ÎLÉMOR, l’emzao accompli (chapitre 3) -

 




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Affecté d’un pied bot, Yannick, le benjamin des fils de Louis, s’était vu réformé de l’armée, trois ans avant la Grande Guerre, ouvrant dans la foulée un cabinet de comptabilité à Vannes et d’y épouser trois mois plus tard Alice, une lointaine cousine maternelle de quatre ans sa cadette. Le décès de son aîné et l’éloignement de ses deux autres frères – Hervé, père blanc au Congo, et Erwan, émigré au Chili en 1910 – l’avaient promu représentant de Louis sur le Continent. Puis la fréquence des grossesses d’Alice – elle en était, en ce Noël 1922, à sa septième, après quatre filles, une fausse couche et un garçon, enfin – avait convaincu le patriarche d’organiser les rassemblements familiaux en la vaste demeure de son fils plutôt qu’en l’île sur le golfe. On était donc tous à Vannes en cette veillée sainte et, si Hoël était tout à la joie des retrouvailles avec sa chère sœur, on débattait, entre adultes, d’un remembrement familial autrement plus conséquent.

 Plusieurs situations conjuguaient à cette fin. En un, la manifeste mélancolie de Hoël depuis le départ de Gaël. Plus rien ne semblait l’intéresser et Louis avait dû reconnaître la nécessité de lui offrir un nouvel environnement autrement jeune et émulateur. En deux, la toute aussi évidente fatigue d’Alice, avec ses trop nombreux enfants en bas-âge et les fréquentes disputes entre ses filles aînées, Nolwenn et Morgane ; et enfin l’étonnant projet de Soisic et des quatre vieilles cousines si attentives à la vivacité des traditions. Celles-là étaient venues, deux mois plus tôt, fêter le troisième jour de la Samaïn sur l’île, avec trois fillettes de l’âge de Goulawenn. On avait fait feu joyeux, belles danses et chants, bonne ripaille, avant de s’entretenir entre femmes dudit projet. « L’école de la République efface nos signes », avait sobrement constaté Brigit, « et celle de l’Église n’a jamais cessé de les flouer ; inutile de protester, Marie, vois déjà ce qu’elle a fait de notre Samaïn. Il nous faut en ouvrir une fondamentale ici. » Conciliantes, les vieilles avaient admis l’idée d’un cours adjacent d’éducation chrétienne dont s’occuperait l’épouse de Louis mais « en veillant, avec ta bru, à évacuer toute brouille de nos sources. »

 La décision d’envoyer Hoël en demi-pension chez les Jésuites fit l’unanimité. Entre la familiarité avec ses collègues de classe et quelque responsabilité auprès de sa tante, il aurait, à la grâce de Dieu, de quoi se construire une heureuse adolescence. L’idée de réunir, au service d’Alice, Annick et Nolwenn, quasiment jumelles – la première était née juste quarante jours après la seconde – fut plus débattue. Surtout par Marie, chagrinée à l’idée de se séparer de la chère petite dont la présence avait tant adouci la perte de son grand fils. Mais la perspective d’accueillir à demeure, comme le proposait maintenant Soisic, deux autres de ses petites filles, Morgane et Yuna, seconde et troisième de son benjamin, lui donna à percevoir une tout autre dimension familiale au projet que les quatre vieilles avaient exposé deux mois plus tôt. Alice ramassa les cendres de la bûche de Noël, les répartit entre deux petits sacs de toile, en accrocha un au-dessus de la cheminée et remit l’autre à Marie. L’incendie ainsi conjuré dans les deux foyers, on pouvait tous partir le cœur léger à la messe de minuit.

 Tout à son exaltation de se retrouver bientôt quasiment à demeure de sa sœur, c’est à cet avenir prochain que Hoël attribua l’intense entrain de celle-ci à l’office religieux. Il se trompait. Gaël rayonnait tout simplement d’une foi soudainement éveillée par son entrée au pensionnat. Elle y avait trouvé ce qui lui avait tant manqué sur l’île : la chaleur d’une communauté aimante. Accueillie dès son arrivée par sa grand-tante Maëlle, intendante du pensionnat, et, plus affectueusement encore, par sa tante Gwenn, l’aînée des deux filles de Louis, entrée dans la congrégation veuve et sans descendance, en 1917, six mois après le décès de son époux au front, Gaël découvrait les vertus humaines d’une religion si réduite, par sa grand-mère, à des codes de conduite et s’y abandonna avec d’autant plus de passion que sa chaude nature y trouvait un inespéré exutoire. Le léger recul qu’elle avait maintenant aux lèvres empressées de son frère et dont il ne prenait pas garde signifiait déjà la suite : son entrée, trois ans plus tard, en noviciat, conclu, dix jours après la Pentecôte précédant l’accomplissement de ses dix-neuf ans, par une toute aussi résolue prononciation de vœux définitifs.

