…
Guylain Chevrier ne veut plus voir, dans la sphère publique, de toilettes hommes distinctes de celles des femmes. Cette haine de la discrimination, un tout aussi gros mot, à son oreille, que son alter ego, le communautarisme, il la doit à sa passion pour l’égalité. L’uniformité ? Non pas : quoiqu’il s’inquiète des « manifestations vestimentaires, [hijab et niqab surtout, on le comprend bien, inutile de nous faire un dessin…, ndr], qui ont rompu avec la neutralité de notre société sécularisée », il nous exhorte à ne jamais oublier que « la France est une terre d’accueil et d’intégration, de tolérance des différences ». Évidemment, il y a un monde entre tolérer les différences et les exalter. Mais qui perçoit encore, en celui si bas, si ras des pâquerettes, de notre société numérisée, les sommets du « Je vous ai créés en peuples et nations différentes pour que vous vous portiez mutuellement connaissance » [6] ?
Un tel égalitarisme ne peut se résoudre à quelque autre phobie que la sienne. Aussi l’homme est-il un ardent défenseur de la mixité sociale et culturelle, « […] valeur capitale de notre république égalitaire qui ne survivrait pas à une séparation selon les différences ». Une position qui le place donc résolument à distance des exclusions identitaires bleu-marine. Mais, pour réaliser cette mixité, il faut commencer par la promouvoir. Aussi et quoique bien placée au hit-parade des valeurs républicaines ardemment défendues par notre historien – citée quatre fois dans son discours, contre trois à la liberté, et… zéro à la fraternité – l’égalité cède-t-elle le leadership lexical à ce qui lui en semble le moteur incontournable : la laïcité, sept fois nominée.
« La laïcité qui assure la liberté de conscience de tous les citoyens », nous enseigne-t-il, « culmine, dans la protection des différences, à porter au-dessus de toutes le bien commun, assurant ainsi qu’aucune d’entre elles ne prenne le pouvoir sur les autres ». Sibylline proposition qui situe, aussi finement qu’exactement, la dérive de l’actuelle république française. Non pas, bien évidemment, que l’idée de placer le bien commun au-dessus de toutes les différences soit une errance. Mais qui ou quoi le définit ? Le débat républicain où s’exprimeraient librement toutes les différences ? Qui tient alors et où se situe ce pouvoir dont la laïcité – de qui, de quoi ? – assurerait qu’aucune de ces différences ne puisse s’emparer ?
Les quatre premières républiques françaises s’efforcèrent de cadrer ces questions, en précisant, peu à peu et formellement avec la loi de 1905 consacrant la séparation de l’Église et de l’État, le lieu de cette laïcité protectrice d’un débat républicain ouvert à tous. Ainsi se construisait un système où l’espace public se distinguait en un forum citoyen riche de tous les points de vue, jusqu’aux convictions les plus partiales, dans la plus grande liberté d’expression possible, d’une part, et, d’autre part, un État rigoureusement impartial, tenu par la laïcité à une réserve d’expression lui permettant d’assurer, tout-à-la-fois, l’égalité des droits de tous les citoyens et l’intégrité des personnes – tant physiques que morales – engagées dans le passionnant débat du forum. Deux notions capitales sur lequel il nous faudra longuement revenir.
J’ai résumé ce potentiel de la dialectique républicaine française dans un autre dossier [7] : « fermement laïc, l’État doit assumer toute la rigueur de l’impartialité, afin que la Société civile puisse à l’inverse assurer, formidablement plurielle, toute la diversité des partialités ». Mais le 4 Octobre 1958, l’article 1er du préambule à la Constitution de la Vème République introduisait une dimension qui allait, d’abord insensiblement mais bientôt très concrètement, flouer ce potentiel, en appauvrir la dynamique : « La France est une république [8] indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Signe des temps, le vocable « chrétien » disparaît alors du vocabulaire des partis politiques soucieux d’accéder à la magistrature suprême. Une éclipse de quelque quatre décennies [9] qui va voir ce reflux (refus ?) d’expression de la pensée politique ouvertement chrétienne coïncider avec l’apparition de celle, infiniment plus étrange, des musulmans.
Alimentées par un contentieux méditerranéen pluriséculaire, plus récemment colonial [10], des frayeurs et des incompréhensions envahissent le débat public. La situation est d’autant plus complexe qu’elle chevauche une fracture sociale héritée du traitement trop longtemps approximatif de l’immigration en provenance des espaces naguère colonisés, très largement islamisés et maintenus, tout au long du 20ème siècle, à la périphérie de l’économie-Monde [11]. Historien issu du milieu ouvrier, Guylain Chevrier entend bien le poids des inégalités sociales et territoriales dans la progression des communautarismes et en quoi les unes et l’autre portent préjudice au vivre-ensemble. Mais ses positions doctrinales l’empêchent de percevoir en quoi la laïcisation de tout l’espace public, en dehors du strict cadre de l’État, porte à ce vivre-ensemble – plus précisément, à la vitalité du bien commun – un coup fatal.
Sur la trentaine de références sémantiques relatives au sujet du « débat », Guylain n’évoque qu’une dizaine de fois les humains qui en sont les acteurs. Or c’est bien les musulmans et non l’islam qui formaient la question – et la réponse – du sondage à la base de son interview. Peut-être nous objecterait-il que c’était précisément l’objectif du site Internet qui sollicitait ses commentaires que de gommer la dimension humaine dudit sondage. Nous lui répondrions simplement qu’il s’y est fort complaisamment prêté. Et pour cause : l’islamophobie, ce sont essentiellement des gens qui la subissent et c’est évidemment gênant, pour un républicain convaincu, d’en ramener la réalité à cette humaine essentialité. Il s’emploie donc à la zapper, pour la réduire quasiment à des dommages collatéraux d’un conflit systémique : « Il y a, pour toute nouvelle religion », n’hésite-t-il ainsi pas à énoncer, « un chemin à accomplir, pour embrasser les institutions républicaines et trouver sa place ». Mais mesure-t-il la montagne des quatorze siècles, si diversement vécus sur trois continents, qu’il appelle à s’insérer dans les quelques décennies de la très hexagonale Vème République [12] ?
Sans doute serait-il plus simple et réaliste de parler avec les gens. Car d’un point de vue non-religieux, cela signifie par exemple quoi, porter un voile en public ? C’est l’expression d’un rapport de l’intime à ce qui ne l’est pas, tout comme a contrario l’exhibition d’un décolleté plongeant ou le port d’une mini-jupe. Les secondes entretiendraient-elles « la neutralité de notre société sécularisée » alors que la première s’en démarquerait ? Et quand bien même cela serait – je laisse aux lecteurs et lectrices le soin de peser le contenu idéologique de cet amalgame – la liberté d’expression en France serait-elle donc désormais astreinte à cette fameuse « neutralité » ? De quoi donc alors le débat républicain serait-il encore porteur ? Serait-ce à la téléréalité que reviendrait le soin d’éduquer le bien commun ? À moins que celui-ci n’ait été, une bonne fois pour toutes, codifié, garrotté, numérisé, dans une convention entre grands de ce monde, le meilleur de tous probablement, pour le plus neutre bonheur possible d’une majorité aplatie…
Écartons la restriction moraliste, voire pudibonde, où l’exemple du voile semblerait enfermer mon discours. S’il est bien question de morale, c’est beaucoup plus largement de l’action humaine soumise au devoir, dans la quête du bien, dont je me fais le chantre. Je crois en définitive que les trois compères invités au vrai faux-débat d’Atlantico participent, également ou variablement, à ce chant probablement spécifique de l’humain. Aucun de nous n’a cependant plus de droits que Mélanie, l’ex-Diams pacifiée par sa foi, ou Abdallah, l’imam à peine francophone de la petite mosquée souterraine [13] de Vaulx-en-Velin que je fréquentais au début des années 2000, à définir le ton, le rythme et la clé de partition de cette musique. Mais elle n’est pas pour autant condamnée à la cacophonie. Il existe de sérieuses pistes pour nous entendre.
Entre perfectibilité de l’humain et respect de
la personne
À première vue, les revendications de visibilité des musulmans dans l’espace public français semblent s’attaquer au projet politique des Lumières qui visait à la perfectibilité de l’humain, en « arrachant les hommes de l’hétéronomie du monde religieux » [14]. En apparence évidente, cette interprétation assenée à longueur de champs et d’ondes repose pourtant sur deux allégations discutables : en un, l’islam serait totalement réfractaire à l’idée de perfectibilité de l’humain ; en deux, c’est encore le projet des Lumières qui guiderait la société contemporaine française ; plus généralement, occidentale. Attachons-nous d’abord à cette seconde question : elle ouvre des perspectives qui nous permettront d’aborder la première et, partant, celle de l’intégration des musulmans français dans le débat républicain.
Au 17ème siècle, la révolution scientifique occidentale découvre l’inouï : l’Univers n’est pas un monde clos, figé sur une cosmologie [15]. Quelque chose se brise entre les faits et les valeurs. Désormais, ce sont les premiers qui sont appelés à commander les secondes. Trois siècles durant, la maîtrise sur les faits – autrement dit, la rationalisation scientifique et instrumentale – va osciller entre la quête d’une convention collective qui surgirait de l'affirmation sans contrainte des individus et l’assénement d’un pouvoir absolu, seul capable de définir un bien commun à nos égoïsmes. Dans ce débat parfois odieux – comme en témoignent tant de révolutions et de totalitarismes sanglants – c’est en définitive la production et la consommation d’objets méthodiquement pensés et construits qui finissent par s’imposer en médiation sociale universelle. Piètres passerelles…
En cet univers objectivé qui tend à émanciper l’homme de tout déterminisme naturel, « la volonté populaire et souveraine est peu à peu redéfinie en termes biologiques, chosifiée dans la population, où priment les idées de corps social, de tout organique qu’on peut maîtriser rationnellement », pour culminer dans le modèle cybernétique : numéroté, formulé en un corps objectivement quantifiable, chacun se retrouve « réduit à une somme d’informations, à un programme qu’on peut déchiffrer, déconstruire pour le modifier, le refaçonner, telle une machine », dans un souci de rentabilité optimale. « Nous avons modifiés si profondément notre environnement », écrivait au milieu du siècle dernier Norbert Wiener [16], « que nous devons nous modifier nous-mêmes ». Que reste-t-il alors de la perfectibilité humaniste et de l’idéal d’autonomie politique des Lumières, dans cette boulimie d’« adaptabilité technoscientifique de l’être humain » ?
C’est précisément sous cet éclairage qu’il convient d’examiner les clameurs laïcistes en faveur de la neutralisation de l’espace public. Les tenues et comportements un tant soit peu excentriques que ces scrupuleux défenseurs de l’égalité y admettent, tolèrent ; s’amusent même, parfois ; oscillent entre hyper-individualisme et contestation politique variablement structurée, sans jamais, en tout cas, rien révéler quoi que ce soit de réellement « personnel ». C’est-à-dire de « ce qui, en chacun de nous, ne peut être traité comme un objet » [17]. Or c’est non seulement ce qu’exprime, en silence, la femme voilée – je parle de celle qui en fait le choix et c’est en France le cas général – mais cette distanciation est, de surcroît, intégrée à un projet social cohérent, fort de quatorze siècles d’existence.
Ce ne sera donc que très exceptionnellement que la personne croisée sous son voile, à Paris ou Trifouillis-les-Oies, sera une afghane anonyme, écrasée sous le poids de coutumes archaïques, figées par une certaine lecture du religieux. À l’ordinaire désormais, il s’agit d’une citoyenne française, née en France au 20ème ou 21ème siècle, plus à l’instar, d’ailleurs, de Mélanie Georgiades [18] que de Fatiha Ajbli [19]. Sa démarche ne relève pas d’une quelconque vision chrétienne, passéiste ou moderniste, qui serait directement inscriptible dans le discours des Lumières. Son recentrage sur l’islam repose sur la certitude, sinon la foi, de procéder d’une transcendance incommensurable, lui donne à se vivre autre chose, autrement qu’un corps, qu’un numéro INSEE, un objet. Aujourd’hui. En s’abreuvant à d’antiques sources, exogènes certes, mais totalement présente à son lieu et son temps.
La reconnaissance lucide d’un tel positionnement recentre le débat non plus sur l’égalité mais sur la personne. Sa dignité, le respect de son intégrité, sa liberté, son champ d’expression. On aura tôt fait d’entendre que cette racine de la citoyenneté ne vit qu’en ce qu’elle émerge, avec la parole – plus extensivement, la moindre relation – dans l’espace et le temps. Sera-t-il plus difficile d’admettre que la notion est gigogne ? De l’indivis d’un corps humain à celui de l’Humanité, pour n’en rester qu’à des dimensions rationnelles, la personne accède à divers états de conscience qui la transportent continuellement du privé au public, du physique au moral, et vice-versa, dans toute une diversité d’enveloppes où les notions de communauté et de parti ont à faire place. Ces évidences ont des conséquences pratiques.
Notamment dans l’ordre de priorité et la formalité de ces emboîtements. Une nouvelle fois, la dialectique entre autonomie et hétéronomie se pose. Des codes ont à s’établir – certains d’apprentissage, d’autres de débat – et c’est de l’ampleur des consensus autour d’eux que s’élabore le mouvement du bien commun. La perception de celui-ci diffère selon les personnes – individus, familles, communautés de convictions ou d’intérêts, etc. – et si toutes doivent avoir lieux et temps pour témoigner de leur point de vue variablement partial, y produire un dynamisme susceptible de participer à l’œuvre commune, une seule est nécessairement tenue à la plus totale possible impartialité : l’État. Car il a, lui, ces tâches indispensables d’arbitrer le débat, d’en gérer et d’en archiver les conclusions. À la limite, c’est la seule personne à s’imposer de n’avoir aucune opinion personnelle.
Très variablement relative dans les systèmes politiques autocratiques, la réalité de cette proposition prend singulièrement corps en république où la notion de débat est capitale. Ce faisant, oligarchie ou démocratie ? S’il est clair que la consultation (shûra) en terres d’islam s’est plus souvent organisée, au cours des quatorze siècles de son histoire, en groupes réduits de personnes, elle n’en est non moins effective, d’autant plus que le Saint Coran en commande l’exercice, tant au chef de l’État qu’au citoyen lambda [20]. De fait, ni la Révélation coranique ni Son prophète (PBL) ne se sont avancés à définir un type spécifique d’organisation politique. C’est déjà dire qu’il y a à débattre, des efforts à fournir, tant en la compréhension des textes que celle des contextes, leur harmonisation, en vue toujours d’une élévation du bien-être de chacun et de tous ; bref, une perfectibilité, sinon de la personne en général – laissons au vestiaire les controverses interminables sur le tandem liberté-détermination – du moins du bien commun.
Il y a donc place en islam pour la res publicae (la chose publique) et pour la démokratia (le pouvoir du peuple). N’y aurait-il pas place, en la Vème République française, pour l’islam ; plus exactement, dans le fil de mon propos, pour les différentes personnes musulmanes impliquées dans la vie de l’Hexagone, sa nation, son devenir ? Place, dis-je bien : c’est-à-dire, espace et temps concrets, visibles, garantis, à défaut d’être soutenus. Nous revoilà désormais à l’approche du centre de notre discussion. Il s’y presse une foultitude de questions simples. Une femme voilée peut-elle apparaître sur une chaîne publique française de télévision ? Les usagers d’un service public français sont-ils tenus à une obligation laïque de réserve ? Celle de l’État français le contraint-elle à refuser ses services à une personne affichant clairement une opinion politique, philosophique ou religieuse ? Ne l’obligerait-elle pas plutôt à repérer les limites de ses services et faire appel au-delà, par contrats précis, au concours de telle ou telle organisation de la Société civile adaptée à la demande de cette personne ?
Mais toutes ces questions qui tendent toutes, en fin de compte, à replacer la laïcité dans sa fonction de stricte neutralisation de l’État – et non pas du débat républicain, encore moins de la société française [21] dans son ensemble – n’ont de sens qu’entre gens d’accord sur l’essentiel. Et ce préalable se résume en une seule question : de quel essentiel convenir entre un croyant et un athée ? Vivre en France – plus généralement, ailleurs qu’en terres d’islam – y séjourner temporairement ; a fortiori, s’en revendiquer citoyen ; revient à avoir répondu personnellement à cette interrogation, au-delà de la prétendument irréductible incompatibilité entre l’Islam et l’Occident ; la France, en particulier. De toute évidence, ce n’est pas toujours le cas. Posons-nous la, musulman ou non, chacun en conscience.
Une société d’athées et de
croyants ?
C’est aux sources, chacun, de nos convictions intimes qu’il nous faut revenir pour mener à bien cette réflexion. Sans évidemment jamais perdre de vue son objet : la quête d’un consensus. En telle attitude, on aura alors tôt fait de percevoir tant les hiatus, plus ou moins conciliables, que la nécessité de circonscrire, le plus précisément possible, les risques de leurs inéluctables frictions. Mais de quels risques parlons-nous ? Aujourd’hui en France métropolitaine [22], à peine vingt pour cent de la population proclament une foi théiste engagée [23], quand un bon tiers ne se reconnaît dans aucune religion et un cinquième se déclare carrément athée. Si la tiédeur forme la quasi-majorité, voire un peu plus, l’existence de deux pôles forts de convictions sans ambages, apparemment opposées, signale la réalité de ces risques.
C’est dire ici tout ce qu’apporte à la prévention des conflits la laïcité de l’État dont chaque fonctionnaire, du président de la République au moindre technicien de surface, devrait accepter, par contrat [24], de laisser au vestiaire l’expression de ses convictions personnelles durant l’exercice de ses fonctions. Mais la qualité de citoyen français n’oblige pas à fonction publique. Pas plus que l’usage des services publics n’implique devoir de réserve. Dans l’un et l’autre cas, la seule condition, impérative, du vivre-ensemble réside dans le respect due à toute personne, à ses dignité, intégrité et liberté. Un vivre-ensemble dont la santé – celle-là même de la République – se mesure à l’ampleur du champ d’expression des convictions de chaque citoyen. Et certes : user du concept de laïcité pour restreindre ce champ, alors que le principe du respect de la personne n’a pas été bafoué, c’est inverser le sens de la laïcité et de surcroît bafouer soi-même ledit principe. Il faut se rendre à l’évidence : un certain nombre de décisions administratives [25], depuis le début de ce siècle, ont abondé en ces égarements. Faudrait-il en conclure que le bloc athée se serait à ce point imposé dans les rouages de l’État – sinon acquis suffisamment d’alliances « objectives » – pour y imposer des décisions plus laïcistes que laïques ?
Ainsi formulée, la question pressent toute une complexité d’intérêts variablement convergents. Affiche égalitariste et pratique élitiste s’y côtoient depuis au moins la Révolution française ; assez aima-blement, semble-t-il, entre judaïsme et franc-maçonnerie, plus chaotiquement en ce qui concerne la sphère chrétienne, surtout catholique – ce ne fut pas simple, pour la Papauté et celles de ses ouailles nanties, de négocier la perte de leur leadership – tandis que s’élabore, sous le couvert de l’amélioration des « performances » humaines – la fameuse perfectibilité de l’homme de Jean-Jacques Rousseau – une progressive fusion de l’humain et du machinal. Axée sur la rentabilité, la résultante de ces intérêts divers, entretenue par les forces d’argent et bien évidemment à leur service prioritaire, renforce en définitive l’aliénation des masses. C’est précisément ici que le libertaire hédoniste, l’humaniste généreux et le religieux respectueux de l’Œuvre divine ont à se (re)découvrir une communauté de vue : le droit du vivant et la responsabilité de l’homme à son égard.
Les enjeux du siècle n’apparaissent ainsi plus du domaine idéologique mais bien plutôt de celui de la gestion des limites et, partant, des risques. Trop souvent pensées en contradiction, deux stratégies vitales – contraction, expansion –ont à préciser leur espace-temps, non seulement, respectif mais, aussi, commun. En agriculture, la réduction mécaniste des sols à la simple fonction de support a conduit, via la fertilisation artificielle à outrance, la monoculture et l’usage intensif des pesticides et herbicides de synthèse, aux Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) dont personne n’est en mesure d’évaluer, au-delà des contraintes socioprofessionnelles qu’ils imposent [26], les conséquences sur le biotope. Dans une vision holistique, c’est la diversité du vivant, à leur surface et dans leurs entrailles, qui fonde non seulement la richesse des sols mais aussi leurs équilibres. Seule une attitude analogue est de nature à conduire une république aussi bariolée et engagée dans la modernité que peut l’être la française. À ceci près qu’en l’état de dénaturation et de diversification morale de cette modernité, il est impératif d’y entretenir un corps arbitral tout aussi neutre que les services à rendre à tous les citoyens, sans exclure la possibilité d’en fournir, à la demande, de plus spécifiques.
