ÎLÉMOR, l’emzao accompli (Avertissement et chapitre 1)




À ma chère mère et à sa petite-fille Rabi’a



AVERTISSEMENT

    Diversement romancés, certains faits et personnages de ce récit imaginaire sont tout-à-fait réels. On n’y verra donc pas coïncidences fortuites mais hommages variablement voilés. Je suis, par exemple, le troisième fruit de l’union entre Annick Mabon, homonyme d’un des personnages secondaires de cette histoire, et Jean Kirkcaldy dont le patronyme signifie « lieu sacré sur la lande ». 

    Bien distinct de celui-là, celui-ci me conta l’anecdote suivante : « On offrit à ma sacerdotale garde royale une compagnie que j’appelai Îlémor. Quand on m’en demande quelque nouvelle, je réponds simplement : « Îlémor va bien ». Et cela suffit à entretenir, au-delà de sa disparition aussi inéluctable que naturelle, son éternel souvenir. Encore vous faudra-t-il toujours prendre garde, lecteur, à nettement distinguer l’ici du là. Mais sans jamais oublier qu’ils sont tous les deux, tout comme chacun de nous, naturellement ouverts à une même transcendance… 



1ère édition

 Tous droits réservés 

Dépôt légal Bibliothèque nationale de Mauritanie N° : 2569-2022



- 1 -

Le plus difficile, avec le souffle, c’est de toujours l’échanger. Alors qu’il n’y a rien de plus naturel. Seulement voilà : nous avons des mots dans la bouche, plein la gorge ; jusqu’au fond des poumons, ras la mémoire. C’est pratique pour communiquer, échanger des idées, bâtir des mondes. Mais plus gênant pour respirer ; expirer surtout, préalable essentiel au partage tant espéré de l’essence.

 Oublier l’essence ou les sens ? Merlin se grattait la tête. De quel étang le chemin où je suis né était-il le passage ? De feu ou d’eau ? Main droite ou main gauche ? Après s’être longtemps effrayé de cette alternative, il avait fini par s’en lasser. C’était plus intéressant d’aller et venir. Palpitant, pour être plus précis. À la frontière entre ce qui et qu’anime le sang, il avait donc planté, ambidextre, sa forêt. Patiemment, peu à peu, en la jonchant de pièges. Mais pas seulement. Elle devait s’y retrouver. Elle ? Il ignorait qui et n’aurait pour rien au monde cherché à lever, avant l’émoi de sa rencontre, le voile qui recouvrait son visage.

 Quelle qu’était son admiration pour les grands arbres, les vieux centenaires, frontières des espaces et des temps, c’étaient les bouleaux qu’il préférait. Leur gracilité l’émouvait. Il y bâtit, entre cinq disposés en étoile, sa nouvelle cabane. Il l’appela « Le Retour », en considération du sixième jour de l’an neuf, pleine lune, quatrième jour de la naissance du Prophète – Paix et Bénédictions sur Lui (PBL) – et troisième de l’Épiphanie, qui avait salué son apparent établissement au 20ème siècle de l’ère chrétienne, alors que les baguettes, la veille encore en Avalon, lui en avaient indiqué l’exacte situation.

 Il se coucha, l’âme en paix. Confiant en ce que le rêve allait tôt ou tard réaliser son œuvre. Mais la confiance n’exclue pas la surprise. De fait, il ne s’attendait absolument pas à ce que l’étoile tant attendue fut si gamine. Fort de la science des métamorphoses que lui avait enseignée Taliesin, il aurait aisément pu se donner une allure autrement enfantine, apparemment plus appropriée crut-il, un instant pris de court. Juste assez pour mordre à l’hameçon. Viviane éclata de rire.

 « Non, non, c’est bien ton vieux que je cherche. Pas question que tu me contestes le privilège de l’inexpérience ! ». Elle avait, c’était évident, bien préparé son coup. D’où venait-elle ? D’hier ou de demain ? Merlin avait beau tourner et retourner dans sa couche, aller et venir dans le temps, c’était toujours à l’orée de l’adolescence qu’elle apparaissait, ne battant des cils qu’à l’enchanteur du troisième âge. Mais qui tenait le fil ?

 Les arbres frissonnent entre terre et air. Les mirages aussi. Pour distinguer réellement les uns et autres, on croit ordinairement qu’il faut faire appel à nos sens ; je veux dire les cinq évidents. Écarquiller les yeux ; toucher, à tout le moins. Merlin avait, lui, cet instinct de plutôt les fermer, joindre les mains et écouter les petits picotements de son âme. Seulement voilà : Viviane y dansait tout autant, sinon plus, courant comme un ruisseau.