 On en était loin encore et, à mille milles de seulement imaginer une telle issue, Hoël pouvait toujours rêver d’une fugue prochaine, tous deux enfin libres, au loin des océans dont les navires amarrés au port racontaient déjà les vagues… Le 26, il en avait la tête dans les embruns, lors de sa présentation au collège Saint François-Xavier, sous la conduite très convaincante de Louis et Yannick. « Je l’inscris en 3ème », conclut le recteur, « il aura six mois pour faire ses preuves ». De retour chez son oncle, Hoël s’étonna un instant de ce que, profitant du passage en calèche d’Yves Le Couët, Gaël soit déjà repartie au pensionnat sans même lui dire au revoir. « Sa soif d’études est vraiment impressionnante », commentait Alice, « à ce rythme, je finirai par croire la prédiction de Gwenn qui la voit décrocher son bac en moins de trois ans ». Une explication somme toute assez peu gênante aux rêveries de Hoël maintenant juste empressé de retourner sur l’île préparer ses bagages.

 Persuadé que la réalisation de son projet signifierait l’abandon probablement définitif de la Pierre couchée, le jeune homme entreprit, les jours suivants, d’en effacer discrètement toute trace de leur séjour. Une fois enfermé, nuit après nuit, le plus précieux de leur trésor – les dessins et poèmes dont les deux amoureux avaient tapissé leur refuge – au fond de la malle qui les accompagnerait certainement au bout du monde, c’est dans l’après-midi de son dernier jour sur l’île qu’il s’employa à démonter la porte en bois et le brise-vent, avant d‘amonceler juste ce qu’il fallait de pierres, de terre et de sable, pour condamner comme « naturellement » l’entrée du lieu. Creusant à cet effet un peu alentour, il fit alors cette étrange découverte : accolé au bloc de granit formant la paroi orientale de la salle, il y avait comme le démarrage d’un petit escalier qui semblait contourner la pierre vers le Nord. Vers quelle profondeur insoupçonnée ? Sur quelle énigme les deux tourtereaux avaient-ils donc construit leur nid ? Hoël n’avait ni le temps ni même le désir de fouiller plus avant ces questions. Il partirait avec, se contentant pour l‘heure de recouvrir à nouveau les marches de sable…

 L’Épiphanie de l’an 1923 marqua le début effectif du remembrement familial. Amenés la veille par le sinago dont Yves avait laissé un Hoël transfiguré tenir la barre, Annick et son grand frère avaient vite pris leurs nouveaux quartiers : la première avec sa cousine, manifestement heureuse de partager sa chambre rose qu’elle s’était fait un plaisir de décorer de guirlandes et d’un joli dessin de bienvenue déposé sur le lit de sa « chère jumelle tant attendue » ; et Hoël dans celle repeinte tout de bleu et apprêtée par son oncle, avec force beaux livres et bureau impeccablement équipé de cahiers neufs, encres et stylos. Arrivée de Sainte-Anne dans la matinée du lendemain, Gaël avait tendrement enlacé son frère tout frémissant. Tirés, sous la grande table de la salle à manger, par la petite Erel : « Pour qui cette part ? – Papa ! – Et celle-ci ? – Maman !  – Et celle-là ? – Nolwenn ! […] » ; les Rois avaient couronné Gaël qui ne s’était pas fait prier pour remettre la fève à son chéri. Aux anges, Hoël y vit comme un acquiescement du ciel à son délirant projet. Intronisé par sa Guenièvre, Arthur rayonnait à nouveau.

 Tout autre apparemment, l’évènement sur l’île attendit le premier jour de Février pour y frapper sa marque. Le débarquement, quinze jours plus tôt, de Morgane et Yuna avait vu la première s’allier instinctivement à sa grand-mère, tandis que sa cadette tentait de se faire place auprès de Soisic, à côté de Goulawenn ; Louis semblant se plaire, pour sa part, en une sorte de tour d’ivoire patriarcale, indispensable, pensait-il, à tant d’alentours féminins. Une esquisse d’ordre relationnel plutôt statique et conforme au passé des uns et des autres mais qui allait notablement se mettre en mouvement avec l’installation, au soir du 31 Janvier, des trois autres petites étudiantes conduites par les vieilles cousines. Une fois les enfants couchées,  vite  suivies  d’un  Louis  pressentant  son  inutilité  en  tel cénacle, les femmes s’étaient réunies

autour de la cheminée pour préparer l’exceptionnelle journée du lendemain. « Imbolc en pleine lune exige », rappela Brigit, « les plus pures eaux. Tu t’en souviens, Soisic, pour l’avoir déjà vécu dans ta chair. C’est donc de fond en comble qu’il va falloir nettoyer l’île… » 