Nous voici donc revenus à notre proposition liminaire : fermement laïc, l’État doit assumer toute la rigueur de l’impartialité, afin que la Société civile puisse à l’inverse assurer, formidablement plurielle, toute la diversité des partialités. Mais avec des perspectives toutes nouvelles, j’espère les avoir suffisamment suggérées, pour examiner plus sereinement les exigences de visibilité des musulmans et de leurs contraintes sociales spécifiques, dans l’espace public français. Concéder, quelques heures par semaine, l’usage de la piscine municipale à une association organisant des cours de natation selon le genre, ou faire appel à une autre, pour délivrer aux écoliers concernés un enseignement religieux adapté aux conditions nationales, ou, encore, inviter une troisième à donner son point de vue partisan sur tel ou tel fait de société, enrichissent très variablement, certes, le débat citoyen. Mais cela donne, en tous les cas, de la consistance, de l’espace et du temps, à la reconnaissance de différences réellement présentes dans le corps social.
Une telle libération de l’espace public n’est envisageable en France sans un recentrage rigoureux de l’État sur la laïcité. Engageant explicitement, comme je l’ai suggéré tantôt, tous ses agents, à quelque niveau que ce soit, à un devoir de réserve religieuse, philosophique et politique, dans l’exercice de ses fonctions [27]; tenant compte, dans l’organisation de ses services, des nuances locales de sensibilité et de peuplement de leurs usagers ; définissant formellement un tronc commun d’enseignement pour tous les élèves de ses établissements publics, incluant un entraînement régulier au débat des points de vue, au respect d’autrui et à la réflexion sur le sens et la valeur de la personne : recourant pour traiter les demandes hors cadre, comme, par exemple, l’instruction religieuse ou les repas de substitution, à des organisations de la Société civile en contrat précis avec les familles et l’État ; en bref, se comportant en réel serviteur de la vie et du débat citoyen.
La diversité, prévention
des risques
Une telle stratégie implique pour sa
moindre application pratique un réajustement des rapports entre les trois
grands ensembles de l’organisation républicaine : le Privé, l’État et la
Société civile. Dans un grand nombre de situations problématiques – notamment
celles flouant la laïcité de l’État ou les besoins spécifiques de telle ou
telle fraction du public – c’est dans la conjugaison de ces trois forces que se
nouent les meilleures solutions. Ils entretiennent, de fait, des zones d’échange qui sont autant de
sous-espaces-temps transitionnels : secteur privé-État, État-Société
civile, Société civile-secteur privé et, enfin, les trois réunis. Ce dernier
nous intéresse présentement en ce que s’y situent le cœur du débat républicain
et, partant, l’intégration des différences. On admettra – c’est une discussion
à développer : prochainement, incha Allahou – que le meilleur avenir de
l’un et l’autre, dans le sens du bien commun, repose sur l’égale vitalité de
ces trois pôles, assurant l’équilibre de leur trépied. Or c’est rarement – pour
ne pas dire jamais – le cas.
La Société civile – plus exactement, celle à buts non-lucratifs – connaît d’autant plus réelles difficultés à peser dans la balance qu’elle ne dispose pas toujours de ressources assez conséquentes et pérennes pour donner, aux personnes morales qui la constituent, une suffisante densité dans la conduite de leurs objectifs. On fait alors appel à des financements étrangers, au détriment parfois de l’intégration nationale, ou à des subventions de l’État, au prix de diverses entorses à sa laïcité. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’érection et/ou l’entretien des lieux de culte. On pourrait cependant recourir, notamment en ce cas, à un système qui a fait ses preuves ailleurs.
L’érection d’un lieu de culte spécifique – religieux ou autre [28] – publie l’existence d’un certain besoin au sein de la nation. C’est donc qu’il y est question de patrimoine national [29]. L’idée de base consiste à ce que l’État s’en affirme et en demeure, ad vitam aeternam, par acte notarié, le propriétaire inamovible du foncier, tandis que les ajouts éventuels à celui-ci – par exemple, des constructions élevés grâce à des financements tiers, éventuellement étrangers – suivent systématiquement le statut du fonds. La gestion de ce patrimoine est confiée à l’association nécessiteuse du besoin, sous couvert d’un conseil d’administration regroupant l’État, propriétaire du foncier, le ou les bailleurs de ces équipements – à défaut, leur(s) représentant(s) – et l’association bénéficiaire [30].
Pour assurer la pérennité de cette gestion, il peut être nécessaire de fonder, parallèlement et sur le même principe, une entreprise à buts lucratifs dont les revenus nets – plus exactement, la rémunération du capital – seront entièrement dédiés à cette tâche, suivant statuts dûment enregistrés. On voit ainsi qu’avec un minimum d’organisation, l’établissement d’un lieu de culte peut se révéler non seulement enrichissement à moindre frais du patrimoine national mais aussi motif d’emplois sans relation obligée avec ledit culte. Une telle proposition est d’ailleurs extensible à tout autre besoin civil à buts non-lucratifs, ainsi que je l’ai exposé à maintes reprises [31].
Tout aussi épineux, le second exemple relève plus des besoins de temps que d’espace. De nombreux jeunes se retrouvent contraints, par la faiblesse des revenus de leurs parents, à un enseignement au berceau même de la laïcité de l’État français. S’il s’agissait de ne former que de futurs fonctionnaires de celui-ci, le déni de leurs revendications religieuses [32] serait plus qu’admissible. Mais le projet de l’Éducation nationale de l’Hexagone se revendique tout autrement universel et je veux croire que la grande majorité de ses enseignants porte haut l’idée de l’autonomie coopérative, permettant à chacun de valoriser ses différences individuelles, familiales et communautaires, pour le meilleur de tous.
Il n’en demeure pas moins qu’en France,
c’est bien l’État laïc qui est en charge de l’Éducation nationale. Cela
implique des bornes. Exclusives ? La question se pose assez peu dans la
conduite des disciplines scientifiques [33]. Elle est plus sensible en
ce qui concerne les sciences humaines, notamment l’Histoire, particulièrement
celle des religions ; parfois aussi les activités sportives et même
alimentaires (menus de cantine). Certes il faudra attendre sans doute assez
longtemps avant de voir, par exemple, rétablie une plus
juste perception des
exactions carolingiennes dans
le Sud de la France, si souvent imputées aux troupes musulmanes, alors
que la symbiose méditerranéo-arabe, en Afrique du Nord, Espagne, Sicile, Italie
du Sud… rouvrait la voie de la Civilisation à un Occident sous- développé à
l’époque ; ou lucidement pesées les variations de l’alliance, de François
Ier à Charles X – plus de trois siècles ! – de l’État français
avec les Ottomans ; ou, encore, le poids des colonialismes, notamment
anglo-français, dans la dégradation au 20ème siècle de la situation
des minorités religieuses en terres d’islam : cela suppose bien des débats
et autres préparations du public occidental, imbibé, pour ne pas dire inhibé,
depuis des lustres, par une vision beaucoup moins « neutralisée » des
faits.
Mais il faut, beaucoup plus vite et sans forcément revenir sur la fameuse interdiction des « signes ostentatoires de religion » à l’école [34], reconnaître le besoin de certaines familles à voir leurs enfants instruits dans leur religion et respectueux de ses préceptes. À défaut de dégager du temps extrascolaire à ces fins, c’est avec les organismes appropriés de la Société civile qu’un chef d’établissement d’enseignement public conviendra de contractualiser ces activités que ne peuvent assumer les fonctionnaires de l’État. Il aura désormais souvent l’embarras du choix. Nombre d’associations musulmanes françaises ont en effet entrepris un travail de relecture des fondements scripturaires de leur foi, avec ce souci, beaucoup plus simple qu’il n’y paraît, de la vivre pleinement, ici et maintenant. Elles sont souvent déjà inscrites dans le dialogue inter-religieux et/ou municipal ; y viendront, sinon, tôt ou tard : la lecture française de l’islam est en route. Soutenue par une foultitude d’accords localisés, finement négociés autour de situations précises, impliquant des personnes physiques et morales clairement identifiées, elle fera apparaître sur le sol français tout un éventail de fatwas variablement inscriptibles dans les différentes écoles de droit islamique, pratiquement toutes représentées dans l’Hexagone.
S’il existe très peu de différences d’une école juridique à une autre en questions cultuelles (ibâdat), le domaine des affaires sociales (mu’âmalat) est beaucoup plus sensible aux variations des temps et des lieux. Une sensibilité au demeurant contrainte par l’environnement politique. Chaque fois qu’une société musulmane s’est retrouvée sous domination non-musulmane, elle s’est efforcée de restreindre sa capacité d’adaptation, par crainte de l’assimilation. Les Mongols s’y cassèrent les dents en Mésopotamie, avant de se décider à adopter, tardivement, la religion de leurs administrés. À l’inverse, chaque fois que des musulmans se sont retrouvés en position assurée de domination sur des populations non-musulmanes, ils se sont ingéniés à intégrer le plus possible de règles locales, jusqu’à même développer un droit parallèle au droit musulman. Les précédents des Ottomans, héritiers de l’empire Byzantin, et des Moghols en Inde sont à cet égard singulièrement significatifs.
Mais il y a également beaucoup à
apprendre des situations où la question de la domination politique est apparue
secondaire, tant le vivre-ensemble s’est imposé, dès le départ et/ou sans
heurts excessifs, en réalité sociale quotidienne. De nombreux exemples, des
îles sud-orientales de la planète à l’Afrique de l’Ouest, émaillent cette quête
d’une palette d’arrangements symbiotiques, en dépit d’épisodiques convulsions.
Quelle que soit la force des conjonctures et des intérêts politico-financiers
qui anime les excitations contemporaines, il y a donc bien plus à parier sur ce
fond d’arrangements à l’amiable, si banal et récurrent dans l’histoire de l’Islam.
Serait-il tant singulier que la France, rendant à son État le plein et strict
sens de sa laïcité, se retrouve à l’avant-garde de cette amabilité retrouvée
des musulmans ?
[1] Première
publication, in « Le Calame », été 2015.
[2] atlantico.fr/decryptage/pourquoi-france-vrai-probleme-avec-islam-mais-pourquoi-francais-eux-en-ont-pas-remi-brague-guylain-chevrier-ghaleb-bencheikh-
2175632.html
[3] Conjuguer le passé au présent, « Le Calame » N°979, du 20/05/2015.
[4] Interventions
au demeurant mesurées : « Dieu a prescrit des devoirs », soulignait
ainsi le prophète Mohammed (PBL), « ne les négligez pas. Il a institué des
limites, ne les outrepassez pas. Il a prohibé certaines choses, ne les
transgressez pas. Il s’est tu au sujet de beaucoup d’autres, par bonté envers
vous – non par oubli – ne cherchez pas à les connaître ». La base de la vie
sociale dans la cité musulmane est bel et bien la liberté. Tout ce qui n’est
pas expressément interdit est permis et cette latitude est précisément ce qui
permet aux musulmans de négocier variable modus vivendi avec les non-musulmans.
On y reviendra, notamment au chapitre Citoyenneté
en terres d’islam.
[5] Voir, plus
loin, le même chapitre Citoyenneté en
terres d’islam.
[6] Saint Coran, 49 – 13.
[7] Voir, plus loin, Citoyenneté en islam.
[8] Une prémisse déjà discutable : la République n’est pas la France mais seulement son régime politique actuel…
[9] C’est en 2009 que Christine Boutin fonde le Parti Chrétien Démocrate (PCD).
[10] Dont la perception populaire reste très déformée par une présentation historique tronquée, voire carrément falsifiée parfois. Voir notamment mon ouvrage Gens du Livre […] qui tend à rétablir une vision plus équilibrée des relations islamo-européennes dans l’Histoire.
[11] Voir notamment Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : XVe-XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1967, et les concepts de « système-Monde » (Immanuel Wallerstein) et de « dépendance systémique » (Samir Amin, Giovanni Arrighi, etc.) qui en sont issus.
[12] Certes héritière de deux siècles de tâtonnements expérimentaux qui devraient lui donner une notable avance dans la capacité à se remettre en cause… Une expertise que nombre de musulmans seraient à même d’apprécier… s’ils étaient réellement admis au débat et non pas seulement contraints de s’y soumettre.
[13] Un enfouissement dicté par les « contraintes foncières » régulièrement invoquées, par les autorités municipales, pour justifier une marginalisation évidemment génératrice de marginalités…
[14] Citation tirée de l’article de Nicolas Le Dévédec (http://www.journaldumauss.net/?De-l-humanisme-au-post-humanisme). Rappelons qu’antonyme de l’autonomie, l’hétéronomie, c’est la loi imposée par autre que soi.
[15] Une réalité qui ne diminue en rien la valeur de cette cosmologie : elle la relativise, incitant à lui chercher un champ plus subtil de lecture et… de réflexion.
[16] Norbert Wiener (1894-1964) est un mathématicien américain, reconnu père fondateur de la cybernétique. Il est, notamment, l’auteur de La cybernétique : Information et régulation dans le vivant et la machine, Seuil, 2014, Paris, et de Cybernétique et société, Points, 2014, Paris.
[17] Heureuse formule d’Emmanuel Mounier, philosophe chrétien du siècle dernier et fondateur de la revue « Esprit », dans son ouvrage fondamental : Le personnalisme, PUF, Paris, 1949.
[18] L’ex-Diams du rap français. Son best-seller, Mélanie Georgiades, française et musulmane, constitue un des plus simples et directs témoignages de cette situation.
[19] Docteure en sociologie, avec Les Françaises musulmanes face à l'emploi : le cas des pratiquantes voilées dans la métropole lilloise, 2011, Paris, EHESS.
[20] Saint Coran 3-159 et 42-38.
[21] Est-il nécessaire de rappeler que la République n’est pas la France mais simplement son régime politique actuel ? De même, l’État français n’est pas la France mais son organisation publique multiséculaire. Enfin, l’existence et la permanence de l’État français, au travers de la Royauté, l’Empire napoléonien et les diverses républiques démontrent, s’il était besoin, que l’État, ce n’est pas non plus la République. Les concepts ne sont pas plus interchangeables que les principes qui génèrent chacun d’eux. À cet égard, ériger la laïcité en principe fondamental de l’État de droit, c’est faire tout de même bien peu cas de notre histoire royale et taxer singulièrement nos États voisins et amis qui n’ont pas eu le goût de suivre notre exemple. Quant à la nature de la France, c’est une nation, composite, diverse, en mouvement, dont chacun peut approfondir les racines, jusqu’à même, s’il en a le courage, le temps du non-État et l’espace des non-frontières…
[22] Ce n’est pas le cas partout. Le statut concordaire, en Alsace-Moselle, laisse un champ intéressant de discussion où les musulmans sont appelés à se situer ; y parviennent parfois. Outre-mer, où le religieux occupe une part beaucoup plus importante de la vie sociale, les cas particuliers abondent. Sur les îles Wallis et Futuna, l'enseignement primaire est ainsi totalement concédé, par l'État, au diocèse catholique local, dans le cadre d'une mission conventionnée de service public où l'État finance l'ensemble des charges liées à cet enseignement (enseignants et fonctionnement) ; en Guyane, la loi de 1905 ne s’applique pas et le clergé catholique (lui seul) est salarié par le Conseil général ; dans l’île de la Réunion, le catholicisme, très majoritaire (quelque 85 % de la population), mène largement la danse de la cohabitation de toute une diversité de religions où l’islam (3 % de la population) élève ses minarets et fait entendre à tous ses appels à la prière, sans déchaîner les hurlements laïcistes…
[23] Dans une proportion d’environ quatre non-musulmans, en grande majorité chrétiens, pour un musulman.
[24] On n’en est malheureusement pas là. Il n’existe, à ma connaissance, aucune clause contractuelle liant formellement le fonctionnaire français à son devoir de réserve religieuse, philosophique et politique, dans l’exercice de ses fonctions. Si les cas de militantisme religieux sont rares et sévèrement réprimés, il y aurait beaucoup à dire du laxisme en matières philosophiques et politiques, de l’enseignement de l’histoire à l’exercice des fonctions électives…
[25] L’interdiction des signes ostentatoires de religion dans les écoles publiques, bien sûr, mais, aussi, le refus de concéder des temps de piscine exclusivement réservés à l’un ou l’autre sexe ou, plus grave encore, celui de fournir des repas de substitution dans les cantines, on y reviendra plus loin.
[26] Avec, notamment, la brevetabilité imposée sur le vivant par les semenciers…
[27] Réserve relativisée, dans la pratique, par le caractère parfois électif de ces fonctions… Il existe donc des nuances entre celle du recruté, durablement redevable devant son supérieur hiérarchique, et celle de l’élu, engagé à beaucoup plus court terme devant ses électeurs, ordinairement partisans, eux.
[28] Sportif, musical voire gastronomique, si rarement gratuit…
[29] Dont l’ancienneté détermine, certes, la valeur mais qu’une seule génération suffit à établir.
[30] Voir, au-delà de sa présentation dans le présent ouvrage, Immobilisation pérenne de la propriété, acte d’économie solidaire, in « Le Calame » N°735 (Avril 2010) et, plus loin, Une mosquée dans la ville, quoi de neuf dans la cité ?
[31] Cf. LE WAQF […] LA MAURITANIE […], op. cité.
[32] Ou de leurs parents. On se souviendra ici qu’aux termes mêmes de la loi française, « Tout enfant a droit à une formation scolaire qui, complétant l'action de sa famille, concourt à son éducation »… Modus operandi, quand cette famille est musulmane, sikhe ou bouddhiste ?
[33] À cet égard, c’est dès l’école primaire qu’il convient de mettre les choses au clair : la science moderne, y compris en arithmétique (cf. Gödel et ses lois d’incomplétude) ne se définit plus en vrai et faux mais en degré de certitude, sinon de probabilité. C’est ainsi au regard de sa grande probabilité, en l’état actuel des découvertes, que la théorie de l’évolution des espèces tient aujourd’hui large pignon sur rue. On l’étudie donc à l’école laïque, sans dénier l’existence de théories, sinon contraires, du moins plus exhaustives mais encore plus contestées…
[34] Dont on pourrait simplement dire que l’affirmation identitaire n’est acceptable, dans une société ouverte, qu’associée au plein respect de l’Autre. Cette conscience du « ma liberté étend celle d’autrui à l’infini » (Bakounine) n’est pas innée. Elle s’apprend, s’éprouve, s’expérimente. Conquise sur soi-même et non pas sur autrui, l’affirmation identitaire ne gomme rien ni personne ; situe simplement et devient ainsi précision de langage. Divers incidents ont incité l’Etat français à croire qu’une telle conscience ne serait que rarement accessible avant l’âge adulte. Personnellement adepte du « c’est en forgeant qu’on devient forgeron », j’aurais préféré, à la facile et simpliste interdiction, une promotion accrue du débat, dès la maternelle, mais, bon, n’en faisons pas un fromage, d’autres chemins mènent à La Mecque…
OSMOSE [1]
Le mardi 22 Mars, au soir même des attentats de Bruxelles, Atlantico publiait [2] les commentaires croisés de trois de ses contributeurs, Alexandre del Valle, Philippe d'Iribarne et Guylain Chevrier. Dans un précédent dossier [3] relatif à un débat voisin, nous avons assez analysé la position du dernier pour n’y revenir cette fois qu’accessoirement. Intéressons-nous ici plutôt à celle des deux premiers.
Lorsqu’Alexandre del Valle répond à la question de ce qu’on peut apprendre des attentats en Belgique, il effleure, un instant, une réponse aussi centrale que globale à l’insécurité mondiale grandissante : « La mondialisation », dit-il, « ce n'est pas le mondialisme heureux mais la mise en concurrence et en contact de blocs géo-civilisationnels et géoéconomiques concurrents, voire ennemis ». Révélant, par là-même et s’il était encore besoin, que le choc des civilisations [4] est le moteur même de la mondialisation concoctée par les forces d’argent internationales, il aurait pu préciser : « plus géoéconomiques que géo-civilisationnels » ; et embrayer en conséquence sur ce que cela a signifié – disons depuis un bon demi-siècle, pour ne pas y amalgamer en vrac les précédents coloniaux [5] – de guerres développées directement ou indirectement par l’Occident, partout où ses intérêts économiques étaient (sont) en jeu, notamment dans les zones à fort potentiel énergétique. Du conflit palestinien au syrien, en passant par les guerres d’Algérie, Somalie, Afghanistan, Sud-Soudan, Tchad, Irak 1 et 2, Libye et consorts, les hydrocarbures ont terriblement traumatisé le quotidien d’au moins trois générations de gens.
