Le
plus difficile, avec le souffle, c’est de toujours l’échanger. Alors qu’il n’y
a rien de plus naturel. Seulement voilà : nous avons des mots dans la
bouche, plein la gorge ; jusqu’au fond des poumons, ras la mémoire.
C’est pratique pour communiquer, échanger des idées, bâtir des mondes. Mais
plus gênant pour respirer ; expirer surtout, préalable essentiel au partage
tant espéré de l’essence.
Oublier
l’essence ou les sens ? Merlin se grattait la tête. De quel étang le
chemin où je suis né était-il le passage ? De feu ou d’eau ? Main
droite ou main gauche ? Après s’être longtemps effrayé de cette
alternative, il avait fini par s’en lasser. C’était plus intéressant d’aller et
venir. Palpitant, pour être plus précis. À la frontière entre ce qui et
qu’anime le sang, il avait donc planté, ambidextre, sa forêt. Patiemment, peu à
peu, en la jonchant de pièges. Mais pas seulement. Elle devait s’y retrouver.
Elle ? Il ignorait qui et n’aurait pour rien au monde cherché à lever,
avant l’émoi de sa rencontre, le voile qui recouvrait son visage.
Quelle
qu’était son admiration pour les grands arbres, les vieux centenaires,
frontières des espaces et des temps, c’étaient les bouleaux qu’il préférait.
Leur gracilité l’émouvait. Il y bâtit, entre cinq disposés en étoile, sa
nouvelle cabane. Il l’appela « Le Retour », en considération du
sixième jour de l’an neuf, pleine lune, quatrième jour de la
naissance du Prophète – Paix et Bénédictions sur Lui (PBL) – et troisième de
l’Épiphanie, qui avait salué son apparent établissement au 20ème siècle de l’ère
chrétienne, alors que les baguettes, la veille encore en Avalon, lui en avaient
indiqué l’exacte situation.
Il
se coucha, l’âme en paix. Confiant en ce que le rêve allait tôt ou tard
réaliser son œuvre. Mais la confiance n’exclue pas la surprise. De fait, il ne
s’attendait absolument pas à ce que l’étoile tant attendue fut si gamine. Fort
de la science des métamorphoses que lui avait enseignée Taliesin, il aurait
aisément pu se donner une allure autrement enfantine, apparemment plus
appropriée crut-il, un instant pris de court. Juste assez pour mordre à
l’hameçon. Viviane éclata de rire.
« Non,
non, c’est bien ton vieux que je cherche. Pas question que tu me
contestes le privilège de l’inexpérience ! ». Elle avait, c’était
évident, bien préparé son coup. D’où venait-elle ? D’hier ou de
demain ? Merlin avait beau tourner et retourner dans sa couche, aller et
venir dans le temps, c’était toujours à l’orée de l’adolescence qu’elle apparaissait,
ne battant des cils qu’à l’enchanteur du troisième âge. Mais qui tenait le
fil ?
Les
arbres frissonnent entre terre et air. Les mirages aussi. Pour distinguer
réellement les uns et autres, on croit ordinairement qu’il faut faire appel à
nos sens ; je veux dire les cinq évidents. Écarquiller les yeux ;
toucher, à tout le moins. Merlin avait, lui, cet instinct de plutôt les fermer,
joindre les mains et écouter les petits picotements de son âme. Seulement
voilà : Viviane y dansait tout autant, sinon plus, courant comme un
ruisseau.
De
quoi rendre perplexe le plus avisé des mages. « Mets une porte au
Retour », proposa Viviane, « nous serons plus tranquilles ».
Pour prudente qu’elle était, cette suggestion enfermait déjà. Quasiment donc à l’opposé,
apparemment, de ce qu’espérait Merlin depuis tant de lunes ! Cette
communion, c’était avec toute La Nature qu’il la désirait, jusqu’à percer le
souvenir même de sa fontanelle, y perdre toutes les clés, les signes, les
sillons…
Il
acquiesça cependant, juste guidé par la paix qu’il avait ressentie en se
couchant. Oui, heureuse elle palpitait, cette incertitude. Et le souffle de
Viviane, tout contre lui à la recherche du sien, lui sembla plus une promesse
qu’une étreinte, quelque chose comme l’avant-goût d’une élévation prochaine,
immédiate, insensée. S’y oublierait-il ? « Pas tant que tu ne m’auras
toute révélée », murmura Viviane, courbée comme un arc.
