Juifs en Islam

Fréquemment sollicité sur la question palestienne, j'ai dû me rendre compte que les débats sont trop souvent aveuglés par une réduction très excessive du problème à des considérations racistes, balayant des siècles  de cohabition, certes variable, entre "arabes et hébreux", une distinction sémantique objecti-vement plus appropriée, en cette occurence, que celle distinguant les musulmans des juifs. La première rappelle le caractère sémitique de leur communauté ancestrale et il est aussi absurde de taxer d'antisémitisme les uns que les autres. Quant à la seconde, elle doit être examinée à la lumière des faits accumulés depuis l'apparition de l'islam au 7ème siècle. C'est à cette fin que j'ai composé les pages qui suivent, extraites d'un autre des mes ouvrages : "GENS DU LIVRE des premiers siècles de l'ère chrétienne à l'aube de la révolution thermodynamique".

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[…] La situation des juifs en société musulmane n’a cessé d’être beaucoup plus contrastée qu’en société chrétienne. Disons tout d’abord que l’établissement de l’islam dans l’oasis de Yathrib, à la demande des tribus arabes y résidant, fut le départ d’une nouvelle civilisation, nettement marqué par le changement de nom de la localité désormais appelée Al Médina, la Ville. Dès sa fondation, tout monothéiste y avaient droit écrit de cité, libres activités et expression, à condition de leur neutralité – à défaut de leur soutien – dans le conflit opposant les musulmans à leurs ennemis déclarés. Un pacte de non-agression, en somme, universelle règle de vie en société. Trois tribus juives installées de longue date dans l’oasis (probablement depuis l’époque du roi-prophète Salomon (PBL – vers 1000 avant J.C.) étaient particulièrement concernées par cet accord.  Riches et commerçantes, elles décidèrent malheureu-sement, l’une après l’autre et variablement discrètement, de prendre parti pour leurs traditionnels partenaires mecquois opposés à la nouvelle religion et furent en conséquence bannies de Médine, avec plus ou moins de violence selon le degré de leur trahison et l’évolution de la conjoncture politique. Constitution écrite et traitements variés de la forfaiture feront dès lors références et, bien avant que l’Islam - la majuscule distinguant l’ensemble culturel de la religion proprement dite - ne se soit imposé dans la seule Arabie, le Droit en cours à Médine était connu, certes très variablement, dans la plupart des bassins commerçants fréquentés par les Arabes. 

L’emploi du pluriel est significatif de l’ampleur du domaine concerné. En premier lieu, l’ensemble géographique liant la péninsule arabique à l’Eurasie : rives méditerranéennes, au Nord-ouest ; chaîne du Taurus, lac de Van et hautes vallées mésopotamiennes, au Nord ; contreforts du plateau iranien, au Nord-est ; à l’Est, enfin, rives occidentales du golfe Persique. Cet ensemble célèbre couronne le désert arabo-syrien d’un « Croissant fertile » peuplé d’une multitude d’ethnies entremêlées autour du noyau primitif de l’antique civilisation mésopotamienne.  Les Sémites, regroupant notamment Arabes et Hébreux, en constituent la majeure composante. Les relations millénaires avec la Chine (Route de la soie) et, beaucoup plus anciennes et développées, avec l’Inde (navigation côtière jusqu’à l’Indus), se sont enrichies d’échanges séculaires avec le bassin Méditerranéen (Grèce, Rome puis Constantinople), entré tardivement dans le giron civilisé de cet immense espace. 

Mais l’Arabie constitue également une charnière intercontinentale. Par la mer Rouge, c’est toute la Méditerranée, orientale surtout, qui commerce avec l’Inde occidentale et l’Afrique australe. Plus périphérique, la vallée du Nil diffuse la vie du Croissant fertile jusqu’aux hauts plateaux abyssins – et inversement – eux-mêmes en relation d’affaires directes avec l’Arabie. Enfin, la côte Sud de la péninsule, tout autant fertile et prospère, surtout au Yémen et en Oman, voit s’étirer interminablement les rives orientales du continent africain, bordant un océan Indien largement ouvert aux communications maritimes et formant un nouveau croissant d’échanges, formidablement plus ample, de Madagascar à Ceylan, pointillé d’archipels hospitaliers (Comores, La Réunion, Seychelles, Maldives, Laquedives, etc.).