À combien – non pas de centaines mais de millions – de morts, amputés, orphelins, veuves, familles détruites, économies lacérées, malheurs sur malheurs, injustices sur injustices, dégâts collatéraux sur dégâts collatéraux, innocents massacrés, femmes et enfants banalement, majoritairement, s’élève le bilan de ces douleurs, lointaines au public occidental mais si cruellement ressenties, sur place, ici ou là, quasiment chaque jour, depuis des décennies ? Et, extensivement, à l’intérieur du bloc géo-civilisationnel singulièrement touché par cette frénésie ? Le fait est que la géographie des hydrocarbures coïncide aussi étrangement que lourdement avec celle de l’Islam. Faut-il s’étonner que tant d’exaspérations moyen-orientales, maghrébines ou saharo-sahéliennes, outrées d’un tel systématisme, aient cru pouvoir interpréter ces conflits en guerres de religion ? Se soient ingéniées à relever préférentiellement, dans le Saint Coran, les exemples du Prophète (PBL) et de ses premiers compagnons (les fameux Salafs), tout ce qui leur permettrait d’habiller tant bien que mal leur volonté de mettre fin par tous les moyens à ces affres ? De lui donner ne serait-ce qu’un semblant d’universalité ?
Bien avant d’interroger le Livre sacré des musulmans, c’est donc le Système occidental, dans son ensemble, promoteur et maître apparent de la mondialisation, qu’Alexandre del Valle devrait soumettre à la question. Mais celui-ci fait partie de cette grosse majorité relative, dans les pays dits « développés », qui en profite encore assez suffisamment pour se croire démocratie, s’en faire promoteur, alors que les frustrations s’appesantissent de plus en plus visiblement au fur et à mesure qu’on s’éloigne des centres stratégiques du monde moderne. Il n’est évidemment pas fortuit que ce soient dans les banlieues critiques françaises ou belges qu’on voit surtout ces désillusions se cristalliser, à l’instar de ce qui se noue ailleurs dans le Trois-quarts-Monde. La fracture sociale y est même plus profonde. En ce que rien ou trop peu d’assez socialement éprouvé par les siècles n’y est disponible, pour orienter les tâtonnements assoiffés de transcendance ou, plus prosaïquement, de dignité.
La majeure partie du drame contemporain se joue dans cette carence de repères ; plus exactement de lectures éprouvées de repères inamovibles, dans un monde en perpétuel mouvement. À cet égard, une simple interversion d’adjectifs suffit à jeter le trouble, ouvrir la porte au terrorisme, en s’arc-boutant, par exemple, sur des lectures inamovibles de repères éprouvés. Vieux débat entre la lettre et l’esprit. Mais ce n’est certainement pas servir celui-ci que d’affirmer, comme le fait péremptoirement Alexandre del Valle, qu’« on ne peut pas combattre un terrorisme qui s'appuie sur une orthodoxie ». Non seulement tous les terrorismes, qu’ils soient d’État ou de groupuscules, athées ou croyants, s’appuient nécessairement sur une orthodoxie, théiste ou non, mais ce n’est pas en combattant une orthodoxie – c’est ce que sous-entend subtilement Alexandre del Valle – qu’on peut éradiquer le terrorisme qui s’y appuie. Tant que celui-ci n’est pas compris et soigné, dans son esprit, il trouvera, éternelle hydre de Lerne, toujours une orthodoxie où germer et croître. Les Marranes, dans l’exploitation des populations andines du Rio de Plata, les Conquistadores au Mexique, l’Armée Rouge, à Cronstadt, les anarchistes, à Paris, au début du 20ème siècle ; plus près de nous encore, les S.S., l’Irgoun, l’IRA irlandais, la bande à Baader ou les Brigades rouges ; avaient tous quelque orthodoxie en poche, à l’instar, notons-le bien, du moindre office armé institutionnel, même si l’on ne bénit plus toujours ni partout les canons.
De même qu’il existe des lectures apaisées des outils idéologiques occidentaux, chrétiens, marxistes ou autres – il ne manque pas de communications pour vulgariser celles-là, à commencer par l’école, tant laïque que catholique – les lectures apaisées des outils islamiques restent populaires et très largement majoritaires [6] parmi les musulmans, en dépit des difficultés accrues à les développer au sein de la modernité. Non seulement les conjonctures, comme on l’a dit tantôt, s’y opposent mais aussi les media dominants. L’exemple d’Atlantico est significatif. On ne compte plus les articles consacrés, par le site atlantiste si fortement soutenu par Yahoo, à tel ou tel aspect du « phénomène » islamique mais n’y ont droit de parole que ceux voués à présenter celui-ci toujours en problème, jamais en solution. On renforce ainsi l’impact des lectures bellicistes, voire « hégémoniques et totalitaires » d’extrémismes engraissés, eux, à grands renforts de pétrodollars en poupe d’un panarabisme revanchard.
Si tant est que « cette guerre terrible oppose, non pas l'Islam à l'Occident », comme l’affirme Alexandre del Valle, « mais bel et bien un islam apaisé ou réformable, de plus en plus […] discrédité comme " pro-occidental " ou " impie ", à un islam ultra-orthodoxe sunnite », dans quel camp se situent Atlantico et ses contributeurs ? À quand débats sur le sens de la paix et de la liberté, entre féministes résolument laïques et musulmanes volontairement voilées ? Tribunes ouvertes à des intellectuels engagés sans équivoque dans le vécu quotidien de la sacralité textuelle ? S’il est vraiment question de vivifier les lectures contextualisées des fondements civilisationnels – condition probablement impérative à l’apparition d’un vivre-ensemble universel réellement négocié, le fameux « mondialisme heureux » si apparemment chimérique aux yeux d’Huntington et consorts – il faut particulièrement promouvoir les plus respectueuses lectures de ces fondements. En faisant préférentiellement appel, sans peur ni reproche, à ceux qui les vivent.
La contiguïté, ciment des civilisations
C’est avec un relatif succès qu’Atlantico s’y emploie, en ce qui concerne
les sources de la civilisation moderne occidentale. Encore lui faudrait-il
approfondir la période précédant immédiatement son premier avatar – le système
vénitien fluctuant entre Constantinople et Alexandrie, avant Le Caire… – tandis
que s’initiait, sur terre, l’assimilation chrétienne des civilisations
cordouane et sicilienne. Il y (re)découvrirait la valeur de la contiguïté,
infiniment supérieure à celle de la compétition, dans la construction de la
Cité. Si l’on y parle de vivre-ensemble, c’est bien que la phagocytose n’en est
pas la règle, en dépit des apparentes vicissitudes de l’Histoire. Et ce choix
de vie implique une stratégie. Deux ensembles voisinent durablement, visent une dimension commune, à définir de conserve : un
espace-temps transitionnel est ainsi sommé d’apparaître.
Faudrait-il rappeler le rôle de l’osmose ? Équilibrer, entre deux milieux distincts et contigus, la concentration de leurs composants internes, sans affecter leur intégrité spécifique. C’est dire qu’ils ont tous deux un solvant commun et entretiennent une séparation juste assez poreuse pour n’autoriser que la migration de celui-ci. Parlant de sociétés humaines en quête d’une mondialité de plus en plus impérative, on trouve, ici et là, des agents œuvrant à l’identification précise des spécificités distinctives de leur milieu ; d’autres, à la reconnaissance mutuelle du fameux solvant ; d’autres encore, à l’exacte adéquation de la porosité interactive des espaces interstitiels ; quand le plus grand nombre s’abandonne, a contrario, au broyage industriel d’une soupe dénuée de tout relief mais si plaisante à la normalisation du marché. Nous en sommes là, plus que jamais, Alexandre del Valle. Où vous situez-vous ?
À soixante-dix-neuf ans, Philippe d’Iribarne cultive, quant à lui, un sens éprouvé des nuances. Marqué dans sa jeunesse par les luttes d’indépendance postcoloniale – trente ans donc avant qu’Alexandre del Valle n’ait à s’aiguiser les dents sur l’après-révolution iranienne et l’éveil politico-religieux des fils et filles d’immigrés musulmans de l’Hexagone – il semble avoir mesuré, en un demi-siècle d’études diverses que son CV incite à croire profondes, un tant soit peu de la variété des vécus de l’islam. Mais pas assez, tout de même, pour se débarrasser des clichés si vigoureusement assénés en Occident chrétien, des générations durant. « Le grand projet au cœur de l’islam », s’interroge-t-il donc, « est-il de transformer le Monde, en menant des guerres de conquête permettant de le soumettre, poursuivant ainsi le mouvement fondateur mené sous la houlette des premiers califes ? Ou, plutôt, de faire accéder les musulmans à une expérience spirituelle, telle celle que les soufis évoquent ? » Un tel propos floue, d’emblée et de diverses manières, la réflexion sur ledit projet.
Le premier pan de l’alternative fait tout d’abord bien peu cas de la contextualisation dont Philippe d’Iribarne se fait, à raison et si souvent, le chantre. Lorsque descendent les premiers versets du Saint Coran, cela fait au moins trois bons siècles que le religieux est devenu, en Eurasie occidentale [7], un enjeu crucial dans l’organisation des échanges. À l’Ouest, c’est au nom du trinitarisme que l’empereur byzantin combat durement les indépendances wisigothes et vandales, « infectées par l’hérésie » arienne, tout comme, au Moyen-Orient, celles des Monophysites et des Nestoriens, eux-mêmes variablement tracassés par les Perses zoroastriens, adversus maximus, au demeurant, de Constantinople. Tandis que les communautés juives, variablement réparties entre les intérêts des uns et autres, ainsi qu’en témoignent la rédaction de deux Talmuds (à Babylone et à Jérusalem), naviguent entre repli sur soi et opportunités commerciales. Ferment des civilisations, la religion est partout l’argument privilégié du pouvoir et de ses politiques, notamment guerrières.
Entre océan Indien et océan Atlantique, tout au long de l’antique assise génératrice des civilisations occidentales [8], la situation est, à l’aube du 7ème siècle, confuse. Polythéistes, à l’instar de la mecquoise ou de la perse, comme monothéistes, à celui des juives ou chrétiennes, les sociétés de l’époque génèrent désormais plus de problèmes que de solutions. C’est précisément le terreau où va se développer l’islam. Bien avant le premier combat contre ses ennemis acharnés à le tuer dans l’œuf [9], il se révèle projet viable de société, proposant à tous divers degrés de communauté. De la fraternité dans la foi à la coexistence pacifique, en évitant de préférence le douloureux arbitrage des armes, le contrat y fait loi. Une règle intransigeante qui vaudra notamment à la tribu juive des Beni Quraizah une punition exemplaire, suite à son parjure lors de la bataille du Fossé [10]. Mais également dispensatrice aux autres populations moyen-orientales, dans toute leur diversité religieuse, de conditions existentielles ordinairement plus avantageuses que sous la domination précédente, byzantine ou perse. L’islam, religion, engendre l’Islam, civilisation ; et c’est bel et bien, au moins jusqu’aux invasions croisées et mongoles, œuvre de paix sociale.
En cette analyse, on comparera l’entrée à Jérusalem du khalife ‘Omar, en 638, si bien négociée par le patriarche orthodoxe et son homologue juif, avec le carnage opéré dans cette même ville par les Croisés occidentaux, en 1099. Dans le même ordre d’idées, à quoi faudra-t-il, enfin, attribuer l’alliance contre les Francs, au 8ème siècle, entre les Provençaux et les musulmans installés à Narbonne [11] ? Combien d’années, encore, avant de reconnaître en France – plus généralement, en Occident – que ce qui montait du Sud à l’époque, c’était la Civilisation à laquelle s’opposaient les sauvages tribalités du Nord ?
Résultat des courses : en l’an 1000, Paris sera toujours Lutèce, avec moins de 15 000 habitants, quand Châlons-sur-Saône, la première ville de ce qui n’est plus la Gaule mais pas encore la France, en dénombre à peine 40 000 ; alors que Venise et Ratisbonne, les plus peuplées d’Europe occidentale chrétienne, n’en comptent guère plus : 50 000 ; tandis qu’au Sud, plus de quinze cités dépassent les cent mille, avec, en tête, Cordoue (400 000), Fez (250 000), Palerme et Kairouan (200 000 chacune), toutes dotées d’universités, hôpitaux et systèmes d’adduction d’eau, services qui n’apparaîtront au Nord qu’un siècle et demi plus tard [12]…
Déchirures
Si les Croisades, pillage systématisé de ce Sud et, plus encore, de l’Est méditerranéen, tant chrétien que musulman, marquent la naissance de la néo-civilisation occidentale, avec Venise en tête de poupe, ce sont, surtout et bien plus profondément, les invasions mongoles qui déchirent l’enveloppe civilisationnelle islamique. La chute de Baghdad, en 1258, sonne le repli frileux des oulémas sur leur patrimoine qu’il leur faut à tout prix préserver des mœurs païennes. La fameuse « fermeture » des portes de l’ijtihad [13] date de cette époque, Certes, l’influence des littéralistes dans la conduite des sociétés musulmanes remonte à des époques beaucoup plus lointaines. Des discussions existèrent du vivant même du Prophète (PBL), s’attisèrent dans les « disputes » avec les Gens du Livre – cf., notamment, le « De haeresibus » du très chrétien Jean Damascène, ministre des Finances du khalife Hicham au 8ème siècle – mais ce n’est véritablement qu’aux 12ème/13ème siècles que les littéralistes parviennent à dominer les positions doctrinales. Même l’épopée d’Ibn Hanbal, au 9ème siècle, dans sa lutte contre les Mu’tazilites, et sa conclusion, avec la promulgation du dogme du Coran incréé [14], n’avaient pu mettre fin aux discussions théologiques et philosophiques. Des déclarations ouvertement athées d’ar-Razi (Razès), au siècle suivant, aux audaces philosophiques d’un Ibn Rushd (Averroès) au 12ème, les espaces musulmans n’avaient cessé de résonner d’opinions diverses.
Six cents ans de débats, c’est tout de même largement assez pour ne pas attribuer, au Saint Coran et aux premiers temps de l’Islam, « l’absence de liberté de conscience […]difficilement compatible », souligne Philippe d’Iribarne, entre ironie discrète et euphémisme de bon aloi, « avec les orientations d’une démocratie pluraliste ». Il lui faudra donc chercher ailleurs. Plus près de notre époque et, probablement, des aléas du dernier demi-millénaire colonial. Ce qui ne devrait pas l’empêcher d’admettre la diversité des nécessités qui s’imposèrent aux premiers musulmans, persécutés des années durant, avec pour seuls viatiques leur amour du Prophète (PBL) et le secours des Saints Versets, égrenant d’encouragements et autres judicieux conseils variablement impératifs l’évolution de leur inconfortable situation. Ils s’y forgèrent, certes, une discipline collective, un esprit de corps. Mais ce n’est qu’à l’écoute du Prophète (PBL) – plus exactement, au contact de ses effluves spirituels – qu’ils y entendirent non seulement comment extraire, du conseil événementiel, la loi universelle mais aussi ce qui n’était pas dit, ce qui devait être ressenti. Par chacun diversement, en son for intérieur.
Ce n’est évidemment pas un hasard si l’apparition de mouvements soufis structurés coïncide quasiment avec le repliement des oulémas sur le patrimoine juridico-religieux de leur école respective. Des siècles durant, lettre et esprit n’avaient cessé de faire bon ménage. Ordinairement, banalement, populairement. Non sans crises, certes, suivant les aléas politiques internes à l’Oumma, mais sans qu’il parût jamais nécessaire de formaliser la fluidité de leurs rapports, juste déterminés au voisinage de gens qui n’étaient pas de même communauté religieuse. De très nombreuses relations de contiguïté avaient ainsi pu construire un quotidien suffisamment bien régulé, comme on l’a dit tantôt, par des contrats intercommunautaires religieusement garantis et respectés à l’ordinaire par les pouvoirs en place. C’est la remise en cause de la nature musulmane de ceux-ci, aux 12ème/13ème, un peu plus tôt même, en Espagne [15], qui oblige ces rapports à se distinguer.
Dès lors, rectitudes doctrinale et spirituelle ne vont plus cesser de se disputer, en apparence, un champ social longtemps labouré de conserve, alors qu’elles concourent en réalité au même but : la vitalité de l’islam. Du coup, leurs méthodes s’échangent parfois ; se confondent même, paradoxalement [16]. De quel côté émerge, par exemple, la culture de l’imitation (taqlid) ? Le dépassement des écoles de Droit, à partir des fondements (oussoul) du Saint Coran et de la Sunna ? Les djihads armés contre la pénétration coloniale européenne, du 18ème au milieu du 20ème ? Les courants réformistes, piétistes ou politiques, qui n’ont cessé de germer, fleurir, s’imbriquer, s’opposer, flétrir, se métamorphoser, depuis l’apparition quasiment simultanée – autre coïncidence significative – de la Tijaniya et du wahhabisme, en si fréquente concurrence, de nos jours, le long de la bande saharo-sahélienne ? Faut-il y voir, à l’instar de Philippe d’Iribarne, l’expression d’une irréductible et multiforme dialectique ? Et si nous anticipions, a contrario, la cicatrisation, inéluctable et définitive, de ces plaies ? L’Oumma et le Monde s’en porteraient-ils plus mal ?
Une attitude résolument thérapeutique qui amène tout naturellement à dresser diagnostic. Nous avons posé l’hypothèse d’une étroite corrélation entre les déchirures doctrinale et politique vécues dans le monde musulman. La guerre étant « la poursuite de la politique par d’autres moyens » [17], il nous faut donc nous intéresser au bilan belliqueux des cinquante dernières années, du Pakistan à l’Atlantique, entre le 2ème et le 42ème parallèle Nord. Or, ainsi que nous le soulignions dès l’entame de cette série, ce bilan est étroitement lié à la problématique des hydrocarbures. Si la carte ci-après le démontre, les chiffres sont plus cruels encore. De 1965 à 2015, au moins treize millions de personnes y sont mortes, au cours de conflits plus ou moins visiblement liés aux enjeux énergétiques, et ces décès tragiques ont eu lieu deux fois sur trois en Afrique (66,97 %), au Nord de la ligne liant Monrovia à Mogadiscio, et dans trois cas sur dix, en l’ensemble Moyen-Orient/Asie centrale [18]. Soit, pour ces trois régions, quasiment 97 % des pertes totales. Si l’Europe de l’Est doit, elle, en assumer 3 % – essentiellement lors des guerres liées au démembrement de l’ex-Yougoslavie [19]– celle de l’Ouest, largement la plus grosse consommatrice d’hydrocarbures au demeurant, déplore, quant à elle, quatre à cinq mille victimes – 0,03 %, en morne parler statistique – juste assez suffisantes pour entretenir l’angoisse de populations réputées surprotégées et les débats passionnés d’Atlantico.
Du collatéral au central
Non pas qu’il s’agisse ici d’abonder dans le discours culpabilisant un Occident censé tirer systématiquement les ficelles du grand jeu macabre – justement pas, puisque nous avons résolument choisi d’adopter une position de médecin – mais bien plutôt de mesurer les chances de ce que cette situation se détende. A priori, on n’est guère optimiste. Les pointillés de la carte signalent de gigantesques projets d’oléo- et/ou gazoducs et ce n’est évidemment pas un hasard que leur tracé coïncide avec des zones de turbulences aiguës. Les investissements de ces équipements se chiffrent en dizaines et dizaines de milliards d’euros, entrent en compétition d’autres non moins lourds qui peuvent se permettre quelques pour cent « d’à-côtés » dans le financement, variablement occultes, de rébellions opportunes, fussent-elles génératrices de dégâts ; regrettables, certes, mais tout de même collatéraux. Du point de vue de ces investisseurs, quatre à cinq mille victimes en Europe, c’est raisonnable – comparé aux pertes humaines sur ses routes [20] – et, ma foi, ce qui se passe hors d’Europe, a fortiori des USA ou de la Chine, c’est bien géographiquement collatéral, également.
Le plus lourd en ces investissements, ce n’est pas tant leur montant mais ce que celui-ci signifie d’attentes et de perspectives enchaînées à sa rentabilisation. Creuser coûte cher, impose contrôle du sol, avant celui des voies d’évacuation des précieux gaz et or noir. Et, en aval, orientation de l’industrie vers la production de plus-values impératives à l’amortissement de ces dépenses, noyant le Monde sous des nuées de matières plastiques et autres dérivés pétrochimiques. Des choix énergétiques et industriels fondés au 19ème siècle mais enracinés dans des siècles de vision obtusément tellurique de la richesse. C’était sous terre, au cœur des volcans, que les forgerons mythiques fondaient les métaux, assises, semblait-il alors, de toute industrie. L’extraction de l’enfoui n’a cessé depuis de paraître la clé du pouvoir et cette obsession du souterrain a engagé une guerre, perdue d’avance, contre le ciel, sa couche d’ozone et son oxygène ; puis l’eau et la terre, partout rongée par les pollutions.