De quoi rendre perplexe le plus avisé des mages. « Mets une porte au Retour », proposa Viviane, « nous serons plus tranquilles ». Pour prudente qu’elle était, cette suggestion enfermait déjà. Quasiment donc à l’opposé, apparemment, de ce qu’espérait Merlin depuis tant de lunes ! Cette communion, c’était avec toute La Nature qu’il la désirait, jusqu’à percer le souvenir même de sa fontanelle, y perdre toutes les clés, les signes, les sillons…

 Il acquiesça cependant, juste guidé par la paix qu’il avait ressentie en se couchant. Oui, heureuse elle palpitait, cette incertitude. Et le souffle de Viviane, tout contre lui à la recherche du sien, lui sembla plus une promesse qu’une étreinte, quelque chose comme l’avant-goût d’une élévation prochaine, immédiate, insensée. S’y oublierait-il ? « Pas tant que tu ne m’auras toute révélée », murmura Viviane, courbée comme un arc.

*

*       * 

Tout est signe. Un homme disparaît soudainement et le chagrin d’une fille passionnée, le désarroi inattendu d’une épouse si publiquement hautaine, à l’ordinaire, imposent à celui-là de laisser un indice d’espoir, une certitude de continuité amoureuse. Ce pourrait être une photo prise le jour de la cérémonie funèbre. On y voit l’enfant et sa mère debout, comme fixées l’une à l’autre dans l’habit tout neuf de leur nostalgie. À gauche de la petite fille, hasard du cadrage, un miroir de poche se tient, dressé lui aussi, dans l’encoignure basse d’une fenêtre. Cliché banal, à un détail près que va découvrir notre héros. Appelons celui-ci « lecteur avisé »,chevalier inconnu des temps modernes, sans présumer de son sexe qui déter-minera pourtant un certain nombre de rôles dans l’aventure.

 Il observe attentivement sur son ordinateur la vieille photo numérisée. Une intuition soudaine lui fait agrandir le petit miroir au rebord de la fenêtre. Stupéfaction : apparaît alors nettement le visage souriant du défunt. Indice au demeurant aisément contestable – maquiller une image, c’est aujourd’hui si simple… – que seuls ses destinataires ne contesteront pas. Suffisante et nécessaire sélection qui justifie la fragile subtilité de l’argument. Mais ce cercle d’élection, qu’on devine fermement centré sur une impénétrable intimité familiale, va rapidement déborder de son aire : le lecteur avisé n’est évidemment pas unique. Voici la forêt rouverte.

 Faudra-t-il s’étonner que le héros y rencontre tant d’aventures amoureuses, introduites par autant de duels, énigmes ou choix ? Entre la détresse prévisible de l’enfant, la révélation posthume de l’intensité du lien conjugal, l’avis du lecteur, les transformations des uns et des autres, où se situera le cœur de la forêt, probable lieu du retour de chacun sur lui-même ? Prudence donc avant d’entrer. Brûlante, cette question éteignit naguère bien des regards. La cécité est souvent le prix de l’éclair et, dans la proximité du risque, il faudra ne jamais oublier le biface de l’évidence : pour accomplir le vide au centre et lier ainsi la terre au ciel, le feu brûle toujours quelque chose, suivant une seule et unique voie : redoubler tout autant d’intensité que d’humilité.

 Pour l’heure – un peu avant la séparation – l’ombilic humide palpite encore. Dans le brouillard épais de cette aube d’hiver, une corne de brume retentit. « Maman, c’est le bateau de Papa ? – Je ne sais pas, Rabi’a, c’est loin et l’on ne voit rien. Allez, marche un peu plus vite, ton maître de Coran attend. » La voie pavée qui mène au chenal est déserte, aucune voiture n’y circule et c’est bien le chemin le plus calme, à cette heure, pour rejoindre la Cité des lierres. À quai, quelques voiliers amarrés balancent, marée montante, et, au passage auprès de certains, une chaude odeur de café effleure les narines. « Maman, c’est lui qui nous ramènera sur l’île ? – Sûrement, incha Allah, il te l’a promis et, tu le sais bien, ton père tient toujours parole ».