*
* *
Tout
est signe. Un homme disparaît soudainement et le chagrin d’une fille passionnée,
le désarroi inattendu d’une épouse si publiquement hautaine, à l’ordinaire,
imposent à celui-là de laisser un indice d’espoir, une certitude de continuité
amoureuse. Ce pourrait être une photo prise le jour de la cérémonie funèbre. On
y voit l’enfant et sa mère debout, comme fixées l’une à l’autre dans l’habit
tout neuf de leur nostalgie. À gauche de la petite fille, hasard du cadrage, un
miroir de poche se tient, dressé lui aussi, dans l’encoignure basse d’une
fenêtre. Cliché banal, à un détail près que va découvrir notre héros. Appelons
celui-ci « lecteur avisé »,chevalier inconnu des temps modernes, sans
présumer de son sexe qui déter-minera pourtant un certain nombre de
rôles dans l’aventure.
Il
observe attentivement sur son ordinateur la vieille photo numérisée. Une
intuition soudaine lui fait agrandir le petit miroir au rebord de la fenêtre.
Stupéfaction : apparaît alors nettement le visage souriant du défunt.
Indice au demeurant aisément contestable – maquiller une image, c’est aujourd’hui
si simple… – que seuls ses destinataires ne contesteront pas. Suffisante et
nécessaire sélection qui justifie la fragile subtilité de l’argument. Mais ce
cercle d’élection, qu’on devine fermement centré sur une impénétrable intimité
familiale, va rapidement déborder de son aire : le lecteur avisé n’est
évidemment pas unique. Voici la forêt rouverte.
Faudra-t-il
s’étonner que le héros y rencontre tant d’aventures amoureuses,
introduites par autant de duels, énigmes ou choix ? Entre la détresse
prévisible de l’enfant, la révélation posthume de l’intensité du lien conjugal,
l’avis du lecteur, les transformations des uns et des autres, où se situera le
cœur de la forêt, probable lieu du retour de chacun sur lui-même ? Prudence
donc avant d’entrer. Brûlante, cette question éteignit naguère bien des
regards. La cécité est souvent le prix de l’éclair et, dans la proximité du
risque, il faudra ne jamais oublier le biface de l’évidence : pour
accomplir le vide au centre et lier ainsi la terre au ciel, le feu brûle
toujours quelque chose, suivant une seule et unique voie : redoubler tout
autant d’intensité que d’humilité.
Pour
l’heure – un peu avant la séparation – l’ombilic humide palpite encore. Dans le
brouillard épais de cette aube d’hiver, une corne de brume retentit.
« Maman, c’est le bateau de Papa ? – Je ne sais pas, Rabi’a, c’est
loin et l’on ne voit rien. Allez, marche un peu plus vite, ton maître de Coran
attend. » La voie pavée qui mène au chenal est déserte, aucune voiture n’y
circule et c’est bien le chemin le plus calme, à cette heure, pour rejoindre la
Cité des lierres. À quai, quelques voiliers amarrés balancent, marée montante,
et, au passage auprès de certains, une chaude odeur de café effleure les
narines. « Maman, c’est lui qui nous ramènera sur l’île ? – Sûrement, incha Allah, il
te l’a promis et, tu le sais bien, ton père tient toujours parole ».
Hoël
était pêcheur. Une profession exceptionnelle chez les Mabon. Entre pouvoir et
terroir, cette lignée de forgerons avait donné des hommes de loi, des banquiers
et des médecins, des agriculteurs et des bâtisseurs, ainsi que son contingent
familial de soldats, moines et nonnes, deux ou trois à chaque génération. Mais
des pêcheurs, il avait fallu attendre l’étrange décision du grand-père Louis, à
la Toussaint 1912, pour que l’opportunité d’en voir éclore un se présentât.
Alors propriétaire, à Hennebont, d’une forge qui fabriquait notamment des
ancres – une activité bien dans l’âme de cette famille – Louis n’avait pas
supporté de se voir infligé « la honte », disait-il, d’un contrôle
fiscal. Le premier, de souvenir de Mabon.