En tous ces ensembles, les vraies barrières sont surtout climatiques. Le lac de Van, qui constitue une sorte de « pôle Nord » de ceux-ci, est situé à la même latitude que la Sicile, à l’extrême limite méridionale des zones tempérées de l’hémisphère Nord ; l’île de Ceylan, à moins de dix degrés de l’Équateur : sans parler des évidentes contingences dues au relief, la chaleur est une dominante significative de ces espaces subcontinentaux. Cependant, l’énorme massif himalayen produit une fracture décisive dans la distribution des pluies : à l’Ouest et au Nord, la sécheresse multiplie les déserts et les steppes ; au Sud et à l’Est, l’abondance des précipitations produit des écosystèmes subtropicaux, voire équatoriaux. Dans le premier cas, la survie s’est organisée autour du nomadisme pastoral et du commerce caravanier : l’échange y occupe une telle place, rigoureusement vitale, qu’on peut y voir la cause essentielle du développement simultané des premières civilisations fluviales qui se sont toutes développées, rappelons-le d’emblée, en bordure d’immenses territoires désertiques ou semi-désertiques. Il existe, en tous ces lieux, un lien organique entre la vie des cités et celle des déserts et des steppes. Cette constante constitue le terreau originel commun du judaïsme et de l’islam. » […]

« La domination des tribus arabes islamisées, du Nil à l’Indus, à partir du 7ème siècle de l’ère chrétienne, ne constitue qu’un moment de l’histoire de ces espaces. En amont, quatre millénaires ont vu se mélanger, à l’intérieur de ce colossal ensemble variablement civilisé, plusieurs mouvements de tribus migrantes ; en provenance du Nord et de l’Est, Indo-européens et Turco-altaïques ; de l’Ouest et du Sud, Sémites et, d’une manière plus discrète (probablement par petits groupements familiaux et voies maritimes), Dravidiens indiens et populations noires d’Afrique. Plus de trois mille ans avant J.C., les communications entre les steppes d’Asie centrale et la Mésopotamie, comme celles maritimes entre cette dernière et l’Indus, sont attestées par de multiples gisements archéologiques. Citons la découverte de sceaux en provenance de Harappa (moyenne vallée de l’Indus) : à proximité de Mascate (actuel Oman) ; aux embouchures, à l’époque, des fleuves mésopotamiens (notamment Our, la patrie du patriarche biblique Abraham (PBL) ; et jusqu’à moins de cent kilomètres au Sud du lac de Van.

En aval, le second millénaire de l’ère chrétienne voit réapparaître, nous le verrons plus en détail, de nouvelles vagues turco-altaïques : Turcs et Mongols, principalement ; indo-européennes, en particulier ; et selon de nouveaux modes de domination, Européens de l’Ouest. Cependant, si le pouvoir politique échappe relativement vite aux populations sémites, l’islam s’impose pratiquement à tous comme « La » référence culturelle seule capable d’unifier, efficacement et à l’échelle des millénaires, l’immense et ancestral espace d’échanges dont nous venons d’évoquer les limites. C’est un fait sans précédent qui ne sera réellement contesté que très tardivement, par les Occidentaux porteurs avec les temps modernes de nouveaux schémas de civilisation. Les espaces musulmans sont des espaces transethniques, transraciaux, et, certes plus relativement, transreligieux caractérisés par une agrégation culturelle, forte mais non exclusive, autour de la langue arabe.

Cinq mille ans d’histoire ont ainsi tissé un inextricable réseau de relations entre peuples eurasiens, voire africains, multipliant, en dépit de pratiques endogamiques fréquentes, les métissages raciaux et culturels. Quelles pouvaient être alors les parts strictement sémites, indo-européennes ou turco-altaïques, composant l’empire Perse qui dominait la majeure partie du Moyen-Orient au 6ème siècle de l’ère chrétienne ; ou l’empire Byzantin qui constituait à l’époque son antagonisme occidental ? Nul doute que cette question ait pu constituer une énigme au sein de bien des familles implantées en ces contrées. Par contre, il eût été apparemment plus simple de poser la question en termes religieux. Qui était animiste, bouddhiste, chrétien, juif, manichéen ou zoroastrien ? Ces notions dessinaient de plus significatifs groupements socio-économiques, non sans problématiques internes, enchevêtrées et complexes ; notamment entre juifs et chrétiens : les premiers ayant fourni durant au moins trois siècles, entre l’Anatolie et le Yémen, la Perse et l’Égypte, les plus forts contingents des seconds, transfusion religieuse qui eut des conséquences importantes dans la codification talmudique des rapports entre juifs et non-juifs.