Voilà que les dégâts maintenant n’apparaissent
plus aussi collatéraux que le prétendaient les banquiers du siècle dernier et
que leurs successeurs éprouvent de plus en plus de peine à qualifier tels.
« En 1999, les
décès par cancer représentaient un quart du total des décès survenus dans les
quinze pays constituant l'Union européenne à l'époque », alerte André Cicolella, chimiste et toxicologue,
cofondateur du Réseau Environnement-Santé, « En France, mille nouveaux cas surgissent toutes les vingt-quatre
heures. Soit une progression de 89 %, entre1980 et 2005. Le nombre de
plus de 60 ans en France est passé de 21,1 % en 2003 à 23,1 % en 2011,
mais le nombre de maladies chroniques [cancers, diabète, maladies
cardio-vasculaires, allergiques ou respiratoires, ndr] a progressé quatre à cinq fois plus vite » [21].
Cette évolution n’est évidemment pas imputable aux seuls hydrocarbures. Mais ils en sont la racine. Non pas ou prou les hydrocarbures en soi, on l’aura maintenant compris, mais plus exactement les nécessités de la rentabilisation de leur exploitation. Nécessités jouant sur l’ambiguïté paradoxale du projet du fameux siècle des Lumières, écartelé entre divinisation et dépassement de la Nature, sous la pression d’une frénésie à ne définir l’humanité qu’à partir de l’homme lui-même et seul. Non pas l’homme au sens lambda du terme – les répressions policières et autres contraintes du quotidien se sont empressées à lui faire entendre les limites de ses espoirs – mais celui qui acquis les moyens objectifs, matériels, pécuniers lui permettant de définir objectivement, matériellement, pécuniairement, cette humanité à géométrie de moins en moins variable. Ce que libérèrent les révolutions anglaise et française, c’est essentiellement, structurellement, la société de consommation. Capital en tête de proue et à la barre…
C’est toute l’histoire du glissement du « Je pense donc je suis » au « Je consomme donc je suis », pour aboutir au « Je consomme donc j’étouffe », associé au collatéral « Je consomme donc tu meurs ». La question centrale aujourd’hui est bel et bien de repenser la place des hydrocarbures ; plus généralement, des industries extractives, dans le développement de nos mondes. Pour peu, bien évidemment, qu’on ne veuille plus se situer qu’en des perspectives de durée. Plus exactement, de durée humaine. À cet égard, il faut prendre parti. Concourant aux effets de serre et autres calamités écologiques, la plastification du Monde – Ah, qu’elle est significative, la dénomination de la « Silicone Valley » ! – conduit tout droit à la dénaturation définitive de l’homme, via robotique, transhumanisme et autres biotechnologies. Ou l’on se plie à cette issue, l’on y œuvre, ne serait-ce qu’en fermant les yeux… ou l’on en cherche une autre.
Ce n’est cependant pas un remake de l’opposition progressistes/passéistes. Il s’agit, plus généra-lement encore, non pas de combattre mais de repenser la science et la technologie. Aussi modelable soit-elle, la Nature n’a pas à être transformée mais mieux comprise, afin de mieux y vivre, mieux s’adapter à ses lois. Une telle nuance replace l’éthique au sommet des décisions et non plus en épiphénomènes des « nécessités » d’un prétendu « libre » progrès de la science, en réalité inféodé aux diktats de la marchandise et des forces d’argent. Revanche des valeurs sur les faits ? Non pas : rétablissement des premières, en leur nécessaire éminence, par les bons soins des seconds, enfin perçus, eux, dans leur globalité. C’est, en fin de compte, de la cicatrisation de la plaie ouverte par les éblouissements des Lumières que dépend celle des peines musulmanes, l’avenir de l’humain et de notre planète commune.
Il y aurait donc plusieurs solvants susceptibles de donner réalité
à l’impérative osmose entre les diverses sociétés et civilisations obligées, de
nos jours, à se côtoyer à tout instant, presqu’en tout lieu. S’il est
compréhensible que l’argent – signe même de l’échange – ait pu si longtemps
paraître le plus pratique de ces solvants, il s’en révèle, à l’usage, de jour
en jour le pire. Nerf de la guerre – de la paix donc, aussi ? – sans doute faudrait-il le consigner,
définitivement et strictement, en son rôle de conducteur électrique ; lui
reconnaître un maître plus subtil, beaucoup plus adapté et décisif, lui, dans
la détermination de l’énergie à conduire ; et, partant, la conduite même de
notre humanité commune. Je vous crois, Philippe d’Iribarne, assez fin et chargé
d’ans, pour avoir décelé dans mon propos ce qu’il y aurait à échanger, en cette
voie, avec les gens de foi musulmane. Peut-être même, en enseigner les arcanes
à Alexandre del Valle et consorts, encore assez mal dégrossis, semble-t-il. Il
n’est jamais trop tard pour bien faire. Mais le plus tôt serait tout de même le
mieux.
[1] Première publication
in « Le Calame », Avril 2016.
[2] http://www.atlantico.fr/decryptage/que-attentats-bruxelles-apprennent-islam-radical-et-rapport-europe-alexandre-del-valle-philippe-iribarne-
guylain-chevrier-2636040.html
[3] Chapitre précédent du présent ouvrage.
[4] Credo des néocon(servateur)s états-uniens vulgarisé par Samuel Huntington, notamment membre de la très controversée Trilatérale à qui il fournit, en 1975, un rapport cosigné avec Michel Crozier et Joji Watanuki : The Crisis of Democracy : Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, publié par New York University Press. Les « excès de la démocratie » s’y voyaient vilipendés. Une opinion partagée par Alexandre del Valle ? De concert avec Guylain Chevrier ?
[5] Dont l’ambiguïté méfaits/bienfaits, parfois
très vive comme en Algérie, donne lieu à bien des controverses, présentement
hors-sujet…
[6] Quoique prétende Alexandre del Valle, la
radicalisation passéiste des musulmans – en proie, ici, à une dégradation
continue de leurs perspectives d’avenir ; là, à une islamophobie
grandissante – reste marginale. Il n’y a, somme toute, guère commune mesure
entre les effets, évidemment très médiatisés, des fureurs alqahideuses et le
quotidien des gens qui se méfient spontanément de tout ce qui pourrait les
conduire à de tels excès.
[7] Soit la
partie à l’Ouest d’une ligne liant l’embouchure de l’Indus à celle de l’Ob.
[8] Carte
ci-après.
[9] La bataille de Badr, quinze ans après le début de la Révélation. Quinze années de persécutions, jusqu’à la tentative d’assassinat du Prophète (PBL) qui provoque son hégire à Médine.
[10] Trois ans après Badr, Médine est encerclée par une puissante coalition dirigée par les Mecquois polythéistes, appuyés par les juifs de Khaybar et, à l’intérieur même de Médine, les Beni Quraizah. L’échec du siège signe l’arrêt de mort de tous les mâles pubères de la tribu félonne.
[11] C’est après le soulèvement de la Provence, contre la domination franque, dans les années 714-716, sous la conduite du patrice Anténor, et le ravage consécutif de l’Occitanie orientale, par Charles Martel, en 719, qu’à l’automne de la même année, les musulmans entrent à Narbonne, avant de s’allier, en 735, à Mauronte, duc de Provence, dans la conquête de la vallée du Rhône jusqu’en Bourgogne. La contre-attaque de Charles Martel, allié à quelques grands propriétaires terriens provençaux (comme les Abbon) puis aux Lombards, s’achève par la défaite des musulmans (bataille de la Berre, en 737), et de tous ceux qui ont pactisé avec eux, tués ou vendus en esclaves, tandis que leurs biens sont donnés aux guerriers francs et la Septimanie mise à feu et à sang. La prise de Narbonne, en 759, par Pépin le bref, après sept longues années de siège – une résistance significative, là encore, du pacte conclu entre les Sarrasins et les populations locales – sonne le glas des espérances languedociennes. Voir notamment Sénac P., Les Carolingiens et Al-Andalus - 8ème/9èmesiècle, Maisonneuve &Larose, Paris, 2003 ; Musulmans et Sarrasins dans le sud de la Gaule - 8ème/9èmesiècle, Le Sycomore, Paris, 1980 ; Baratier E., Histoire de la Provence, Privat, 1987 ; ou encore Charafedinne M., La conquête musulmane en France et ses conséquences sociales jusqu'au 14ème siècle, Thèse de 3ème cycle, Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, 2003.
[12] Voir S. Hunke, Le
soleil d’Allah brille sur l’Occident, Albin Michel, Paris, 1997.
[13] De jahada, « faire effort » (qui a donné, également, jihad, effort, en son sens premier). Ici, d’adaptation aux contextes, à la lumière des textes. De fait, ladite « fermeture » a plutôt consacré une certaine « résistance » à s’adapter aux contextes, en s’appuyant sur une lecture figée des textes et jurisprudences.
[14] Un concept tout aussi abscons, notons-le en passant, au musulman lambda que celui de Trinité, à son homologue chrétien…
[15] C’est de toute
évidence la progression des armées chrétiennes dans la péninsule ibérique qui
suscite dès le 11ème siècle la réaction almoravide avant celle,
beaucoup plus radicale, des Almohades au siècle suivant, avec ses effets
dévastateurs sur les communautés maghrébines des gens du Livre, chrétiennes
surtout.
[16] Marque tangible de la position, l’opposition
implique des interférences. Un
paradoxe pleinement réalisé à la charnière des 12ème/13ème
siècle par Ibn ‘Arabi de Murcie. C’est en effet en pur produit de l’école
zâhirite qu’il vit l’intimité (al bâtine) de l’unicité transcendantale de
l’Être…
[17] Karl von Clausewitz, De la guerre, Champ Libre, Paris, 1999.
[18] D’après
https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_guerres_contemporaines
[19] Ouest de l’ensemble 3
sur la carte, avec la Roumanie au centre, et l’Ukraine à l’Est. L’ensemble 2
regroupant les pays caucasiens (Arménie, Azerbaïdjan, Daghestan, Géorgie,
Tchétchénie, etc.), et le 1 ceux du Cham (Chypre, Jordanie, Liban, Palestine,
Syrie, etc.).
[20] De 1965 à 2015, près de
2 700 000 personnes sont décédées, en Europe, suite à un accident de
la circulation.
[21] A. Cicolella, Toxique
planète : Le scandale invisible des maladies chroniques, Seuil,
Paris, 2013.
CITOYENNETÉ
EN ISLAM [1]
La citoyenneté, un concept occidental étranger à la pensée musulmane ? Issus de traditions nomades, bien des Mauritaniens ont tendance à confondre celles-ci et islam, ignorant l’apport considérable de notre religion à l’Humanité urbanisée et négligeant tel ou tel aspect de leur quotidien citadin dans leur pratique religieuse. Dangereuse schizophrénie comportementale qu’il convient de soigner, chacun et tous ensemble, par un souvenir dynamique… Ce nouveau dossier suscitera-t-il d’heureux débats et initiatives en ce sens ? Des ouvertures, sous d’autres cieux ?
Remarquant le tracé cohérent des rues, l’alignement des poteaux électriques, les sacs-poubelles soigneusement fermés, attendant le passage du 4x4 collecteur, tel visiteur de notre petite ville de Maata Moulana s’exclamait : « Quelle belle cité vous avez là ! – Un effort de cité », rectifiai-je, « pour beaucoup de ses habitants, le gros bourg dont vous admirez l’organisation [2] n’est encore qu’un agglomérat de tentes en dur et, chaque jour sur le métier, il faut remettre notre ouvrage… »
Cité, citoyen, civilisation. Orientation collective de l’espace et du temps : concertations, partages ? Appropriation du lieu : responsabilisation environnementale ? Accumulations matérielles, spéculations : gestion des stocks et des déchets, redistribution des richesses ? De fait, la sédentarisation, instaurée en Mauritanie dans la seconde moitié du XXème siècle, a suscité un certain nombre de situations inédites, généralement subies ou approximativement gérées, selon des réflexes culturels souvent obsolètes, fortement dépréciés, sinon toxiques hors du contexte nomade.
De l’insécurité à l’insalubrité urbaine, des iniquités sociales à la gabegie administrative, l’accu-mulation des problèmes, cinquante ans après l’indépendance du pays, force à la réflexion. On s’aperçoit que fixer son habitation implique des relations nouvelles avec l’environnement et le voisinage, on découvre que les modèles occidentaux civilisationnels comportent de redoutables carences susceptibles de mettre la paix sociale, la vie même de la planète, en péril. On en cherche de nouveaux, on en redécouvre de plus anciens. Naturellement, les Mauritaniens se tournent vers la convergence de leurs diverses cultures : l’islam.
Si les faits d’Histoire ont amplement démontré la capacité de celui-ci à civiliser des peuples entiers ou à vivre en symbiose avec des civilisations antérieures – on parle à bon droit de civilisations arabo-musulmane, turco-musulmane (empire Ottoman) ou islamo-indo-mongole (empire Moghol), pour ne citer que les plus célèbres – les fondements de cette capacité sont moins connus. Qu’en est-il du contrat social et de la citoyenneté – c'est-à-dire : de la qualité de la personne jouissant du droit de cité – en terres musulmanes ? La fréquence du despotisme politique et le caractère épars, sinon la diffusion restreinte, des textes en la matière laissent à supputer que ces questions sont aujourd’hui subsidiaires dans la société musulmane. Elles furent pourtant essentielles dans l’établissement de ses fondations. Non seulement entre les adeptes de la « nouvelle » religion mais, encore, entre tous ceux qui acceptaient un pacte avec ceux-là.
D’emblée, un constat s’impose. Explicité en Angleterre au cours du 17ème siècle, dans un contexte de luttes de classes et de pouvoir, le contrat social occidental s’est construit dans la sédentarité, entre citoyens privilégiés et États déjà constitués. La citoyenneté stricte, associée à telle ou telle cité, y fut peu à peu assimilée à la nationalité, définissant l’attachement à tel ou tel pays. Par contre, elle s’est élaborée, à Médine mille ans plus tôt, dans la concertation directe entre musulmans et le respect ordinaire du Droit tribal nomade, d’une part, et, d’autre part, entre communautés religieuses diverses, mais toujours sous l’égide du Texte coranique et du prophète de l’islam (PBL) assisté de ses conseillers. Dans un contexte initial de guerres ordinairement conclues par des traités et de fréquente mobilité des personnes, l’État islamique s’est ainsi construit en même temps que le contrat social inter-citoyen, intertribal et intercommunautaire.
Si la tendance communautariste est forte, elle est cependant loin d’être exclusive. Qui peut demeurer en cité musulmane ? Toute communauté contractualisée, notamment religieuse, bien sûr ; mais, aussi toute personne non belliqueuse, reconnaissant – au moins le temps de son séjour – la légitimité sociale de l’ordre public islamique. Droits et devoirs se distinguent en fonction de divers critères. En premier lieu, le critère religieux qui sépare tout d’abord les musulmans des non-musulmans ; et, à l’intérieur du groupe « non-musulmans », les « Gens du Livre » – juifs et chrétiens ; bientôt, tout monothéiste fondant sa foi sur un Texte sacré antérieur au Saint Coran – des « polythéistes », plus généralement « non-Gens du Livre », incluant de facto les « athées ». En second lieu et dans le respect du Droit de chaque communauté, les critères relevant de l’âge, du sexe, de la santé, de la fortune et de la durée de résidence dans la cité.
La situation des « non-musulmans/non-Gens du Livre » ne se pose pratiquement qu’après la conquête de la Mecque et la fin des hostilités avec les Mecquois polythéistes. Si beaucoup se convertissent à l’islam, un nombre non-négligeable retarderont leur adhésion et le cas de figure se répètera un peu partout, au fur et à mesure de l’expansion de l’islam, dans des proportions parfois très importantes – notamment en Europe orientale, sous domination ottomane, ou en Inde, sous domination moghole. Or la Révélation coranique s’achève avec le décès du Prophète (PBL) peu après la paix avec les Mecquois. Sur quelles bases intégrer les polythéistes de ceux-ci et, d’une manière générale, tous les « non-Gens du Livre », dans les cités gouvernées par les musulmans ? Non reconnus en tant que communauté religieuse – l’islam entend bien éradiquer le polythéisme du discours public et le renversement des idoles, à la Kaaba et autres sanctuaires publics, en est l’expression la plus éloquente, sans constituer pour autant une règle absolue [3] – ils ne profitent pas a priori des faveurs accordées aux communautés des « Gens du Livre ».
Si le traité de paix négocié au cas par cas va constituer, dès la conquête du pays de Cham et, surtout, de la Perse zoroastrienne, la référence intercommunautaire – nous y reviendrons plus loin – le statut personnel du sédentarisé s’architecture autour d’une notion fondamentale, dans la pensée civilisatrice musulmane : le droit du voisin. « […] Soyez bon envers vos parents, vos proches, les orphelins, les pauvres, vos voisins, immédiats ou non, […] » ordonne notamment le Saint Coran (4, 36). Parmi les nombreux hadiths sur le thème, citons-en trois essentiels. En un, « L’ange Gabriel n’a cessé de me recommander de bien traiter mon voisin, au point que j’ai cru qu’il allait faire de celui-ci mon héritier ». En deux, « […] le polythéiste qui n’a aucun lien de parenté [avec un musulman] jouit au moins d’un droit : celui du voisin » et en trois, « J’ai deux voisins », demanda Aïcha au Prophète (PBL) « à qui dois-je faire un don ? – À celui dont la porte est la plus proche de la tienne », répondit son époux (PBL).
Il faut noter que le droit du voisin est strictement explicité, par le Prophète (PBL), en termes de devoir du Musulman envers celui-là. « N’est pas de ma communauté celui qui s’endort repu, sachant son voisin affamé » ; « N’est pas croyant celui qui ferme sa porte à son voisin, pour préserver sa femme et ses biens » ; ou bien : « Il n’est pas croyant celui dont le voisin redoute les méfaits » ; ou encore : « Le Musulman endure avec patience la nuisance de son voisin ». L’idée commune en ces quatre hadiths est que, gérant de la cité islamique, le Musulman a plus de devoirs civiques que le Non-musulman à qui il est demandé, tout au plus, de respecter l’ordre public, le pacte de non-belligérance, directe ou indirecte, avec les musulmans, les engagements éventuels pris par sa communauté spécifique et de verser les impôts afférents à sa situation. C’est sous cet angle du devoir musulman qu’il convient de lire les autres recommandations du Prophète (PBL) concernant le voisinage : réponse immédiate à l’appel au secours, assistance financière en cas de besoin, sous forme de dons ou de prêts – sans intérêts, bien sûr – visite au malade, dons alimentaires, condoléances, respect de l’espace vital, conciliation, etc.
À cette base de relations de proximité, vient s’ajouter le droit coutumier non-islamique, dans la mesure où il ne contrevient pas à une injonction formelle du Saint Coran ordonnant la vie de la cité musulmane. S’il ne pouvait être évidemment plus question, par exemple, de tolérer dans l’espace sous domination musulmane l’ensevelissement des fillettes vivantes, une foultitude de pratiques sociales, de la plus élémentaire politesse à des règles plus élaborées, notamment dans le domaine commercial, gardèrent pignon sur rue, participant à l’élaboration d’une nouvelle éthique civilisationnelle, tout-à-la-fois héritière de situations préislamiques et irriguée par les principes de l’islam. Flux continu de « La Civilisation » qui relie toutes les civilisations du Monde…
Ainsi qu’il fut maintes fois répété par le Prophète (PBL), la base de la vie sociale dans la cité musulmane est la liberté. Tout ce qui n’est pas expressément interdit est permis et Mohammed (PBL) d’insister : « Dieu a prescrit des devoirs, ne les négligez pas. Il a institué des limites, ne les outrepassez pas. Il a prohibé certaines choses, ne les transgressez pas. Il s’est tu au sujet de beaucoup d’autres, par bonté envers vous – non par oubli – ne cherchez pas à les connaître. » C’est donc entre responsabilité et liberté que se construit le projet sociétal du Prophète (PBL). Droits, devoirs, libertés, limites, prohibitions, tolérances et assimilations : au-delà des spécificités susdites du voisinage, les uns et les autres s’appliquent-ils indifféremment aux musulmans et aux non-musulmans ? En quoi déterminent-ils l’ordre public islamique ?
Distinctions ou
discriminations ?