 Hoël était pêcheur. Une profession exceptionnelle chez les Mabon. Entre pouvoir et terroir, cette lignée de forgerons avait donné des hommes de loi, des banquiers et des médecins, des agriculteurs et des bâtisseurs, ainsi que son contingent familial de soldats, moines et nonnes, deux ou trois à chaque génération. Mais des pêcheurs, il avait fallu attendre l’étrange décision du grand-père Louis, à la Toussaint 1912, pour que l’opportunité d’en voir éclore un se présentât. Alors propriétaire, à Hennebont, d’une forge qui fabriquait notamment des ancres – une activité bien dans l’âme de cette famille – Louis n’avait pas supporté de se voir infligé « la honte », disait-il, d’un contrôle fiscal. Le premier, de souvenir de Mabon.

 Louis n’avait rien à se reprocher et les fonctionnaires en avaient pris acte, vaguement gênés, évoquant des directives en haut lieu. « Vous faites votre travail, messieurs, mais puisque l’État se croit nanti du devoir de surveiller le mien, je lui abandonne celui de pourvoir à la subsistance de mes ouvriers. » Et dès le lendemain, la forge était mise en vente. Prospère, l’affaire trouva rapidement preneur. Une bonne partie du juteux négoce vint rejoindre le fonds de rentes qu’avait patiemment constitué Louis. Le reste fut consacré à l’achat d’une petite île du golfe et à la construction d’une villa à flanc de la collinette dominant son rivage. Il s’y retira le 1erAoût 1914 – trois jours après le début de la Grande Guerre – avec Marie, son épouse ; celle de Pierre, son fils aîné appelé au front, et les trois enfants de ceux-ci : Hoël, l’aîné qui courait sur ses sept ans, Gaël, la cadette qui venait juste de souffler ses six bougies, et la petite Annick qui compterait ses trois premières à l’hiver, si Dieu le voulait bien.

 Deux fois par semaine, Yves Le Couët venait assurer, à bord de son sinago, le ravitaillement de la maisonnée. « Ce n’est pas seulement que mon frère ait tout appris de ton grand-père à la forge », expliquait-il au jeune garçon qui se faisait une joie de l’accompagner à la pêche, « nos familles sont liées depuis au moins le temps où le golfe comptait autant d’îles que de jours dans l’année. Allez, Hoël, borde-moi la misaine, le courant est fort, il faut remonter au vent ! ». Une giclée d’embruns vint fouetter le visage de l’enfant. « Quand je serai grand », s’exclama-t-il en riant, « je serai marin, comme toi ! »

 Pour taciturne que l’avait rendu l’incident du contrôle fiscal, Louis n’en goûtait pas moins la liberté que lui offrait sa démission patronale. Mais qu’en faire ? Homme d’action, il lui fallait s’investir dans un but. Convaincu de ce que l’avenir de son monde relèverait de moins en moins de sa propre initiative, il décida de vivre au jour le jour, le plus précisément possible. C’est en cette posture qu’il découvrit enfin sa jeune bru. Soisic n’avait longtemps été, à ses yeux, que la fille de Jean Le Goff, riche forgeron de Vannes que les affaires lui avaient désigné en allié idéal. Maintenant que celles-ci s’effaçaient et que la jeune fille lui était à demeure, il vint à percevoir autre chose que du métal et du feu dans sa joyeuse existence.

 Est-ce cette présence au Réel qui lui avait fait ressentir la mort de son époux, à l’instant même où celui-ci expira, à des centaines de kilomètres de là, déchiqueté par un obus ? Toujours est-il qu’au lendemain de cette triste nuit d’équinoxe d’automne 1914, c’est tout de noir vêtue qu’elle vint servir le petit déjeuner, avec un grave « Pierre ne rentrera pas » qui laissa de flanc son beau-père. « Lubie de femme enceinte », tenta-t-il de se rassurer, tandis que Marie s’empressait de rejoindre sa bru à la cuisine pour en savoir plus. Assise sur une chaise devant la fenêtre grande ouverte, Soisic y contemplait, enveloppée dans un grand châle, l’aube naissante. « Rien que tu ne saches déjà toi-même au profond de ton cœur », murmura-t-elle sans détourner la tête du spectacle où s’apaisait sa peine, « cette nuit, j’ai vu Pierre sauter le petit ruisseau de la lande de Bran. Nous sommes femmes de l’île, ma mère ».