Louis
n’avait rien à se reprocher et les fonctionnaires en avaient pris acte,
vaguement gênés, évoquant des directives en haut lieu. « Vous faites votre
travail, messieurs, mais puisque l’État se croit nanti du devoir de surveiller
le mien, je lui abandonne celui de pourvoir à la subsistance de mes
ouvriers. » Et dès le lendemain, la forge était mise en vente. Prospère,
l’affaire trouva rapidement preneur. Une bonne partie du juteux négoce vint
rejoindre le fonds de rentes qu’avait patiemment constitué Louis. Le reste fut
consacré à l’achat d’une petite île du golfe et à la construction d’une villa à
flanc de la collinette dominant son rivage. Il s’y retira le 1erAoût 1914 – trois
jours après le début de la Grande Guerre – avec Marie, son épouse ; celle
de Pierre, son fils aîné appelé au front, et les trois enfants de
ceux-ci : Hoël, l’aîné qui courait sur ses sept ans, Gaël, la cadette qui
venait juste de souffler ses six bougies, et la petite Annick qui compterait
ses trois premières à l’hiver, si Dieu le voulait bien.
Deux
fois par semaine, Yves Le Couët venait assurer, à bord de son sinago, le
ravitaillement de la maisonnée. « Ce n’est pas seulement que mon frère ait
tout appris de ton grand-père à la forge », expliquait-il au jeune garçon
qui se faisait une joie de l’accompagner à la pêche, « nos familles sont
liées depuis au moins le temps où le golfe comptait autant d’îles que de jours
dans l’année. Allez, Hoël, borde-moi la misaine, le courant est fort, il faut
remonter au vent ! ». Une giclée d’embruns vint fouetter le visage de
l’enfant. « Quand je serai grand », s’exclama-t-il en riant,
« je serai marin, comme toi ! »
Pour
taciturne que l’avait rendu l’incident du contrôle fiscal, Louis n’en goûtait
pas moins la liberté que lui offrait sa démission patronale. Mais qu’en
faire ? Homme d’action, il lui fallait s’investir dans un but. Convaincu
de ce que l’avenir de son monde relèverait de moins en moins de sa propre
initiative, il décida de vivre au jour le jour, le plus précisément possible.
C’est en cette posture qu’il découvrit enfin sa jeune bru. Soisic n’avait
longtemps été, à ses yeux, que la fille de Jean Le Goff, riche forgeron de Vannes
que les affaires lui avaient désigné en allié idéal. Maintenant que celles-ci
s’effaçaient et que la jeune fille lui était à demeure, il vint à percevoir
autre chose que du métal et du feu dans sa joyeuse existence.
Est-ce
cette présence au Réel qui lui avait fait ressentir la mort de son époux, à
l’instant même où celui-ci expira, à des centaines de kilomètres de là,
déchiqueté par un obus ? Toujours est-il qu’au lendemain de cette triste
nuit d’équinoxe d’automne 1914, c’est tout de noir vêtue qu’elle vint servir le
petit déjeuner, avec un grave « Pierre ne rentrera pas » qui laissa
de flanc son beau-père. « Lubie de femme enceinte », tenta-t-il de se
rassurer, tandis que Marie s’empressait de rejoindre sa bru à la cuisine pour
en savoir plus. Assise sur une chaise devant la fenêtre grande ouverte, Soisic
y contemplait, enveloppée dans un grand châle, l’aube naissante. « Rien
que tu ne saches déjà toi-même au profond de ton cœur »,
murmura-t-elle sans détourner la tête du spectacle où s’apaisait sa peine,
« cette nuit, j’ai vu Pierre sauter le petit ruisseau de la lande de Bran.
Nous sommes femmes de l’île, ma mère ».
Au
saut de ce ruisseau, porte entre les deux mondes, les moutons blancs deviennent
noirs et les noirs blancs, se souvenait avec effroi Marie. Mais ce qui emporta
son intime adhésion ne fut pas tant cette image, puissante, que la révélation
soudaine de la sororité qui lui donnait plein sens, permettait d’admettre l’inadmissible. Il lui fallut tout de même trois jours
pour se résigner à son tour – mais, elle, de sanglots en révoltes et de
révoltes en Pater Noster – à l’habit du chagrin et, dans cette ambiance de
deuil imaginé, ce fut presque une délivrance pour Louis qui se refusait à
croire de telles calembredaines, lorsque les gendarmes de Sarzeau vinrent
porter, cinq semaines plus tard, la nouvelle officielle du décès de son fils.