Deux exemples concrets vont nous permettre de poser le débat : le port du voile, pour les femmes, et la prohibition de l’alcool ; plus généralement, des produits enivrants. Dans le premier cas, le verset 31 de la sourate XXIV – La lumière – est très clair. « Dis aux croyantes [Al mou ‘minât] de […] rabattre leur vêtement sur leur poitrine […] » et cette distinction est accentuée par un hadith rapporté par Al Boukhary. « Sa’id Abou Al Hassan s’indignait auprès d’Al Hassan [le petit-fils du Prophète (PBL)] : « Les femmes perses découvrent leur tête et leur poitrine ! – Baisse alors ton regard, selon ce qu’a ordonné Dieu Le Très Haut au Prophète (PBL) ! » ; et de rappeler le verset 30 de la même sourate : « Dis aux croyants de baisser leur regard […] ». Dans la cité islamique, le port du voile ne peut être exigée de la Non-musulmane ni son décolleté interdit [4].
Si, par un raisonnement analogue, on ne peut, non plus, y interdire aux non-musulmans la consommation de produits enivrants, sa commercialisation publique, notamment dans des lieux de restauration, ne peut se faire sans l’implication, en quelque point de la chaîne de distribution, de musulmans : douaniers et autres fonctionnaires publics, transporteurs, manutentionnaires, etc. C’est pourquoi nombre d’oulémas considèrent que la consommation de telles substances ne peut être admise que dans l’espace privé des non-musulmans, à charge, pour ceux-ci, d’assumer l’entière organisation de leur approvisionnement. Certains consulats étrangers ont pu assurer ainsi – assurent encore, parfois – celui de leurs ressortissants, moyennant des accords précis avec l’État islamique où ils résident, partisan d’une telle limitation commerciale [5].
Si ces exemples renforcent l’idée de la distinction publique entre musulmans et non-musulmans – quoique rien n’interdise, bien évidemment, à une non-musulmane de se vêtir à la manière pudique d’une musulmane ou de renoncer aux boissons alcoolisées – on voit surtout se dessiner ici une certaine frontière entre espace public et espace privé. De fait, la protection de celui-ci est indéniable. « Toute la personne du Musulman est sacrée [haram] », précise une parole du Prophète (PBL) rapportée par Muslim, « notamment sa vie, ses biens et son honneur ». Une autre sentence renforce ce respect de l’intimité : « Celui qui cache les défauts d’un musulman, Dieu le mettra sous Sa propre égide, au jour du Jugement ». Mais qu’en est-il de la propriété et de la vie privée du Non-musulman ?
Là encore, on retrouve la notion de pacte. Celui-ci une fois établi, son respect devient un devoir tout autant sacré pour le Musulman et le Prophète (PBL) l’a maintes fois répété, avec une fermeté parfois tranchante, ainsi que le démontre le hadith suivant, rapporté par Abou Dahoud : « [Malheur à] qui se montre inique envers un pactisant [mou’ahid], [à] qui tente de le contraindre en sa personne ou ses biens : ce sera moi son accusateur, au jour du Jugement. » Le simple accueil de qui demande asile ou, plus simplement encore, l’hospitalité – a fortiori, de tout voyageur pacifique – est la reconnaissance factuelle du pacte et le respect personnel de celui-ci l’emporte sur sa profanation collective, ainsi que le précise le verset 4 de la terrible sourate IX, qui traite des parjures. « […] Les associateurs avec lesquels vous avez conclu un pacte puis ne vous ont manqué en rien et n'ont soutenu personne contre vous, respectez pleinement le pacte conclu avec eux, jusqu'au terme convenu […] » Et, dans la même sourate, au verset 7 : « […] Soyez donc loyaux avec ceux-ci, tant qu'ils le seront avec vous. Dieu aime ceux qui sont de bonne foi. » Notons bien que, si le terme « associateur » [al mouchrikine] recouvre, aux yeux de l’islam, la pire position humaine possible, c’est bien à la faveur de celui-ci que le pacte respecté assure, à celui-là, la sécurité de sa personne, de ses biens et de sa vie privée…
Le Droit international qui permet à chacun de circuler partout dans le Monde, moyennant, en certains pays, l’acquittement d’un visa de séjour – une taxe qui peut avoir une lecture islamique, nous allons le voir – repose sur le principe de non-agression, un concept tout aussi fondamental des relations sociales [6], notamment intercommunautaires, dans la cité islamique. L’irrespect par un État de ce principe, quelles qu’en soient les raisons, n’implique pas forcément tous ses citoyens et cette règle constitue l’argument majeur contre les dommages infligés sans distinction aux civils, lors de conflits interétatiques, ainsi que le Saint Coran et le Prophète (PBL) l’ont expressément interdit. L’agression des États occidentaux, en Afghanistan, ne fait pas, de chaque occidental, un ennemi déclaré du moindre afghan – a fortiori, de tout musulman. Jusqu’à preuve du contraire, un civil n’est pas un combattant et demeure sous la protection du pacte universel de non-agression.
Sans discuter ici de la violation – banale, hélas, dans le moindre conflit interétatique – de cette loi d’humanité, le visa constitue la marque ordinaire, non seulement de ce pacte mais, aussi, de la protection qu’il implique. Dans l’état actuel de confusion grandissante des idées, il serait probablement souhaitable que ces propriétés du visa soient systématiquement et explicitement formulées, dans un document annexe à celui-ci, dûment paraphé par les parties. « Je m’engage à respecter les lois du pays qui me reçoit » et, en contrepartie, « l’État d’accueil s’engage à assurer la sécurité et le traitement équitable de son hôte, en toutes circonstances et transactions, le respect de ses valeurs, notamment religieuses, et à lui porter secours et assistance, en cas de besoin. » Dans un État islamique, on devrait même y ajouter « le traitement selon le Droit de sa communauté d’origine, en cas d’inculpation judiciaire » : à bien des égards, le visa constitue une forme sécularisée d’une jezzia temporaire.
Du simple visa à l’octroi de la nationalité, en passant par la carte de séjour, il y a toute une gradation dans le Droit international de l’Étranger. Gradation compliquée par le jeu de la réciprocité, un concept qui a trop souvent l’effet pervers de gauchir, sinon gommer, tel ou tel précepte islamique régissant le Droit du Non-musulman. Sous prétexte que telle ou telle disposition n’existe pas en tel pays non-musulman, on ne l’applique plus en tel autre réputé islamique. À l’inverse, on justifie, en celui-ci, des traitements manifestement non-musulmans de l’Étranger, sous prétexte que celui-là les a faits siens. Or il suffit de se rappeler que dans le cas le plus extrême – celui du conflit armé – les règles islamiques de préservation des non-belligérants – humains, animaux, végétaux, mobiliers et immobiliers – doivent être respectées, quel que soit le comportement de l’ennemi [7] : le principe de réciprocité ne peut en aucun cas être restrictif d’une prescription ou interdiction coranique.
On devrait donc, étranger, être mieux protégé dans une cité musulmane que dans une autre régie par le seul Droit international. Est-ce toujours le cas, de nos jours ? Combien de fois, à Nouakchott, Atar, Nouadhibou ou Rosso, a-t-on vu les prix doubler ou tripler, pour l’étranger supputé kâfir (incroyant) ? Combien de Mauritaniens considèrent, implicitement mais, parfois même, très explicitement, que le mensonge, le vol voire l’agression physique sont de moindre gravité ou, pire, justifiables, sitôt que la victime n’est pas musulmane [8] ? En quoi les éventuels abus coloniaux des siècles précédents autoriseraient-ils des représailles dans les relations interindividuelles contemporaines ? Sur quels fondements de notre religion bénie ferait-on payer les excès des puissants de ce monde, à leurs compatriotes en visite ou en villégiature chez nous ? En tous les cas, il s’agit, a contrario, de (re)construire une société islamique exemplaire où le Droit de l’Étranger soit à l’avant-garde du Droit international. Reconnaissons-le : nous avons, en notre Mauritanie réputée islamique, du pain quotidien sur la planche…
Côte-à-côte
Ainsi que nous l’avons souligné dès le démarrage de la présente série, le rôle de l’État encore embryonnaire fut très limité, à Médine, dans la construction de la citoyenneté. Les relations de religion, d’une part, et celles de voisinage, d’autre part, entraient en compétition avec les liens agnatiques et tribaux, sur fond de fréquente mobilité géographique des citoyens : là résidait la dynamique humaine de la nouvelle cité. Dans la plupart des cas, cette compétition s’est émoussée par l’agglomération préférentielle des citadins selon leurs liens agnatiques, tribaux et religieux, puis, plus généralement linguistiques et religieux. La tendance à la ghettoïsation religieuse et/ou linguistique s’est banalisée, bien plus souvent choisie qu’impo-sée. On trouve aujourd’hui à Nouakchott – une très jeune cité dont le peuplement s’est effectué dans la plus anarchique « spontanéité » possible – des quartiers à majorité de population pulaare, wolofe, guinéenne ou « non-musulmane », ce dernier qualificatif couvrant notamment la quasi-totalité des expatriés occidentaux, en relation fréquente de voisinage avec les classes aisées mauritaniennes, toutes ethnies confondues.
Mondialement banale, cette tendance pose des problèmes d’équité. Tel quartier dont le peuple-ment « intéresse » plus particulièrement l’État se voit mieux doté que tel autre. Aux considérations classiques de fortune et de rang social viennent se combiner des égards de religion et de nationalité et si, à Nouakchott, le Non-musulman occidental fait rarement les frais de ces distinctions – il est généralement fort bien situé sur l’échelle sociale – l’étranger « ordinaire », musulman soit-il, est beaucoup moins bien loti. Truisme suffisamment mondialisé pour fonder une règle de (déni de) Droit ? Serait-il nécessaire de rappeler, a contrario, l’importance de l’équité dans la religion musulmane ? C’est précisément ce souci qui poussa le prophète Mohammed (PBL) à tant valoriser, sur injonction divine, les relations de voisinage, impliquant tous les habitants d’un même quartier, sans autre distinction de religion, de nationalité ou autre, que le devoir accru des musulmans.
Cette gestion de la proximité ne fut pratiquement jamais du domaine de l’État – l’exemple des cités gérées par les Ottomans est à cet égard hautement significatif – et cette apparente carence doit être comprise de façon positive : c’est bien directement aux habitants d’un même quartier d’assumer la qualité de leurs relations de voisinage. Habitants, dis-je, et non pas seulement citoyens. Comprenons la nuance : l’habitant n’a pas forcément droit de vote. Par là, nous voulons signaler que la gestion de la proximité dépasse, dans la pensée musulmane, celle de l’âge ou de la nationalité. Et nous avons vu précédemment qu’elle enchérit également celle des croyances. C’est bien tous les habitants d’un même quartier qui sont amenés à œuvrer ensemble, pour vivre leur voisinage au quotidien et le mieux possible. Cette responsabilité doit être non seulement encouragée mais, aussi et par-dessus tout, respectée. La mise en place et le soutien d’un système cohérent, réservant cependant la souveraineté de l’État sur la totalité du territoire national, doit tenir compte de cette nécessité.
La gestion de la proximité dépend du
contenant – notamment ses limites spatiales – et du contenu : relations
sociales, biens matériels, etc. Traditionnellement définie, dans les sociétés
musulmanes, par « quarante voisins à droite, quarante à gauche, quarante
devant, quarante derrière » – hadith du Prophète (PBL) rapporté par son
épouse Aïcha – le voisinage, dans sa dimension communautaire conviviale, se vit
dans des limites plus réduites, impliquant à l’ordinaire moins d’une centaine
de foyers. Dans certains quartiers très populeux, un tel regroupement peut
occuper à peine un hectare, voieries incluses, tandis qu’en d’autres plus
huppés, il peut s’étendre sur plus de vingt. À la densité des espaces habités
correspond celle des relations sociales et, passée une certaine distance –
quelque deux cents mètres, tout au plus – celles-ci s’étiolent.
En tous les cas et mis à part les équipements éducatifs et religieux primaires, on reste bien en-deçà des ensembles relevant de la gestion directe de l’État : les collèges, lycées, postes de santé, maternités, commissariats et autres services administratifs ont des objectifs de couverture, en Mauritanie, de l’ordre du km² et du millier de familles. Mais dans les sous-ensembles de moindre priorité d’équipements, on est aussi préoccupé par des besoins vitaux que l’État mauritanien a beaucoup de difficultés à gérer, dans la multiplicité de ses tâches : par exemple, l’eau, l’assainissement et la qualité de l’environnement.
Tout ceci définit le champ de ce que pourrait être la gestion raisonnée de la proximité, dans un cadre de société civile soutenue conjointement par l’État et les PTF au développement. Pour la commodité de notre discours, nous simplifierons les situations, évidemment très diversifiées à travers le pays, en proposant des limites moyennes à l’unité de base de cette gestion : quatre-vingt familles, dans un espace de quatre hectares dont 66 % relevant de la propriété privée, 24 % de la voirie publique et 10 % des « espaces communautaires », un concept fondamental, pour la mise en œuvre d’une telle organisation. Arrêtons-nous-y un instant.
Les espaces communautaires sont assez variés. Édifices religieux, terrains de jeux et de sport, marchés publics, locaux de réunions, établissements d’éducation et de santé, administrations, etc. La plupart d’entre eux sont gérés par l’État, en différents cadres fonciers : communaux, départementaux, régionaux ou nationaux et nous conviendrons que leur réservation spatiale est ordinairement assurée. Cela signifie que, dans l’espace « résidentiel » de quatre hectares que nous avons retenu comme territoire basique de la proximité, une part importante – par exemple, les deux-tiers, soit 3 000 m² – des 10 % d’espaces communautaires pourrait être directement gérée par les populations résidentes, regroupées en une structure spécifique et inédite de la Société civile, que nous avons, ailleurs [9], présentée sous le vocable « Solidarité de Proximité » (SP). Avant d’expliciter l’inédit et le nécessairement spécifique d’une telle structure, envisageons son mode de relation avec l’État, dans la gestion d’espaces appartenant au domaine public, et leur contenu possible.
Pour tout ce qui concerne les œuvres d’intérêt public, l’islam a développé un concept de gestion tout-à-fait original : le waqf (de waqafa, stopper, immobiliser) ou Immobilisation Pérenne de la Propriété (IPP) [10]. En matière foncière et dans l’optique qui nous intéresse ici, elle consiste à ce que le propriétaire légal du terrain déclare, devant notaire, incessible et inaliénable sa propriété, renonçant aux bénéfices réalisés, dans la gestion de celle-ci, par l’administrateur de son choix, au profit d’une œuvre d’intérêt public bien identifiée [11]. Le propriétaire – l’État, en cette occurrence – demeure détenteur perpétuel du bien et de ses ajouts éventuels mais ne peut plus les négocier. L’administrateur – la SP, en cette même situation – doit assurer prioritairement la conservation de la valeur du bien et l’attribution transparente de ses bénéfices éventuels, conformément aux dispositions arrêtées dans l’acte fondant l’IPP.
Quels contenus, dans ces espaces ? Cela dépend des besoins exprimés par la population du lieu, toutes tranches d’âge confondues. Mais on peut proposer a priori six parts : un terrain de jeux et de sport, pouvant servir à l’occasion d’espace de réunion en plein air ; une zone d’activités religieuses [12] (offices, enseignement, etc.) ; une zone d’enseignement « profane » (jardin d’enfants, école primaire…) ; des locaux de réunion et d’administration ; une zone d’activités maraîchères ou environnementales et une dernière d’activités artisanales ou commerciales, les seules a priori susceptibles de réaliser des bénéfices pour les œuvres de la SP. Ces ressources peuvent être au demeurant complétées – on en comprendra mieux, plus loin, la probable nécessité – par l’attribution d’autres locaux commerciaux ou artisanaux en des lieux ou situations de beaucoup plus forte activité économique.
L’État dispose-t-il, en ses divers
domaines, de réserves foncières suffisantes pour doter en tels espaces toutes
les SP potentielles du territoire national ? Si la question ne se pose
guère en brousse, elle est problématique en ville, notamment à Nouakchott où
les administrateurs du foncier public ont trop longtemps fait preuve d’une
totale absence de perspectives urbanistes. Et pourtant il ne s’agirait en fait
que de libérer quelque 500 hectares sur les 22 000 que compte la capitale…
À peine un peu plus de 2 %. À cet égard, les lointaines banlieues seraient
évidemment privilégiées. Ailleurs, des restructurations plus ou moins discrètes
semblent s’imposer.
Une fois la question foncière réglée, affirmant l’État dans ses prérogatives régaliennes, il s’agit de doter, si besoin, ces espaces en équipements immobiliers et mobiliers. L’idée est de faire largement appel aux PTF de développement, amenés à se pencher à la fois sur des plans d’ensemble d’urbanisme avec l’État et des besoins très localisés, exprimés par les populations. Des liens précis et régulièrement entretenus s’établissent ainsi entre local et global.
La Solidarité de Proximité,
prémisse de la citoyenneté
Rappelons brièvement ce que serait censé gérer une SP : un espace de quatre hectares, habité par quelque quatre-vingt familles ; s’appuyant sur les revenus de terrains publics mis en IPP par l’État et équipés par un Partenaire Technique et Financier (PTF). La triade – SP, État, PTF – formant conseil d’adminis-tration de l’IPP constitue un trépied solide, nécessaire et suffisant qui minimise les risques d’abus de biens sociaux et installe les liens entre local et global dans la durée. Nous verrons plus loin que ce souci de minimiser ces risques jouera un rôle important dans la structuration juridique des SP mais, auparavant, examinons plus précisément leur champ d’activités.
Au hit-parade des nécessités les plus fréquemment citées, par les populations d’un même quartier, pour définir le bien-être de leur agglomération, citons la paix sociale, la sécurité des biens et des personnes – les enfants, en premier chef – le soutien mutuel entre voisins, la qualité de l’environnement – notamment la salubrité des voies publiques – le rapprochement des lieux de culte et d’enseignement primaire, l’encadrement des jeunes, la lutte contre l’illettrisme, la minimisation des efforts, enfin, pour atteindre les services d’alimentation et de santé. Il faut également souligner la fréquente dichotomie de besoins et d’activités entre les hommes et les femmes. Ordinairement concernées par les problèmes relatifs aux enfants et à l’alimentation, ces dernières se distinguent souvent, à ce niveau très local, dans la distribution de l’eau (citernes privées) et l’organisation de systèmes d’entraide (tontines, par exemple).
Le libre engagement d’une ou plusieurs personnes dans la conduite d’une activité quelconque en identifie la responsabilité. Tel ou telle instruit les enfants dans la mémorisation du Saint Coran ; nantie d’une charrette, telle autre récupère les sacs d’ordures et les dépose en bordure du goudron, à quelques centaines de mètres de là ; telle ou telle jeune fille nettoie régulièrement les abords du domicile familial et la rue au-devant de celle-ci ; tel groupe de garçons organise chaque soir un match de navétane (football à 7, sur terrain réduit) ; telle ou telle femme tient « n’dayat » (petit commerce de fruits et légumes) au pas de sa porte, etc. En tel quartier, on voit des hommes assurer de temps à autre des rondes de surveillance ; ici, quelques femmes tiennent jardin d’enfants informel ; ailleurs, tontines hebdomadaires ; à la suite de l’intervention ponctuelle de telle ou telle mission de l’État ou ONG, voici qu’apparaissent des relais communautaires plus ou moins bien formés, plus ou moins motivés : une approche localisée des problèmes de divertissement, sécurité, éducation, entraide, santé publique, hygiène et assainissement se met plus ou moins en place… Importantes dans le quotidien des gens, ces activités impliquent peu ou prou l’État et ne demandent que peu d’investissements. S’y consacrent des personnes volontaires de différentes nationalités, reflétant souvent le peuplement du quartier, pour des durées variables, sensibles à toute une diversité de paramètres : emploi, stabilité du logement, scolarité des enfants, etc.
La structuration des SP doit tenir compte de cette fluidité. Au classique schéma associatif, il faut substituer, sur le plan légal et juridique, une organisation fondée, d’une part, sur un répertoire annualisé des résidents de la SP et, d’autre part, sur celui, tout aussi annualisé, des activités poursuivies, de leurs responsables (au moins deux personnes issues de différentes familles), agrémenté d’un budget prévisionnel délivré, par tranches trimestrielles, sur présentation de l’exercice échu en assemblée générale ordinaire – elle aussi trimestrielle, donc – de la SP. Un bureau réduit, réunissant un président de séance et deux rapporteurs, l’un des activités et l’autre des budgets, est coopté par tontine (trois foyers différents par trimestre) et chargé de l’organisation de l’AG suivante, les relations avec l’IPP, notamment son CA où siègent le représentant de l’État et celui des PTF. Un système sûr et foncièrement démocratique où l’AG, nantie du pouvoir de révocation sine die de tout responsable indélicat ou incompétent, constitue l’autorité souveraine sous tutelle du ministère de l’Intérieur.