Au saut de ce ruisseau, porte entre les deux mondes, les moutons blancs deviennent noirs et les noirs blancs, se souvenait avec effroi Marie. Mais ce qui emporta son intime adhésion ne fut pas tant cette image, puissante, que la révélation soudaine de la sororité qui lui donnait plein sens, permettait d’admettre l’inadmissible. Il lui fallut tout de même trois jours pour se résigner à son tour – mais, elle, de sanglots en révoltes et de révoltes en Pater Noster – à l’habit du chagrin et, dans cette ambiance de deuil imaginé, ce fut presque une délivrance pour Louis qui se refusait à croire de telles calembredaines, lorsque les gendarmes de Sarzeau vinrent porter, cinq semaines plus tard, la nouvelle officielle du décès de son fils.

Dans l’après-midi de ce mardi brumeux, Yves amena quatre vieilles cousines, tout de noir vêtues et coiffées de leur traditionnelle coiffe de dentelle, « pour les condoléances », disaient-elles. Elles avaient chargé le sinago de falourdes dont « il fallait faire feu cette nuit même », insistaient-elles, « pour le repos du défunt ». Renvoyant Hoël auprès de son grand-père – « C’est affaire de femmes, cette besogne », expliqua le pêcheur à son jeune élève – elles aidèrent Marie, Soisic et même la petite Gaël à dresser les bois selon un ordre précis qu’elles tenaient « des mères de leurs mères, jusqu’à la nuit des temps ». Au lever de la pleine lune, un peu après le crépuscule, Brigit, la plus vieille et apparemment cheftaine des quatre, invita Louis à enflammer l’édifice. Il s’y livra docilement, moins anéanti par la mort de Pierre que subjugué par le fil que déroulaient les femmes à nouveau maîtresses de leur île…

 Elles entonnèrent le vieux chant funèbre. Émouvant, pour sûr et simplement, comme en témoignait le picotement que ressentait maintenant Hoël au bord de ses paupières, jusqu’à cette coïncidence magique où le brasier se dressa soudain dans toute sa hauteur, à l’instant même où Soisic époumonait le trop plein de sa douleur. Sans rage ni révolte, juste une délivrance. Mais avec une telle intensité, une telle précise acuité que c’était toute son âme, sa nature la plus profonde, qui s’élançait ainsi dans la nuit, chassant les ténèbres de chacun, l’invitant à une communion frissonnante, inouïe, sacrée. Comme si le ciel s’ouvrait. Et, dans cette réunion insensée qui les élevait tous et toutes à leur plus intime et secrète conviction, indicible, le décès de Pierre prenait enfin sens et son épouse plénitude. Dans le ventre de sa mère, la neuvième de l’assemblée se mit à danser. « Tu l’appelleras Goulawenn », dit la plus vieille des commères, « elle sera la gardienne de l’île après toi et son frère le pont ».

 Les temps changent et les lieux avec. Naguère, c’était aux pieds secs de leur monture que les chevaliers gardaient les pierres et leurs fées. Il leur fallait traverser forêts, y rencontrer mages et mystères, affronter dragons et autres gardes d’étroits et obligés passages. On s’y perdait plus souvent qu’on s’y noyait, même si, parfois, les lacs et leurs sirènes… Était-ce vraiment de fonte des glaces ; ou plutôt, sinon conjointement, de trop de sources délivrées, trop de larmes, trop d’épées, trop de sang donc versé ; que les eaux avaient envahi le monde, abattu les arbres, englouti les secrets refuges ? Toujours est-il qu’elles cernaient désormais l’île et qu’il faudrait bien tôt ou tard remplacer Yves dans son service auprès de l’antique forêt disparue.

 Cela prit tout de même quelques années. Vingt-trois, pour tout dire. Et plusieurs étapes, comme autant d’éloignements progressifs du schéma familial des Mabon. C’est pourtant l’un d’entre eux, l’oncle paternel Yannick à qui Louis avait confié Hoël pour de passables études secondaires chez les bons pères de Vannes, qui encouragea la première : le départ du jeune homme en Allemagne occupée, devançant à dix-huit ans l’appel du service militaire. Yannick croyait bien faire. Après s’être beaucoup soucié de voir son neveu plus souvent rôder du côté du port que de la bibliothèque du collège, « au moins », se disait l’oncle, « c’est loin de l’Océan, la Sarre, ça lui changera les idées ». Mais ce n’était pas la mer que le jeune homme avait à oublier. Un amour autrement plus profond, secret, interdit, le dévorait.

*

*       * 


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

ÎLÉMOR, l’emzao accompli (chapitres 17 et 18)

D’ICI À LÀ - I - 2 : Bâtir sur l'acquis. I - 3 : Stratégies de changement. I - 4 : Décès annonce de la pensée mécaniste.