Dans
l’après-midi de ce mardi brumeux, Yves amena quatre vieilles cousines, tout de
noir vêtues et coiffées de leur traditionnelle coiffe de dentelle, « pour les
condoléances », disaient-elles. Elles avaient chargé le sinago de
falourdes dont « il fallait faire feu cette nuit même »,
insistaient-elles, « pour le repos du défunt ». Renvoyant Hoël auprès
de son grand-père – « C’est affaire de femmes, cette besogne »,
expliqua le pêcheur à son jeune élève – elles aidèrent Marie, Soisic et même la
petite Gaël à dresser les bois selon un ordre précis qu’elles tenaient
« des mères de leurs mères, jusqu’à la nuit des temps ». Au lever de
la pleine lune, un peu après le crépuscule, Brigit, la plus vieille et
apparemment cheftaine des quatre, invita Louis à enflammer l’édifice. Il s’y
livra docilement, moins anéanti par la mort de Pierre que subjugué par le fil
que déroulaient les femmes à nouveau maîtresses de leur île…
Elles
entonnèrent le vieux chant funèbre. Émouvant, pour sûr et simplement, comme en
témoignait le picotement que ressentait maintenant Hoël au bord de ses
paupières, jusqu’à cette coïncidence magique où le brasier se dressa soudain
dans toute sa hauteur, à l’instant même où Soisic époumonait le trop plein de
sa douleur. Sans rage ni révolte, juste une délivrance. Mais avec une telle
intensité, une telle précise acuité que c’était toute son âme, sa nature la
plus profonde, qui s’élançait ainsi dans la nuit, chassant les ténèbres de
chacun, l’invitant à une communion frissonnante, inouïe, sacrée. Comme si le
ciel s’ouvrait. Et, dans cette réunion insensée qui les élevait tous et toutes
à leur plus intime et secrète conviction, indicible, le décès de Pierre prenait
enfin sens et son épouse plénitude. Dans le ventre de sa mère, la neuvième de
l’assemblée se mit à danser. « Tu l’appelleras Goulawenn », dit la
plus vieille des commères, « elle sera la gardienne de l’île après toi et
son frère le pont ».
Les
temps changent et les lieux avec. Naguère, c’était aux pieds secs de leur
monture que les chevaliers gardaient les pierres et leurs fées. Il leur fallait
traverser forêts, y rencontrer mages et mystères, affronter dragons et autres
gardes d’étroits et obligés passages. On s’y perdait plus souvent qu’on s’y
noyait, même si, parfois, les lacs et leurs sirènes… Était-ce vraiment de fonte
des glaces ; ou plutôt, sinon conjointement, de trop de sources délivrées,
trop de larmes, trop d’épées, trop de sang donc versé ; que les eaux
avaient envahi le monde, abattu les arbres, englouti les secrets refuges ?
Toujours est-il qu’elles cernaient désormais l’île et qu’il faudrait bien tôt
ou tard remplacer Yves dans son service auprès de l’antique forêt disparue.
Cela
prit tout de même quelques années. Vingt-trois, pour tout dire. Et plusieurs
étapes, comme autant d’éloignements progressifs du schéma familial des Mabon.
C’est pourtant l’un d’entre eux, l’oncle paternel Yannick à qui Louis avait
confié Hoël pour de passables études secondaires chez les bons pères de Vannes,
qui encouragea la première : le départ du jeune homme en Allemagne
occupée, devançant à dix-huit ans l’appel du service militaire. Yannick croyait
bien faire. Après s’être beaucoup soucié de voir son neveu plus souvent rôder du côté du
port que de la bibliothèque
du collège, « au moins », se disait l’oncle, « c’est loin de
l’Océan, la Sarre, ça lui changera les idées ». Mais ce n’était pas la mer
que le jeune homme avait à oublier. Un amour autrement plus profond, secret,
interdit, le dévorait.
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