L’IPP constitue le second pôle indispensable au fonctionnement de l’ensemble. Entreprise lucrative, elle est déclarée auprès du registre administratif approprié (commerce, artisanat ou autre), selon un statut spécial tenant compte du caractère d’attribution de ses bénéfices nets à une œuvre d’utilité publique, une SP en l’occurrence. Chapeautée par un Comité de Surveillance de Gestion (CSG) réunissant, répétons-le, un représentant de l’État (commune), un représentant des PTF (Société civile nationale) et un représentant de la SP, l’entreprise est gérée comme n’importe quelle structure à but lucratif, préservant prioritairement la pérennité de ses installations, avant toute augmentation de sa capacité productive ou commerciale, selon les nécessités du tandem SP-IPP.
La délivrance trimestrielle, par le comptable de l’IPP, des tranches de financement de la SP, sur simple présentation de l’acte de l’AG les autorisant, suffit au fonctionnement fluide et transparent du système. Elles sont complétées en fin d’année par un récapitulatif présenté à la réunion du CSG, accompagné des répertoires sus-indiqués (peuplement détaillé de la SP, compte-rendu de ses activités, prévisions et besoins pour l’année à venir, etc.). Cette base de données est précieuse, tant pour l’État – mairie, en premier chef, puis transmise, par celle-ci, aux services centraux, notamment de l’Intérieur – que pour les PTF et également les populations qui trouvent, par ce canal d’informations, des arguments objectifs pour des revendications à d’autres niveaux d’organisation, notamment citoyennes et politiques.
La notion de contrat social et de respect scrupuleux des compétences est centrale, pour le bon fonctionnement du système. Disposant d’un droit de regard dans le fonctionnement de l’IPP, en synergie avec les PTF – indispensable gestion du global – l’État s’interdit toute intervention dans le fonctionnement de la SP, sous réserve, bien entendu, du respect de la légalité et de l’ordre public. Cette distinction, basée sur une conception quasiment « biologique » des relations de proximité – les gens entre eux, le local et le global – est un puissant facteur de souple cohésion et nous semble très proche – incha Allahou – de ce que suggéraient le Saint Coran et le Prophète (PBL) pour l’organisation de la cité, en recherche constante d’équilibre entre nature et morale.
Il faut ajouter à ce schéma d’ensemble la possibilité, lorsque les gens d’une même SP le demandent, de distinguer en celle-ci des sections selon le genre. Possibilité et non pas, bien évidemment, obligation : dans un quartier majoritairement peuplé de non-musulmans, il est probable qu’une telle partition n’apparaisse à ses habitants ni pertinente ni souhaitable. Ainsi que nous le disions dans le second article de cette série, la société musulmane n’atteint à sa pleine dimension universelle qu’en respect scrupuleux du Droit des communautés et des personnes non-musulmanes. De fait, la question ne se pose en Mauritanie qu’en de rares endroits. Dans l’immense majorité des cas, on verra poindre la volonté des femmes à organiser une section spécifiquement féminine de la SP, éventuellement financée par une IPP spécifique. Quoique ce dernier point ne semble pas relever d’une nécessité structurelle fondamentale, il faut néanmoins en intégrer la possibilité, garantissant notamment aux femmes un accès certain à l’emploi (IPP à personnel exclusivement féminin).
À ce point de développement, nous pouvons à présent nous engager dans la strate supérieure de l’organisation sociale : la citoyenneté proprement dite. Chacun, enfant et adulte, étranger et national, musulman et non-musulman, homme et femme, a pu dans le cadre de la proximité intégrer la vie de son quartier, s’y sentir reconnu et diversement responsable. Des flux d’informations émanent d’une multiplicité d’activités ponctuelles très localisées, finement adaptées aux conditions du vivant. Il faut à présent les exploiter dans le cadre de la cité, de la Nation : c’est un travail politique, instruisant des choix et stratégies à moyen et long terme, impliquant toutes les catégories sociales reconnues citoyennes.
Élévation dans la citoyenneté
Si toute personne respectueuse du pacte tacite de non-agression peut demeurer dans la cité musulmane, ainsi que nous en avons rappelé le truisme dès le premier article de cette série, elle n’en devient pas pour autant citoyenne. Ce devenir est conditionné par l’approfondissement de deux concepts : l’adhésion et la responsabilité. C’est dans l’attachement au lieu que se manifeste d’abord l’adhésion : on loue, achète ou construit une maison. On devient ainsi voisin, acteur de la proximité, et, ce faisant, on s’attache à des gens. Des relations de travail débordent éventuellement de ce cadre. Des droits et des devoirs apparaissent. Mais ils sont, dans la cité musulmane, ordonnés par un ordre réputé supérieur : l’adhésion à des principes moraux collectifs.
L’islam reconnaît en la matière une diversité d’attitudes. Si certains principes sont universels, leur ordre de valeur varie fréquemment d’une communauté à une autre et il n’est pas rare de voir, en tel groupement, un comportement porté aux nues, alors qu’il se trouve, en tel autre, vilipendé. L’islam a admis cette trivialité en reconnaissant le droit des communautés à vivre selon leurs propres références à l’intérieur de la cité islamique, moyennant un contrat de convivialité, ainsi que nous l’avons signalé dans les deux premiers articles de la série. Ce communautarisme a des incidences citoyennes, n’imposant pas à tous et toutes les mêmes devoirs et, partant, les mêmes droits. Il faut le reconnaître sans équivoque : les citoyens dans la cité musulmane ne sont pas, a priori, égaux entre eux [13].
Avant de s’élever dans la cité musulmane, un chrétien va normalement devoir s’élever, d’abord, dans sa propre communauté religieuse, selon le mode d’élévation spécifique à celle-ci. C’est ainsi qu’un certain nombre de personnalités chrétiennes auront occupé de très hautes charges administratives – Louis Cheikho [14] en a dénombré, du 7ème au 16ème siècle, plus d’une centaine – à l’instar de Mansour Ibn Sarjoun (8ème siècle), plus connu en Occident chrétien sous le nom de Jean Damascène, ou d’Abdûn Ibn Sâ’id (9ème siècle). Mais le primat donné à la religion, plus particulièrement aux religions du Livre et, les couronnant sans conteste, à l’islam qui « domine et ne saurait être dominé » – hadith du Prophète (PBL), rapporté par Al Boukhary – a force de loi et le système pourrait paraître dangereusement clos, interdisant à l’adepte d’une philosophie non-religieuse ou au solitaire indépendant de toute communauté morale, une ascension sociale que mériterait pourtant telle ou telle de ses qualités humaines.
Le concept de responsabilité vient tempérer cette rigueur. Il est étroitement associé, pour le musulman, à la plus haute valeur islamique : la piété (taqwa). Aussi quiconque se montre responsable dans la cité musulmane – à commencer dans ses relations de voisinage – jouit-il spontanément de la considération et du respect des musulmans, même s’il ne situe son comportement dans l’ordre du religieux. Ainsi que nous l’avons précédemment signalé, ce qui fonde en théorie la « supériorité » du musulman dans la cité, c’est son surcroît de devoirs sociaux. Diverse, la pratique nuance bien des choses, en dépit de la tendance, très populaire et universelle, à se draper dans des droits en oubliant les devoirs qui les fondent. « La piété ne consiste pas à tourner vos faces vers l’Orient ou vers l’Occident. La piété, c’est de croire en Dieu, au Jour Dernier, aux anges, à l’Écriture et aux prophètes. C’est de donner de son bien – quelqu’amour en ait-on– aux proches, aux orphelins, aux pauvres, aux voyageurs indigents, à ceux qui demandent de l’aide ou pour délier les jougs. C’est la vertu de ceux qui accomplissent la Salat, s’acquittent de la Zakat, respectent les engagements conclus, sont patients dans l’adversité et au moment du danger : voilà les croyants véridiques et voilà les vrais pieux ! » (Sourate 2, verset 177) et le Prophète (PBL) de renchérir : « Le jour de la Résurrection, rien ne pèsera plus lourd [sur la balance] que les bonnes œuvres et le bon comportement [15] ».
Quiconque dans la cité musulmane porte, aux besoins de la société (fardh kifaya), une attention constante et mesurée à l’aune des siens propres, contribue au bien-être de tous, développe la justice et la bienfaisance, y gagne une reconnaissance sociale, une citoyenneté de fait, d’autant plus confortée qu’elle est bâtie sur des rapports humains. Cette construction fut longtemps renforcée par le caractère négligeable du lieu de naissance, en comparaison, par exemple, de la communauté de langage [16]. C’est bien au quotidien, dans le renforcement des liens avec son entourage immédiat – dans la proximité donc – que la responsabilité de chacun devient citoyenneté. La fluidité du concept aura, des siècles durant, encouragé les flux de populations d’un bout à l’autre du Dar al Islam, situant la citoyenneté bien plus dans la pratique que dans le statut.
Il n’en demeure pas moins que la responsabilisation volontaire du Non-musulman, certes susceptible de l’élever dans la cité musulmane, ne peut évidemment pas couvrir tout le champ des devoirs musulmans et « la compétition dans les bonnes œuvres » n’est jamais confusion de position. La ségrégation est réelle – pas forcément humiliante, il suffit pour s’en convaincre de se rappeler comment le Prophète (PBL) traitait les non-musulmans soumis à son autorité – et il y a bien un sommet dans l’intégration citoyenne de ceux-ci : l’entrée en islam. Faut-il rappeler ici le devoir du Musulman à faciliter cette ascension, par toutes sortes d’encouragement et, surtout, par la constance de son bon comportement qu’il se doit de tenir au premier rang de la compétition dans les bonnes œuvres ?
Cette gradation dans l’ordre de la responsabilité morale qui aura, on le ressent à présent mieux, des répercussions dans l’exercice de la citoyenneté, ne se limite pas à la distinction musulmans/non-musulmans. Elle affecte l’Oumma elle-même, en chacun de ses établissements localisés. Ses assemblées (jama’a) – où se discutent variablement [17] les choix et les priorités dans la conduite de la cité, on en reparlera plus loin – en tiennent compte, limitant traditionnellement leur effectif à la réunion des « hommes pubères sains d’esprit ». Il est assez aisé d’admettre que la puberté puisse représenter un plancher d’âge minimal – tout comme la santé mentale, une condition sine qua non – pour des discussions de cette ampleur. Mais on peut à bon droit éprouver plus de difficulté à entendre en quoi le genre ait quelque chose à voir avec la réflexion intellectuelle qu’elles impliquent. De fait, l’examen de cette apparente incongruité est indispensable, avant d’avancer plus avant dans notre travail d’élucidation de la citoyenneté musulmane. Il va nous permettre d’approfondir singulièrement les racines et le sens de la responsabilité sociale en islam. Une nécessité de fond, avant de peser les lieux et les temps de pontage entre les conceptions occidentale et musulmane de la citoyenneté.
Diversité des devoirs,
diversité des droits
L’islam n’y va pas par quatre chemins : ce qui distingue l’homme de la femme, c’est le sexe. Sans négliger, loin de là, les petits et grands plaisirs que cette différenciation peut procurer à l’un et à l’autre, il y voit surtout une nécessité de nature : la reproduction de l’espèce. Et, à cet égard, une inégalité flagrante : c’est la femme qui assume la responsabilité de porter neuf mois et d’allaiter deux ans l’enfant ; l’homme est, dans l’ordre de la Nature, totalement irresponsable de ses élans sexuels. Rude constat, depuis la nuit des temps où chaque femme devait, pour seulement entretenir un effectif à peu près constat de population, porter en moyenne six enfants, en ses quelque trois décennies de fécondité. Cinquante-quatre mois de grossesse, cent quarante-quatre d’allaitement, soit près de dix-sept ans consacrés à la plus basique des activités sociales, au plus fort de la vitalité féminine, alors que son homologue mâle pouvait se contenter d’obéir au plus volage papillonnement de son instinct, sans souci du lendemain. On voit comment l’inégalité de nature a pu bien souvent dégénérer en injustice sociale tout aussi flagrante.
Plutôt que les artifices aléatoires de la séduction et de la captation amoureuse, l’islam a préféré encourager, dans la construction d’une société durable et harmonieuse, la responsabilisation morale de l’homme, en instituant toute une cascade de restrictions et d’inégalités compensant celle dictée par la Nature. Réduction de la sexualité au domaine matrimonial, limitation du nombre de coépouses, devoir pour le mari de logement, nourriture et habillement de celles-ci et de leurs enfants ; avec un effet pratique conséquent dans l’organisation de la société : plus de 85 % des musulmans aujourd’hui n’ont qu’une seule épouse [18]… Le contrat social qui lie ainsi les sexes repose sur le primat de la morale sur la nature et le Saint Coran en énonce le postulat en élevant l’homme d’un degré au-dessus de la femme. On l’aura maintenant mieux compris : il ne s’agit pas d’une situation innée mais d’une conquête de responsabilité ; inaccessible au célibataire, notons au passage la valorisation du lien conjugal que cette disposition implique.
L’engagement de l’homme ne signifie bien évidemment pas que la femme, seule responsable de nature dans le processus de reproduction, soit dispensée de toute responsabilité morale. Non seulement de multiples versets du Saint Coran exhortent homme et femme également à des comportements exemplaires, mais rien n’empêche une épouse d’aider son conjoint dans ses obligations de soutien familial. Elle en est d’autant plus capable qu’elle possède des biens propres, légalement distincts de ceux de son époux. Si l’héritage en islam est un droit pour tous sans distinction de genre, rappelons à cet égard qu’à niveau égal de parenté, une musulmane en reçoit moitié moins que son parent masculin. Second niveau d’inégalités, le doublement du capital en faveur des hommes est ainsi appelé à compenser le surcroît de charges sociales pesant sur leurs épaules.
Il n’est pas rare, notamment au Maghreb, de voir des biens immobiliers appartenant à une femme gérés par son époux. L’arrangement laisse à celle-ci tout loisir à s’occuper de ses enfants – réputés nombreux, comme on l’a souligné plus haut – et à celui-là une opportunité d’accorder au mieux vie familiale et source de revenus. Mais chevillé aux prescriptions coraniques de partage inégalitaire des héritages, l’ordinaire reste la mainmise majoritaire (aux deux-tiers, pour le moins) des hommes sur les richesses de la cité. Les nécessités domestiques et les multiples exhortations [19] adressées aux femmes à rester dans leur foyer et à minimiser les contacts avec les hommes étrangers à leur famille complètent le tableau réducteur de leur implication dans la vie de la cité.
Du moins en ce qui concerne le lointain et le long terme. Car, ainsi que nous le signalions précédemment, leur présence normalement constante à la maison et dans ses entourages les amène à s’occuper banalement de la proximité et de l’immédiat. N’ayant en outre guère intérêt à capitaliser leur épargne, on vient de le voir, elles se révèlent fort enclines à consommer ; c’est-à-dire : à favoriser l’échange marchand, la circulation du capital, en somme. Dans une cité islamique traditionnellement centrée sur le commerce – l’islam est apparu dans une contrée fortement marquée par celui-ci – tout comme en l’actuelle société de consommation, le constat n’est pas dépourvu de sens.
Cependant, la question d’actualité se situe ailleurs. La reproduction de l’espèce a-t-elle aujourd’hui le même poids social qu’il y a quatorze siècles ? Si la réponse varie considérablement d’un lieu à l’autre de la planète, la tendance générale tend à la négative : à moins d’un cataclysme, naturel ou non, la surpopulation menace sérieusement l’Humanité et le contrôle des naissances devient une nécessité. L’inégalité de nature de moins en moins prégnante, les inégalités compensatrices gardent-elles une égale pertinence ?
Y renoncer serait transgresser l’Ordre divin et négliger, ce faisant, la plus-value morale que Celui-ci a instaurée. À cet égard, c’est non seulement par acte de foi – c’est-à-dire : de fidélité – mais aussi par pragmatisme social : minimiser les perturbations du système en mouvement ; que les musulmans et les musulmanes restent attachés aux injonctions coraniques et leur réflexion se porte en aval de l’interrogation, en recherchant les moyens de réduire l’impact de ces inégalités tombant en désuétude, en souci d’adéquation simultanée au Texte et aux contextes ; autrement dit, de justice, dans le sens le plus islamique du terme.
On s’aperçoit alors que le nœud du problème se situe dans l’inégalité des partages testamentaires, minimisant la capacité de capitalisation et, partant, le poids politique des femmes. Voici que le respect intégral du Texte coranique instaure une recherche particulièrement excitante : quels sont les alternatives à la transmission testamentaire des richesses ? À la réponse, classique et universellement notoire, des donations et dotations entre vifs, l’islam a ajouté une disposition fort significative de ses perspectives en matière de capitalisation, disposition probablement préislamique au demeurant : le waqf ou Immobilisation Pérenne de la Propriété (IPP). On en évoquait plus haut l’intérêt pour le développement des Solidarités de Proximité (SP), dans un strict cadre de patrimoine public. Utilisée dans le cadre du patrimoine privé, afin de compenser des inégalités de moins en moins pertinentes, l’IPP – incessibilité, inaliénabilité et gestion prioritaire de l’amortissement, rappelons les plus intéressantes, en l’occurrence, de ses particularités – va permettre de fixer sur le (très) long terme l’exploitation de biens au bénéfice exclusif de lignées féminines, modifiant les stratégies, les rapports de force et les comportements dans les relations de genre. En organisant l’exploitation d’une partie de ses propriétés en IPP, pour (et éventuellement par) ses filles et les filles de ses fils et filles, tout en stipulant qu’à terme de la lignée, l’usufruit de ce bénéfice reviendrait à une œuvre d’utilité publique gérée pour (et éventuellement encore par) des femmes, on met en place un processus susceptible de modifier, considérablement mais graduellement, la vie de la cité.
Dernière remarque à l’intention des économistes : l’usage du waqf dans les civilisations musul-manes, notamment ottomane, aura immobilisé sans affecter, sinon dans le sens du dynamisme, la vigueur de l’échange marchand – longtemps pierre d’angle, rappelons-le, de la richesse en terres musulmanes – jusqu’au tiers des propriétés foncières, incluant tous les rajouts (anqads), notamment immobiliers, à qui le Droit islamique commande de suivre le statut du fonds. On peut entrevoir ainsi l’étendue du champ ouvert au redéploiement du genre. Certes, l’exercice de la citoyenneté ne se limite pas à la capacité économique. Mais on conviendra sans grande discussion que celle-là n’a cessé d’être la plus pratique clé, sous toutes les latitudes civilisées, pour faciliter cette pratique. Dès lors, il ne nous reste plus qu’à en examiner les modalités.
Ordre public
Après avoir noté que la société musulmane n’est pas une société égalitaire, nous avons illustré, avec l’évolution des relations de genre, la plasticité du traitement des inégalités sociales. Une souplesse essentielle pour conserver une juste équité entre nature, morale, tradition et modernité. Elle est vitale, nous allons le voir. Si l’on devait hiérarchiser les qualités de la citoyenneté universelle – car il faudra bien, tôt ou tard, entendre que nous sommes tous citoyens du Monde et s’entendre là-dessus – il est probable que le droit à s’exprimer apparaîtrait en très bonne place. Expression plurielle, touchant à toute une diversité de domaines : juridique, commercial, politique ; religieux, culturel, sportif ; etc. Conceptualisé en Occident dans le fourre-tout « liberté d’expression » dont a pu constater avec récurrence la géométrie variable [20], le droit à s’exprimer est limité, dans la cité musulmane, par diverses contingences.
En un, l’occupation, par le Droit islamique, du domaine public « général ». Si, comme on l’a vu précédemment, la présence de psychotropes, notamment l’alcool – sauf usage technique ou médical – n’y est pas tolérée – a fortiori, l’état d’ébriété – le prosélytisme non-musulman est également banni. Cette restriction s’estompe par la force des choses au voisinage du domaine public « particulier », c’est-à-dire relatif à chaque communauté non-musulmane contractante avec l’autorité musulmane. Certes exceptionnel mais tout-à-fait réel, le cas qui vit le Prophète (PBL) autoriser une délégation des chrétiens de Najran à accomplir leur office religieux à l’intérieur même de la mosquée de Médine donne une idée de l’ampleur des possibilités offertes par l’arrangement négocié entre les communautés. Le pacte, qu’il convient de toujours formaliser par écrit, a valeur de loi.
Si, comme on l’a vu précédemment, le Droit islamique n’impose pas à la Non-musulmane de « tenir fermés les deux pans de son vêtement sur elle », jusqu’où va la tolérance de leur ouverture en public ? L’exhibitionnisme et l’attentat à la pudeur sont perçus très différemment, selon qu’on vit en pays bushman ou au Vatican et il existe de même de notables nuances entre la sensibilité publique sénégalaise et celle saoudienne. De fait, le respect du Droit coutumier (‘urf al balad) est une dimension puissante dans les fondements juridiques (oussoul) de l’islam. « Chante comme les oiseaux de la forêt où tu pénètres », aurait dit le Prophète Mohammed (PBL). Un conseil de sagesse qui n’oblige personne à entrer dans une forêt dont le chant des oiseaux lui déplaît. Mais qui n’autorise pas non plus les oiseaux à assaillir l’étranger dur d’oreille.