Plus facile à dire qu’à faire… Car l’eau, hors la salée partout environnante, n’était guère abondante. L’île comptait tout de même deux grands réservoirs de pluie. L’un attenant au mur de la cuisine et de la salle de bain, à mi-hauteur, alimenté par les gouttières, soigneusement agencées et entretenues, du toit de la bâtisse, et l’autre souterrain, creusé au plus bas des pentes du petit promontoire, presqu’à fleur du rivage et protégé par une digue assez haute et solide. L’affaire n’en fut pas moins aisée car de fortes précipitations se mirent à tomber vers une heure du matin, pour se calmer sensiblement au lever du jour et s’achever en milieu d’après-midi. Ordinairement synonyme de cloître et d’ennui, pour des gamines tout aussi promptes que les garçons à courir au soleil, une telle humide situation leur parut pourtant, dans l’ambiance d’Imbolc si bien préparée par les vieilles, d’autant plus magique et intime qu’elles en étaient à découvrir leur nouvelle demeure et se découvrir les unes les autres. Entamée, dès la première nuit, au fil des fous-rires et chuchotements dans l’ancienne chambre des filles transformée en dortoir provisoire, l’alchimie des affinités se poursuivit, le lendemain, entre joyeuses éclaboussures dans la salle de bain et lessive à tout-va de la vaisselle, murs, carrelages et planchers, avant celle, dehors, une fois la pluie cessée, de tous les draps, rideaux et linges de la maison et de ses habitants.

Une petite dispute éclata entre Goulawenn et Morgane, au sujet de Yuna sur qui sa grande sœur voulait se débarrasser d’une de ses corvées, alors que les deux petites étaient déjà ensemble engagées dans une autre. Marie croyait devoir plaider pour le droit d’aînesse, Soisic pour le respect des consignes. Mais avant même que les deux femmes n‘en vinssent elles aussi à se chamailler, la vieille Brigit rappela ce qui allait devenir l’ordonnance de la nouvelle communauté. « L’eau ne dispose pas du vent », dit-elle simplement. « Morgane, laisse ta sœur et Goulawenn aller à leur guise. C’est avec mon arrière-petite-fille Kelog que tu iras et tu verras vite combien tu gagneras au change ». Pour close qu’elle était, l’affaire demanda quelques explications complémentaires entre adultes. « Oui, c’est tout particulièrement l’eau et le vent qui se retrouvent ici réunis. Tu es de l’une, Marie, tout comme Morgane et Kelog. Toi de l’autre, Soisic, avec ta fille et Yuna. Veillez chacune à l’épanouissement de la paire qui vous correspond. Complémentaires, elles ne seront jamais plus efficaces que bien distinguées et respectueuses l’une de l’autre. » 

Soulignant l’importance de l’astrologie dans leur univers, le commentaire de Brigit révélait également combien le choix des trois autres fillettes amenées sur l’île n’avait pas été le fruit du hasard. Toutes nées une nuit de pleine lune, à l’instar de Soisic, Goulawenn et Yuna, elles complétaient diversement la couverture zodiacale de la nouvelle communauté : l’aînée, Aouragane, née au lendemain de l’équinoxe de printemps 1913 ; Gaud, dans la première nuit de 1915, et Kelog, à l’aube du 1er Mars de la même année. « Aouragane conduira Gaud, nous nous relayerons, les vieilles, l’une après l’autre pour l’y aider », concluait Brigit, « et si telle est la volonté du Grand Maître, d’autres viendront en leur temps achever la table… ». Courant alertement dans le ciel, les nuages fendaient de toutes parts, laissant réapparaître le soleil par intermittences. Étendus sur des cordes, les tissus sécheraient vite, en dépit du froid. On s’enhardit à faire le tour de l’île. « Et la fontaine du Vénérable, où en est-elle ? », s’enquit Brigit.