Cela va même plus loin. On se souviendra ici du cas d’ar-Razi, le directeur de l’hôpital de Baghdad sous le khalifat d’Al Muktafi (début 10ème siècle). Quoique de famille musulmane, l’éminent thérapeute ne cessa d’afficher publiquement son athéisme, traitant prophètes et textes sacrés d’impostures, refusant toute idée de miracle et convaincu du primat absolu de la raison ; tout ceci, notons-le en passant, plus de six cents ans avant Spinoza. Respecté pour son travail, il ne fut jamais inquiété pour ses idées mais à ce point isolé qu’il mourut dans l’indifférence générale, abandonné de tous, hormis de quelques rares disciples. Caractère totalement marginal et exceptionnel, à l’époque, d’une telle position ? Très certainement et l’exécution d’Al Hallaj [21], deux ans avant le décès d’ar-Razi, pour des convictions bien moins radicales mais jugées autrement plus subversives, démontre l’importance de cette relativisation. L’un ne paraissait corrompre que sa propre existence, vouée, au demeurant, aux soins de son prochain ; l’autre menaçait, selon ses juges, l’ordre même de la cité. Un constat qui aura connu toute une palette de nuances jusqu’à encore aujourd’hui : même en la très sourcilleuse Arabie saoudite en matière d’apparence (az-zâhir), c’est probablement sur les doigts d’une seule main, sans jeu de mots, qu’on compte les manchots, alors que le vol, voire le détournement de deniers publics, n’y est probablement guère moins développé qu’ailleurs. Il faut se réjouir d’une telle mesure : pécheur répétitif, l’homme n’a que deux mains, nécessaires cependant à bien d’autres emplois que la rapine.
Il n’empêche que l’attention à l’ordre public moral reste fondamentale dans la cité musulmane. Rappelons à cet égard une anecdote célèbre : un juif fut mensongèrement accusé de vol par un musulman de Médine. Le Prophète (PBL) fut spontanément enclin à croire le second des deux. Mais survint un Verset divin qui révéla la forfaiture. Ainsi le menteur fut confondu et d’autant plus sévèrement puni qu’il avait triplement failli. « Malheur à une communauté où le faible n’obtient justice qu’après avoir été maltraité », avait coutume de dire le Prophète (PBL) et il faut le répéter avec force : tout jugement, voire déni de jugement, fondé sur des considérations, dites ou non-dites, autres que le strict examen des faits [22], est une insulte à l’islam dont la justice est l’assise. C’est notamment sur cette exigence incontournable qu’un prévenu non-musulman doit être jugé selon les lois de sa propre communauté et la Chari’a le stipule expressément dans ses fondements.
Cependant, la partition moderne du monde en entités étatiques géographiquement délimitées situe chaque individu au sein d’une communauté nationale [23], sans considération religieuse, compliquant singulièrement les repères relationnels musulmans. S’il n’est pas question, ici, de démêler les écheveaux complexes de cette situation, disons simplement que les opportunités nouvelles qu’elle offre, dans l’appréciation des situations juridiques individuelles, sont trop souvent utilisées sans discernement en outil de destruction des architectures sociales traditionnelles, d’essence religieuse banalement. Partout sur la planète, les minorités en souffrent. Notamment dans les cités musulmanes qui n’ont pourtant cessé d’avoir devoir religieux de les protéger. Combien de chrétiens et de juifs vivaient-ils au Moyen-Orient – dans l’empire Ottoman, en particulier – avant la destruction de ce dernier ? Combien il y en a-t-il aujourd’hui ? L’implication de musulmans dans ces exclusions est d’autant plus préoccupante qu’ils sont souvent persuadés d’agir en pleine conformité de la morale islamique : un odieux contresens qu’il est grand temps de rectifier.
On ne s’étendra pas ici sur le fait que ces comportements outranciers se sont modélisés ailleurs qu’en la cité musulmane ; qu’ils sont une conséquence logique d’une quantification exaspérée et rigide de l’existence, mue par la mercantilisation sans frein des rapports sociaux ; pire, des rapports vitaux. S’il convient d’appréhender un tant soit peu le processus fatal qui a généré ces excès, ce sont surtout les questions pendantes qui interrogent tout particulièrement les musulmans : la nature une fois détruite, sur quoi peut reposer la morale ? Lui resterait-il même une quelconque assise ? Quelle alternative proposer alors ? Et l’on doit bien entendre qu’il ne s’agit pas ici d’une histoire de fesses, de voiles ou de caricatures du Prophète (PBL). La morale dont il est question relève de la responsabilité de l’Homme dans la chaîne de la Vie, de sa soumission à l’Ordre (Cosmos, en grec) divin, de sa capacité à conduire la cité dans des limites viables, où chacun, ajusté aux siennes propres, puisse prospérer. Peut-on en débattre dans la cité musulmane ? Avec qui ? Selon quelle organisation ?
Débat citoyen
Il nous reste donc à évoquer un tant soit peu les formes du débat et de la conduite générale de la cité. On naviguera ici entre tradition et prospection… Toutes les cités musulmanes traditionnelles, notamment dans l’empire Ottoman, furent organisées sur des modèles de gestion très décentralisée des quartiers, tenant compte des spécificités locales, culturelles, cultuelles ou autres. Si ces modèles s’appuyaient généralement sur des hiérarchies sociales établies – religions, corporations, tribus ou confréries, surtout – d’autres systèmes plus largement démocratiques n’étaient pas exclus. Ils signalaient tous l’importance, dans les décisions communautaires, de la concertation tant magnifiée dans la Révélation coranique [24].
Concertation citoyenne qui avait déjà présidé à la promotion du Prophète (PBL) à la direction de la cité. Aucune apologie du coup de force, dans les fondements de l’islam. C’est en effet à la demande expresse des habitants de Yathrib lassés de leurs sempiternelles querelles, que Mohamed (PBL) accepte de prendre la tête de l’oasis qui va devenir Al Medina, la ville. Plusieurs tribus, dont trois de confession juive, en occupent l’espace, chacune dans son ksar, ordinairement à relative distance les uns des autres. Cette situation va commander l’organisation de la concertation. Absente des discussions militaires – le traité conclu ne les contraignant qu’à une stricte neutralité dans le conflit opposant les musulmans aux polythéistes de La Mecque – chaque tribu juive délègue un représentant, choisi par eux-mêmes et selon leur propre mode d’élection, aux concertations de la vie courante de la cité, présidées par son chef incontestable (PBL), tout auréolé de son prestige spirituel. Le modèle fera l’ordinaire durant des siècles, avec une question toutefois pendante : l’élection du chef, une fois le Prophète (PBL) disparu et la Révélation Coranique close.
La force y fit si banalement son lit qu’elle paraît aujourd’hui, à nombre de musulmans, le fondement même de l’ordre. Le contre-sens est patent. La page des temps prophétiques définitivement tournée, par commandement divin irrévocable, c’est bien sur les valeurs morales privilégiées par le Saint Coran et magnifiées par le comportement de l’ultime prophète (PBL) que devait être choisi le chef de la cité. Toujours un musulman, coopté par les représentants de chaque communauté musulmane distincte dans la cité (ethnies, tribus, etc.). Jamais une musulmane ? La question qui met en branle la science des hadiths reste discutable, en dépit d’une opinion hâtive mais suffisamment majoritaire pour paraître loi.
Cela dit, pour quel mandat ? Quelle durée ? Au sein de quel système politique ? Les réponses sont à l’évidence contingentées aux degrés de civisme et de complexité de l’ensemble. Mais on voit déjà apparaître trois entités nécessaires, appelées à jouer différents rôles : d’une part, l’assemblée strictement musulmane, garante de la direction morale de la cité, au sens du taqwa (piété) évoqué au cinquième article de la présente série, et responsable des questions de police extérieure (armée) ; l’assemblée générale des citoyens, où participent toutes les franges de la société, chargée de toutes les questions courantes, notamment de police interne ; et le corps des experts juridiques, chargé de rendre la justice selon le Droit de chaque communauté. Chacun de ces groupements – en leur plus petite expression, l’imam, le maire et le cadi – constitué selon une dynamique autonome, c’est de leur coopération active que se construit l’harmonie de la cité.
En parler moderne et pour ne s’en tenir qu’à l’étage supérieur actuel de la complexité citoyenne – la Nation – on pourrait suggérer, par exemple, que la première assemblée coopte le président de la République ; la seconde, le Premier ministre ; et la troisième, le ministre de la Justice [25]. Chacun redevable devant son assemblée, les décisions nécessitant un avis favorable d’au moins deux des trois mais la démission d’un des trois réduisant le fonctionnement de l’ensemble à la stricte gestion des affaires courant avant le litige, en attendant sa résolution, concrétisée par le retour du tiers manquant au triumvirat. Sans chercher à décrire plus avant les détails d’un tel système – il ne s’agit ici que d’une illustration exemplaire – posons-nous une question en amont : dans quelle mesure le recours marqué à la consultation populaire – les assemblées – est-il de nature à assurer à tous le meilleur exercice possible de la citoyenneté ?
Le mode d’élection à ces entités est en première ligne de la réponse. Même nuancés par des représentations proportionnelles, les scrutins majoritaires impliquent une plus ou moins grande coercition d’une partie – généralement majoritaire donc – de la population sur une ou plusieurs autres. Si la quasi-totalité des conflits sociaux, des actes terroristes et autres rébellions irrédentistes découlent de cette débilité, d’autres conséquences moins spectaculaires sont plus profondément délétères de la vie sociale : repli sur soi, individualisme ou démission d’autorité, notamment parentale. Dans l’exemple du système suggéré, ces effets pervers sont probablement assez peu sensibles, pour l’élection de la première assemblée [26]. Ils le sont beaucoup plus en ce qui concerne les deux autres.
En particulier pour la seconde. Discuter
des questions courantes, c’est d’abord tenir compte des relations de proximité
où nous avons relevé le rôle des femmes, au moins égal à celui des hommes,
tandis que les moins de quarante ans – une frange variablement importante de la
population selon les pays, mais qui en représente en Mauritanie près de 80 %
– y construisent leur sens civique et les non-musulmans – groupusculaires en
Mauritanie mais non moins existants – y révèlent le leur. La nécessité de
traiter la représentation des uns et des autres au sein de collèges distincts
apparaît ainsi dans toute son ampleur. Exclue-t-elle la constitution de partis ?
Certes non, dans la mesure où ceux-ci s’organisent en projets de gouvernement –
conclusion logique des activités de cette assemblée – fédérant des énergies pas
forcément convergentes a priori, faute de communication. Mais elle peut
repousser leur intervention après les élections collégiales, réduisant du coup
leurs frais de fonctionnement.
Chaque solidarité de proximité [27] mandaterait ainsi, un mois avant chaque élection, deux représentants (une femme et un homme) à chacun des collèges « moins de quarante ans », « plus de quarante ans » et, s’il y en a, « non-musulmans », sans distinction de parti, formant ainsi le corps électoral (1% de la population) spécifique à la gestion des affaires courantes et entièrement renouvelé avant chaque élection [28]. Une procédure simple, peu ou prou coûteuse. Chacun de ces collèges ayant, en suivant, à choisir [29] entre des listes dressées, par les partis, pour les représenter aux différents degrés de l’administration citoyenne (commune, moughataa, wilaya, nation) ; les assemblées territoriales ainsi constituées déterminant, au final, la composition des diverses instances gouvernantes. Avec un autre avantage : limiter le champ des oppositions partisanes à leur stricte nécessité, c’est-à-dire l’expression des divers points de vue dans la gestion du lointain et du long terme, de portée nationale ou internationale, impliquant des dimensions stratégiques, techniques et/ou scientifiques complexes, qui ne peuvent à l’évidence faire l’objet de débats populaires élargis ; sinon, forcément tronqués.
On aura compris l’esprit de la démarche, sans qu’il soit nécessaire de s’appesantir sur le mode de construction de la troisième assemblée, si ce n’est pour rappeler la nécessité que les mêmes collèges [30] susdits y soient représentés, sur un mode analogue au précédent mais au sein d’un électorat évidemment rigoureusement spécialisé – le corps des diplômés juridiques, toutes disciplines confondues – et insister, par contre, sur la disqualification nécessaire – et même impérative – des partis dans sa formation ; tout comme, notons-le en passant, pour la première assemblée : ni l’une ni l’autre n’ont à mettre au point un programme de gouvernement. Économie, à nouveau, de temps, d’argent et… de controverses.
Non pas, d’ailleurs, qu’on anéantisse ce faisant celles-ci mais les divergences certaines, entre écoles religieuses ou plus généralement juridiques, sont largement suffisantes pour alimenter copieusement les débats de ces deux ensembles, diffusés à part égale sur les ondes et la télévision nationale où tous les partis politiques disposeraient, par ailleurs, d’un temps équivalent et conséquent d’antenne, pour faire connaître leurs différences gestionnaires. En ajoutant que les propositions de lois et de décrets règlementaires peuvent être présentées au président de la République, par n’importe laquelle des trois assemblées mais nécessitent, pour être entérinées, les signatures conjointes des trois responsables suprêmes, on aura fait le tour de notre exemple. À quelle distance sommes-nous maintenant de la citoyenneté occidentale ?
D’une civilisation à
l’autre
Avant de conclure notre travail, l’article qui suit, tiré du débat internaute franco-français contemporain, où la présence d’une forte communauté musulmane, essentiellement de souche non euro-péenne, rafraîchit des concepts républicains spécifiques mais très affadis par la société de consommation, devrait permettre de mieux situer les décalages – autrement dit, le potentiel d’énergie – entre deux conceptions de la citoyenneté qui ont certainement mieux à faire qu’à s’affronter…
La difficile émergence de l’islam dans la société française permet de constater une dégradation sensible du concept de laïcité : hier, flambeau de la liberté d’expression et de culte ; aujourd’hui, trop souvent étendard de leur confinement. Naguère clairement distingués, des concepts fondamentaux de la citoyenneté sont à présent confus. En 1789, on savait fort bien que la République, ce n’était ni l’État, qui existait bien avant elle, ni la France, qui est un espace, pas un régime politique, encore moins une gérance. La loi marquant la séparation de l’Église et de l’État, cent seize ans plus tard, consacra un processus logique adapté à la pluralité de l’opinion publique – en latin, res publicae – française. Croyants et incroyants se retrouvaient enfin, du point de vue de l’entité gérante du territoire français, égaux en droits et en devoirs [31].
Mais en matière de convictions philosophiques, politiques ou religieuses, l’impartialité de l’État peut-elle être pleine et entière ? La question n’est pas polémique. Elle constate une diversité organique dans la structure administrative. Le corps fonctionnaire est en effet constitué selon deux voies : l’une, de recrutement sélectif ; l’autre, élective ou nominative. La première peut être soumise à une stricte laïcité, contrainte à la seule discrimination des compétences. La seconde, parce qu’elle émane directement du débat républicain, sinon de la volonté de son président, exprime forcément une certaine partialité de point de vue et obéit à des discriminations diverses, politiques bien sûr mais aussi politiciennes... Le « mal » – racine même des débordements contemporains de « l’espace public » – semble pourtant nécessaire au système français. Il permet à l’État d’intégrer – par le haut et donc assez rapidement – des réformes adaptées à l’évolution de la société. Les chambres parlementaires, le gouvernement et la présidence constituent ainsi le lieu des articulations entre la République et l’État. Il s’y concocte notamment les règles de vie sociale qui ordonnent la Société civile et, dans une mesure certes plus discrète – heureusement ! – l’intimité des familles.
De très nombreux paramètres entrent en jeu. Droits de l’Homme, droits des partis et des commu-nautés, nécessités écologiques et intérêts économiques formulent ainsi des jeux fluctuants de priorités où se distinguent les bons des piètres politiques. Pour atteindre à un seuil minimal d’efficacité – et éviter le recours à des mesures coercitives, rarement ; pour ne pas dire jamais ; rentables – ces règles doivent être tout-à-la-fois suffisamment objectives et respectueuses de la diversité subjective. Reconnaissant cette dernière, on a posé, a contrario du devoir de réserve de l’État, la liberté d’expression en pôle fondamental du non-État. Mais c’est quoi, « l’expression » ? La parole, l’écriture, le dessin, l’art ? L’habillement, la parade, la danse, les rites, la prière ? Et je ne parle pas du silence ou de la pudeur, ni du poids des magnats sur les media...
On entend ici l’autre pôle, indispensable, qui limite ce droit imprescriptible : l’intégrité de la personne ; tant celle qui s’exprime que celle qui reçoit le message, en passant par celle que l’expression peut éventuellement mettre en cause. « Personne » au sens juridique du terme ; c’est-à-dire : physique ou morale, publique ou privée, individuelle ou collective. C’est dans cette dialectique qu’il eût fallu analyser ; et probablement pénaliser ; les caricatures du Prophète (PBL) qui se sont révélées une atteinte à l’intégrité, non seulement, d’une multitude de personnes physiques – agression visuelle et mentale – mais, encore, par voie de conséquence, d’une multitude de personnes morales (en particulier, économiques : les pertes financières ont affecté durablement de nombreuses entreprises européennes, suites au boycott musulman – liberté d’expression, là encore – démontrant au passage le pouvoir grandissant du Tiers-Monde, en tant que force de consommation).
On pèse alors le poids des rapports entre l’individu et le collectif, et ceux des collectifs entre eux. C’est, par exemple, au nom de l’intégrité de la personne individuelle qu’on interdit en France les mutilations sexuelles. Mais c’est au nom de l’intégrité de diverses collectivités, en l’occurrence juive et musulmane (la seconde « profitant », largement en cette occasion, du statut privilégié de la première), qu’on y tolère la pratique de la circoncision. Les considérations sanitaires s’affrontent à des sacralités rituelles, les unes et les autres variablement contestables sur leur propre terrain, et les solutions apaisées passent nécessairement par des dialogues soutenus et une éducation accrue de l’objectivité, tant scientifique que religieuse. En amont d’une répression la plus tardive possible, on conçoit ici toute l’importance d’actions conjuguées de l’État et de la Société civile, la seconde palliant aux limitations laïques du premier...
En revenant par ce petit détour dans le cercle des associations – solidarités partielles ou partiales, désignant ainsi leur frontière objective avec l’État – la boucle est presque bouclée sur notre sujet. Certes, les associations ne sont pas toutes uniformément partielles ou partiales et leurs différences, de ce point de vue, déterminent une « variable d’intérêt public ». C’est à mon sens dans cette fluctuation que s’architecture une éventuelle « laïcisation relative » de la France, lieu spécifique, certes ; mais surtout lieu de vie et particulièrement de vie sociale. Posons à cet égard un principe organique : toute association, quelle qu’elle soit, doit bénéficier de moyens de subsistance, c’est une personne morale citoyenne, nantie de droits et de devoirs. Il reste alors à écrire les limites objectives de son existence. À partir de quel seuil d’activités une association serait-elle en droit de bénéficier d’un programme de subventions visant à la rendre économiquement viable ? À partir de quel degré de dépérissement ou d’illégalité, devrait-elle être dissoute et ses biens restitués à un « fonds national associatif inaliénable », sorte de réservoir-observatoire du potentiel économique des associations, composé de dotations, subventions et donations diverses, notamment en biens domaniaux, fonciers, immobiliers ou mobiliers, publics ou privés ?
Inscrites dès leur fondation au Patrimoine national, une cathédrale, une synagogue, une mosquée, même contingentées à des règles exclusives de fréquentation, constituent à long terme des placements utiles à la Nation entière, ainsi qu’à plus court terme, un motif d’activités économiques, via leur érection et leur entretien... Une fois assurée cette base fonctionnelle, sans autre discrimination que la légalité statutaire et l’hypothétique « seuil de viabilité » ci-dessus suggéré, sur quels critères l’État laïc peut-il nuancer ses contributions complémentaires ? On ne saurait minimiser le poids du nombre : les quelques millions de catholiques pèsent globalement plus lourd que les quelques dizaines de milliers de Témoins de Jéhovah ; le million cinq cent mille musulman « pratiquants » que la centaine de milliers de juifs fréquentant les synagogues... C’est – probablement : on manque de statistiques sur le thème – un tiers du public qui appelle au soutien de ses activités confessionnelles, philosophiques ou politiques ; un autre tiers qui s’en indigne variablement ; le restant ne s’en formalisant pas. On ne saurait non plus minimiser la force des habitudes : le haut clocher, malgré son origine islamique – hé oui, le minaret importé d’Espagne et des Croisades… – est autrement intégré dans les schémas environnementaux français que ce même minaret surmonté d’un croissant.
Mais il n’en demeure pas moins qu’une association visant à promouvoir l’égalité citoyenne, la parité de genre, le métissage racial, etc., devrait, en France, « normalement » obtenir plus de faveurs qu’une autre militant pour la préférence nationale ou la séparation des sexes dans l’espace public... Les mouvements de promotion de la laïcité en dehors du strict cadre de l’État rencontrent à l’évidence des soutiens pas toujours impartiaux auprès des instances de celui-ci. C’est ainsi : n’en faisons ni un drame ni une règle... Tout est question de mesure. Si, effectivement, l’entrée dans la fonction publique n’était contingentée qu’à la seule discrimination des compétences, on devrait y retrouver à terme la même proportion de chrétiens, juifs, musulmans ou autres croyants qu’en la Société civile ; avec probablement une représentation un peu plus grande d’athées et d’agnostiques, plus enclins, semble-t-il, à accepter la règle de la laïcité. Une jeune fille voilée pourrait fort bien se retrouver première, à l’issue d’un concours d’entrée à telle ou telle fonction publique, elle n’y serait admise qu’en acceptant de retirer son foulard, à la signature du contrat de service que j’appelle de mes vœux. Ni avant ni plus tard et dans les limites précises de son emploi. Pour un athée, par contre, le contrat de laïcité – dont il reste encore à définir les termes exacts, plus d’un siècle après les premières lois introduisant celle-ci ! – pourrait apparaître non seulement peu restrictif mais, plus dynamiquement, justificatif de ses positions personnelles. Sans compter l’utilisation du concept par chaque « sectateur », pour contrer la progression éventuelle de ses « adversaires » dans la Société civile...
C’est dire ici encore toute l’importance, en amont, d’une éducation du sens civique convenablement instruit du potentiel libéral de la dialectique française où l’État, fermement laïc, doit assumer toute la rigueur de l’impartialité, tandis que la Société civile, formidablement plurielle, à l’inverse toute la diversité des partialités. Un tel modèle français, véritablement respectueux et promoteur d’une responsable liberté d’expression aurait alors quelque chance de redorer son image d’exemplarité universelle. Ce n’est malheureusement plus le cas et les vociférations des laïcistes – autrement plus « religieux » que les laïcards d’antan – ne sont probablement pas étrangères à cette dégradation... Objecterait-on que ces clameurs ne sont que réactives à un militantisme musulman parfois outrancier ? On se souviendra alors que ces excès sont surtout le fruit d’une gestion désastreuse de l’immigration postcoloniale, où l’État français a totalement négligé d’instruire et de magnifier le caractère citoyen fondamental des relations de voisinage. Ce faisant, les nouvelles se sont naturellement construites hors du projet spécifiquement français ; parfois même, hors de tout projet civilisé. On peut aisément en déduire notre ultime constat : quel que soit le modèle, la citoyenneté n’est viable qu’à partir de liens de proximité dynamiques, quotidiens, soutenus et valorisés à toutes les strates de son dévelop-pement.
Universalité de la
proximité
Si une république est forcément relative à un espace – il faut bien que le débat public s’exprime quelque part – c’est contraindre celui-ci que fixer formellement celle-là dans une quelconque conviction. Certes, l’espace en question ne peut héberger république qu’en ce qu’il est habité et les gens ont ordinairement des convictions. Toutes identiques ? C’est s’éviter bien des désordres que de laisser la question indéfiniment en suspens. L’eau stagnante pourrit et les digues débordent. Par contre, la structure administrative, régulatrice du débat et gestionnaire de l’espace, peut – doit, même – qualifier sa méthode, expliciter ses références, en démontrer constamment l’adéquation à la situation du débat, du lieu et du temps. C’est donc bien l’État – et rien d’autre – que la république de tel ou tel pays habille des qualificatifs taillés par son débat citoyen : bouddhiste, chrétien, islamique, laïc…
Débat citoyen, construit au pas même de chaque maison. Je dis bien citoyen et non pas politique dont la dimension n’apparaît qu’en aval, une fois correctement assises les fondations du voisinage. Ainsi naissent les cités. Deux amis, familiers ou autres, s’installent côte-à-côte. Un étranger s’en vient. C’est au quotidien que se construira leur capacité à vivre ensemble et, tout naturellement, celui qui se révèlera le plus attentif à ses voisins, le plus responsable envers son environnement, le plus apte à résoudre les problèmes d’ordre communautaire, sera appelé à organiser les nécessités du collectif. Dans la complexité d’une cité, a fortiori d’une nation, fortes d’une histoire pluriséculaire et d’une pluralité phénoménale de relations, beaucoup d’autres paramètres entrent évidemment en jeu. Mais la base de tout cela, ce sont bien les plus simples relations humaines. De leur valorisation à chaque étage dépend la santé de tout l’édifice. Ne mettons donc plus la charrue avant les bœufs.
Avant de discuter de systèmes politiques, d’envisager des réformes plus ou moins complexes qui seront toujours, quelle que soit leur valeur, d’abord perturbatrices avant de se révéler pertinentes, il convient de se consacrer à leurs fondations. À cet égard, il est certainement plus facile de développer un réseau de Solidarités de Proximité en Mauritanie qu’en France. La vigueur des liens sociaux traditionnels – famille, tribu, ethnie – la toute jeunesse de la grande majorité des cités, la conscience que l’État ne peut pas tout faire, les références religieuses, la présence de nombreux organismes d’aide au développement, etc. : beaucoup d’éléments peuvent converger à cette fin. Il s’agit de les mobiliser en ce sens. Patiemment, à partir des gens eux-mêmes, de tel ou tel quartier volontaire pour en expérimenter la mise en place, en s’appuyant sur la Société civile existante, tandis que se discute, entre l’État et les PTF, l’harmonisation d’un plan d’implantation d’IPP avec celui de l’aménagement général du territoire et ceux plus localisés d’urbanisme.
Développer de l’emploi dans un sous-quartier quelconque, en consacrant tout ou partie des bénéfices nets d’entreprises judicieusement implantées [32] au financement d’activités régulières de solidarité locale, choisies et menées par les habitants de ce même sous-quartier : un tel concept peut contribuer à résoudre diverses problématiques brûlantes en Occident, notamment en France. Là encore et en dépit de l’urgence parfois aiguë de la situation, il faut agir à petits pas, en faisant largement appel aux associations locales existantes, fussent-elles religieuses, capables d’informer et de mobiliser les populations autour de leurs besoins réels, quotidiens, aisément identifiables et perceptibles par tout un chacun. Nous voilà désormais au cœur de l’enjeu citoyen : la construction de la responsabilité individuelle par l’action au sein du collectif.
On fait ainsi apparaître un principe : la citoyenneté n’est pas un état mais un devenir. Sitôt qu’une personne demeure plus de six mois au même endroit, au cours d’une même année, le Droit international convient qu’il y a élu domicile. Dès lors, le processus citoyen est en cours et doit être reconnu. C’est dans la participation à la vie de la SP locale [33] que chacun, national ou étranger, a la meilleure opportunité de mettre en œuvre son sens des responsabilités publiques, sa capacité d’engagement au service de la collectivité, sans qu’on ait à considérer ses convictions religieuses, politiques ou philosophiques mais en lui laissant, bien entendu, toute liberté de les exprimer, sachant bien qu’en retour, leur exposition peut amener son voisinage à se détourner de lui. Il perdrait alors son point d’appui dans la cité et c’est à lui – et lui seul – de mesurer l’alternative.
Que l’élection du domicile suffise à la participation à la SP et, en fonction des décisions de celle-ci, de l’entreprise, IPP ou autre, assurant son fonctionnement, voilà de quoi instaurer un certain nombre de devoirs et, partant, de droits, déjà plus conséquents que ceux commandés par l’octroi du seul visa. L’engagement d’un étranger dans une activité de la SP de son domicile devrait ainsi lui garantir divers droits sociaux reconnus au moindre national. On aura compris l’esprit : plus on prend de responsabilités, plus les portes de la cité s’ouvrent. Cette étroite relation entre droits et charges librement consenties – versions dynamiques des devoirs – fondamentale dans la pensée musulmane, mérite d’être mieux explicitée dans le Droit international.
À l’inverse, l’élévation des droits citoyens, entendus ici en tant que pouvoirs – et celui de la fortune en est, de toute évidence, un des plus prégnants – doit impliquer obligatoirement un surcroît de charges vis-à-vis de la collectivité. Il existe ainsi un seuil de fortune au-delà duquel la charge fiscale doit croître exponentiellement. L’illustration suivante devrait suffire à argumenter cette proposition. Soit un patrimoine rapportant un million d’euros chaque année. Taxée à 50 % – ce n’est évidemment qu’une pure hypothèse pour les besoins de ma démonstration – cette plus-value laisserait à son ayant-droit quelque mille trois cent soixante-dix euros par jour, assez loin, donc, du seuil de l’extrême pauvreté [34]. Mais, dans le cas d’un patrimoine rapportant un milliard d’euros par an [35], taxerait-on ce revenu à 99 % que le « reliquat » n’en serait pas moins vingt fois supérieur (vingt-sept mille euros par jour !) au précédent. Posons-nous la question, musulmans. Si ce genre de situation ne s’est jamais présenté au Prophète (PBL) – l’austérité était autrement mieux partagée, à son époque – comment devons-nous réagir aujourd’hui, devant tant d’iniquité ? Manquerions-nous d’indications pour la traiter dans l’esprit de notre foi ?
Cette variabilité réciproque des devoirs en fonction des droits va dans le droit fil de la conception musulmane de la citoyenneté. Certes, il reste, entre celle-ci et ses voisines, des points d’achoppement sur plusieurs points, comme, par exemple, les relations de genre. Soyons sereins : c’est bien tous ensemble que nous avons à construire notre citoyenneté mondiale. Mais nous avons d’abord à balayer chacun devant notre porte. Avançons donc, les uns et les autres, dans nos différences d’approche. Approfondissons-en le sens, avec la plus grande attention à l’évolution des situations, en cultivant tout ce qui nous rapproche, tout ce qui peut nous être mutuellement profitable, avec cette inébranlable certitude que le temps, en ce qui semble nous diviser encore aujourd’hui, fait bien les choses ; pour peu qu’on tienne, chacun ferme, à ne jamais oublier d’où l’on vient, qui nous a fait ce que nous sommes et nous permet d’apprécier où l’on est et comment s’y adapter. Musulmans, nous savons que le dernier Message Divin – le Saint Coran – éclairé par le comportement de Son prophète (PBL) est la médecine adaptée aux temps que nous vivons. Toute en souplesse mais nantie d’une méthode forte et robuste, elle nous invite à cultiver sans relâche les liens entre nature et morale, tradition et modernité, proche et lointain, court et long terme. C’est de cet équilibre que nous devons témoigner. Dans nos comportements quotidiens, dans l’organisation de nos propres cités contemporaines, dans nos participations aux autres constructions citoyennes. Avec fidélité, tranquillité d’esprit, mesure et discernement. En cette attitude, Dieu ne nous a-t-il pas promis la meilleure fin ? Et c’est Lui, certes, Le Savant.
[1] Première
publication in « Le Calame », hiver 2012.
[2] En nous épargnant le constat lucide de sa relativité : c’est surtout en comparaison d’une norme mauritanienne encore très « lâche », disons, que ladite cité se démarque.
[3] Dès la conquête de la Perse en effet, la réalité culturelle et sociale impose aux musulmans un évident pragmatisme. L’affaire de la Kaaba considérée comme une ordonnance interne, impérative à la cohésion de la communauté musulmane, le droit des communautés adjacentes permettait à toutes de préserver leur patrimoine, à défaut d’être toujours reconnues religieusement. Très majoritaire, cette interprétation de bon sens qu’élèvera à l’extrême l‘empereur moghol Akhbar sera de loin en loin contestée par divers fanatismes, à l’instar de celui des Talibans contre des sites historiques bouddhistes, au début du 21ème siècle.
[4] L’autre
verset – 33, 59 – relatif à
l’habillement, tout aussi explicite quant à la non-implication des
non-musulmanes, a donné – donne encore – lieu à de multiples controverses sur
le sens de « youdnina ‘aleyhinna min jalabihinna » : « bien
maintenir leur vêtement sur elles », pour les uns – dana, la racine de
youdnina, exprimant l’idée de joindre, rapprocher les deux bouts ou pans – que
d’autres interprètent comme « se couvrir entièrement, de la tête aux
pieds »…
[5] Notons au
passage – avant de revenir, plus loin, sur l’importance des traités dans
l’organisation de la citoyenneté en islam – le rôle de ceux-ci dans la
règlementation des substances réputées vénéneuses, toxiques ou seulement
douteuses. Parfois plus soumis à la loi de gros intérêts institutionnalisés
qu’à celle de la santé publique – les cas du tabac et des OGM sont à cet égard
diversement significatifs – ils constituent pourtant souvent de solides
contributions à une éthique planétaire commune.
[6] C’est le
niveau 0 du respect de la personne,
au-dessous duquel s’agitent les variablement légitimes défenses et conflits
d’autorité.
[7] Il y a de
rares exceptions, comme la permission d’utiliser des flèches empoisonnées, si
l’ennemi y a eu recours en premier.
[8] Des
considérations totalement étrangères, odieuses même, au Saint Coran et au
Prophète (PBL) mais recommandées par les Talmuds juifs et réitérées par d’aussi
éminents maîtres que Maïmonide (12ème siècle), éthicien très relatif
donc, en ce qui concerne les relations avec les non-juifs (Mishneh Torah).
L’hypothèse selon laquelle un certain nombre de Mauritaniens serait de
lointaine origine juive aurait-elle quelque pertinence ?
[9] Voir ma série Solidarités de proximité, publiée en Mars-Avril
2008, dans le journal « Horizons » (Nouakchott).
[10] Ainsi que je l’ai
suggéré avec récurrence tout au long de cet ouvrage, les deux termes waqf et
IPP doivent se distinguer. La connotation du premier est nettement religieuse,
quand celle du second met en avant et strictement son intérêt
socio-économique. Dépendant, dans le premier cas, des compétences du
Ministère des Affaires religieuses et de ses institutions annexes (comme, par
exemple, l’Établissement National des Owqafs) et, dans le second, du ministère
le plus compétent dans le domaine socio-économique en cause. En l’occurrence du
présent dossier, probablement le Ministère de l’Intérieur.
[11] Il existe des
options intermédiaires, réservant, par exemple, tout ou partie des bénéfices à
une lignée d’ayant-droits, jusqu’à extinction de celle-ci, suite à quoi l’attribution
de ceux-là est ordonnée dans le domaine de la bienfaisance publique, selon les
indications du fondateur du waqf ou, en leur absence, celles de l’organisme
d’État chargé des awqafs. Elles ne nous intéressent pas ici. Voir LE WAQF […] LA MAURITANIE […], op. cité.
[12] À discuter
bien évidemment avec le Ministère concerné, avec toujours l’option de les
traiter séparément dans le strict cadre traditionnel.
[13] À cet égard,
si les citoyens, dans la cité occidentale moderne, le sont a priori, on peut se
demander s’ils le sont toujours a posteriori, dans la pratique quotidienne…
[14] Les vizirs et secrétaires arabes chrétiens
en Islam (622-1517), (texte annoté par
Camille Hechaïmé), Beyrouth, 1987.
[15] Hadith
rapporté par Abû Dawud et Tirmidhi.
[16] Il faut ici prendre
le temps de méditer sous cet angle l’ampleur des bouleversements qu’a suscités
la partition du Monde en États nationaux…
[17] Non seulement
l’importance de cette discussion est relative au pouvoir décisionnel, accordé
au chef de la cité ou accaparé par celui-ci, mais il peut exister également
d’autres instances, comme celle regroupant les représentants des communautés
non-musulmanes susceptibles d’être appelées à une discussion élargie…
[18] Avec des disparités très importantes selon les régions. Ainsi, près de 30 % en moyenne, en Afrique noire, et moins de 5 au Maghreb. Contrairement à une idée fort répandue, la polygamie est peu fréquente dans les pays musulmans (P. Fargues, 1988).
[19] Allusives dans le Saint Coran, plus précises dans la sunna du Prophète (PBL), elles sont surtout conséquentes dans le fiqh (jurisprudence), dont on rappellera incidemment la nature évolutive, à l’écoute des contextes…
[20] Liberté
d’expression que de diffamer une personne vénérée (PBL) par un humain sur cinq
mais délit que d’appeler au boycott de l’économie sioniste, voire crime de
contester la réalité historique des chambres à gaz, par exemple. Non pas, bien
évidemment, que nous militions à telle enseigne mais c’est, à tout le moins, la
liberté de l’historien de pouvoir en douter et d’exprimer sa thèse.
[21] Voir notamment Louis Massignon, La passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, 4 volumes, Gallimard, Paris, 1975.
[22] Incluant
l’examen des situations sociales des parties, de leurs devoirs respectifs et du
degré de responsabilité que ceux-ci impliquent. A priori, un conflit de
voisinage impliquant un musulman et un non-musulman ne peut être ainsi jugé à
part égale, puisque le premier doit répondre, comme on l’a vu précédemment, de
devoirs spécifiques envers le second. De même, l’affamé, non-musulman soit-il,
qui vole pour survivre le riche musulman, ne peut, non seulement, être condamné
mais il doit, à l’inverse, être secouru par ce même riche, à défaut de l’État
(cf. le jugement en ce sens du khalife ‘Omar).
[23] Contre son
gré, bien plus souvent qu’on nous le dit. Du Groenland aux Afrikaners, du Tibet
au Lakota, un peu partout sur notre planète, les près de quatre cents mouvements
sécessionnistes actuellement recensés, sans compter les quelque douze millions
d’apatrides estimés par le HCR, sont là pour démontrer la relativité du droit à
l’autodétermination des peuples et l’intensité des problématiques issues de
l’enfermement de la nature vivante des gens et des peuples dans des États « millimétrés »
et néanmoins objectivement artificiels.
[24] Voir,
notamment, 42 –38.
[25] Plus
exactement, le président de toutes les cours de justice, signifiant ainsi
l’indépendance totale de la Justice vis-à-vis du pouvoir exécutif.
[26] Où ce serait pourtant le lieu idéal de distinction tribale, en ce que la tribu est surtout un réservoir de valeurs morales.
[27] Et l’on
remarquera donc, au passage, que les fondations de tout ce système, ce sont ces
solidarités de proximité dont la mise en place ne se fera ni en un jour ni sans
la volonté réelle des gens à les faire vivre. (Re)construisons d’abord notre quotidien et notre voisinage. Sans
cela, aucun système ne peut être viable. Posons objectivement la
question : l’évidence serait-elle limitée au seul point de vue
musulman ? Considérations hautement importantes sur lesquelles on
reviendra prochainement.
[28] Sur le mode
des tontines aléatoires, par exemple, en tirant au hasard parmi la liste des
électeurs de chaque collège n’ayant jamais été désignés pour représenter la SP
à une élection.
[29] Au cours
d’une même journée, sinon deux (commune et moughataa, d’une part ; wilaya
et nation, d’autre part), mobilisant un seul bureau de vote, éventuellement
itinérant, par commune.
[30] Mais en
excluant tout cumul de mandats.
[31] Mais, en
décrétant « laïque », cinquante ans plus tard, la République
elle-même – préambule de la Constitution de la Vème République – les
politiques français ont anéanti la dialectique « pluralité de la chose
publique/neutralité de la gestion du territoire », avec des conséquences
sur l’égalité des droits mais pas sur celle des devoirs. Un équilibre – du
moins, une tendance à celui-ci – était rompu.
[32] Ici ou là,
en un ailleurs plus sécurisé ou tout simplement plus marchand. L’important est
que leur personnel provienne, tant que peut se faire, de ce quartier et y
réside.
[33] Dont tous
les membres, adultes et mineurs, sont inscrits sur son répertoire annuel
transmis aux autorités communales, faisant ainsi office d’enregistrement de
base.
[34] Moins d’un
euro par jour. Un milliard trois cent millions d’humains en sont à survivre
aujourd’hui dans ces conditions. En Mauritanie, près du quart de la population.
Le nombre de plus-values privées supérieures au million d’euros par an se
comptent, elles, en millions (plus de trois) dans le Monde ; au moins une
centaine en Mauritanie.
[35] Il y en a
officiellement plus de soixante sur notre planète commune. La taxation – mieux
l’auto-taxation concertée… – de tout ce beau monde aux taux indiqués dans le
texte, rapporterait au moins quatre mille milliards d’euros par an à la
collectivité mondiale. Distribués à chaque pauvre et extrêmement pauvre de la
planète, il élèverait de près de quatre fois le seuil de l’extrême pauvreté,
relançant d’un coup la consommation, du plus local à l’échelle de la planète
toute entière, avec bien évidemment de juteuses retombées sur les grandes
fortunes ; un bienfait n’est jamais perdu…
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