Elle faisait allusion à une résurgence épisodique d’eau potable, à vingt mètres en contrebas du vieux chêne. Elle avait dû être naguère active, comme en témoignait l’antique maçonnerie qui signalait son emplacement, mais tarir longtemps avant l’arrivée des Mabon sur l’île car même les vieilles cousines n’en avaient jamais su, sinon voulu, rien dire. Il avait fallu le fameux orage de l’été 1917 et son terrible coup de foudre pour la voir à nouveau surgir. Abondamment durant une dizaine d’heures puis de moins en moins, jusqu’à même plus une goutte vingt-quatre heures plus tard. Louis voulait creuser pour en tirer le plus possible. « Cette eau de foudre est trop précieuse », l’en avait dissuadé sa bru, « respectons son mystère, il est lié à celui du Vénérable qui nous garde auprès de lui. » Une sage prudence qui voyait, depuis, la source réapparaître moins de douze heures après toute bonne pluie et c’était justement le cas en cette fin d’après-midi d’Imbolc. Les femmes y virent un heureux présage et l’on emplit sans tarder dix bidons de l’élixir.

Cinq furent confiés à la garde de Marie, quatre chargés sur le sinago revenu en début d’après-midi et le dernier remis à Yves Le Couët tenu d’accomplir, tout de blanc vêtu, le dernier rituel du jour, de fait le seul qui nécessitait une expertise sacerdotale. Pourquoi pas Brigit qui pressentait et savait tant de choses ? Yves était-il donc de telle obédience ? Certes, on le savait connaisseur de nombreux chants, poèmes et récits épiques traditionnels mais d’où tenait-il cette vieille science des incantations et des potions que les vieilles lui demandaient à présent de mettre en œuvre ? Et pourquoi justement ce jour-là, après tant d’humble effacement ? C’était en tout cas la plus simple et efficace façon de présenter aux petites élèves le premier de leurs professeurs, ainsi qu’à Louis son devoir de révérence envers le passeur dont il n’avait jamais perçu l’étendue de la fonction. Un dévoilement qui ne changea pourtant rien à l’attitude toujours serviable d’Yves envers le maître de céans et très peu à ses habitudes bi-hebdomadaires. Il arriverait simplement plus tôt au lever du jour, chargé d’un ravitaillement plus consistant que naguère, et repartirait plus tard, un peu avant le crépuscule, sans jamais prétendre intervenir dans la conduite de l’île, en pleine conscience des limites énoncées par Brigit huit ans auparavant.

C’est assisté de Marie, Morgane et Kelog qu’Yves prépara, dans l’heure précédant le coucher du soleil, les deux mixtures amenées à clore le rituel purificateur. Abondante, la première était destinée au lieu. « Il fut bien avant que le moindre humain ne le foule », expliqua le barde entre deux invocations, « et c’est son retour à lui-même qui nous rendra à nous-mêmes, chacun et tous ensemble ». Après en avoir réservé la partie destinée à l’assemblée dans le chaudron familial soigneusement lavé et rincé à la fontaine du Vénérable, il versa un peu du restant du bidon au milieu de la cheminée qu’Aouragane et Gaud avaient tout aussi soigneusement nettoyée, après le repas de midi, sous l’œil avisé de Tuala, la sœur cadette de Brigit. Puis il remit en place le trépied du foyer avant d’y jucher le chaudron garni de divers ingrédients. « Prépare le feu avec Aouragane, Tuala, Louis l’allumera après la procession. » La consigne d’Yves rappelait ce qui avait été probablement l’enseignement tout-à-la-fois le plus central et le moins dit du jour : chaque chose, chaque personne chaque acte en sa nature, tout à sa place, exactement en l’espace-temps qui, convenant à celle-là, s’inscrit sans effort dans l’harmonie du Monde… 

À présent, on était tous à la fontaine du Vénérable. Avec le crépuscule, le froid humide était redevenu pénétrant et les fillettes frissonnaient. Elles n‘en étaient pas moins à se laver les pieds à l’eau frisquette, maintenant éclairée par la lumière de la lune qui n’avait guère tardé à lever, ronde et majes-tueuse, après le plongeon du soleil à l’Ouest, tandis qu’Yves, Soisic et les vieilles entonnaient l’hymne à l’astre de la nuit. Lorsque tout le monde eut achevé ses ablutions, on monta pieds nus, en file indienne derrière le maître de cérémonie, jusqu’au vieux chêne. Yves l’aspergea de l’eau lustrale tirée du bidon qu’il tenait en bandoulière puis, tourné vers la lune, salua le roc, le mouilla à son tour, avant d’inviter les membres de l’assemblée à y poser leurs deux mains, en répétant trois fois l’incantation propitiatoire des forces telluriques. « Voilà l’école ouverte. Rentrons souper. » Et c’est toujours chantant en file indienne, en prenant bien soin de mettre ses pieds nus dans le mince filet d’eau que versait Yves devant, qu’on redescendit au logis.


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