À ces paramètres ethniques et religieux d’identification communautaire, il convient d’adjoindre un troisième, normalement antérieur aux deux autres mais parfois concomitant, voire postérieur : le lieu d’établissement. Très prégnant dans les sociétés sédentaires, il précise, au sein des sociétés nomades et semi-nomades – la zone de pérégrination faisant alors office de lieu d’établissement – les liens ethniques en sections tribales et familiales. Mais, en se modifiant, il peut à son tour les modifier ; voire les détruire. On mesure ainsi l’ampleur des connexions et interférences possibles, à l’intérieur et entre les peuplements de l’Eurasie centrale et sud-occidentale, et l’évidente relativité des dénominations partitives. Résidant à Ecbatane, tel descendant du prophète Jacob (PBL) pouvait ne plus être linguistiquement hébreu ; sa famille, à dater de ses arrière-grands-parents par exemple, s’étant convertie au zoroastrisme et ne fréquentant plus ni les assemblées ni les textes juifs. Installée de longue date en Syrie, telle famille arabe ne parlait plus qu’un dialecte local, mâtinant l’araméen et le grec, au sein d’une église monophysite. Assimiler l’un à un perse zoroastrien, l’autre à un syrien chrétien, occulte une dimension non-négligeable de leur patrimoine ; probablement toujours active dans leur quotidien et leur culture générale ; en tout cas, certainement dans leur capital génétique, quant à lui millénaire au bas mot.

La cohésion religieuse subit ainsi le poids de contingences ethniques et/ou géographiques. Entre les juifs falashas d'Éthiopie et les juifs ouïgours de Dunhuang, aux confins orientaux du Takla-Makan, ce sont non seulement douze mille kilomètres de parcours accidentés mais encore une indéfinité de variations raciales, cultuelles et culturelles, sans parler de la diversité des interprétations de la Thora. À l’intérieur d’une même secte, comme, par exemple, les Pharisiens dominant depuis le 2ème siècle les communautés juives du Moyen-Orient (censées, elles, faire référence) et en des territoires aussi voisins que la Palestine et la Mésopotamie, des divergences se font jour, lisibles à la lecture de leurs textes juridiques, les fameux Talmuds de Babylone et de Jérusalem, élaborés à partir du 5ème siècle. Il faut intégrer ici la ligne de front entre les empires Byzantin et Perse, fluctuant en ces lieux et y divisant les intérêts des uns et des autres. Rares sont alors ceux qui dépassent les contingences immédiates des opportunités politiques et commerciales. […] »

« À vocation universelle, l’islam jaillit cependant en source sémite. En ce sens, il correspond à une volonté plus ou moins consciente des populations moyen-orientales, dominées par les indo-européens gréco-romains ou perses, à reprendre en main la conduite de leurs affaires. Certes, nous l’avons dit, les réalités raciales sont dès cette époque beaucoup plus floues que les réalités religieuses mais les unes et les autres se recoupent relativement. Encore majoritairement sémites, les juifs étaient probablement les plus actifs en ce sens. Si leurs révoltes au cours des tout premiers siècles chrétiens sont bien connues, leurs menées politiques aux siècles suivants le sont moins.

Surtout conduites à partir de leur vieux foyer babylonien, de loin le plus ancien et consistant, et soutenues fréquemment par le pouvoir sassanide, elles consistaient à établir de solides comptoirs à travers les différents bassins commerciaux, assurant la situation d’une oligarchie juive en Mésopotamie, sans négliger pour autant une activité prosélyte ciblée. La conversion au judaïsme de la royauté chrétienne himyarite (actuel Yémen) – clé de l’Arabie heureuse, autre foyer agricole du Moyen-Orient et verrou du commerce entre l'Égypte et l’Inde – entre dans cette stratégie. Ce sont les Éthiopiens, certes eux-mêmes sémites, mais chrétiens monophysites, alliés, nous en avons déjà parlé, de l’empereur byzantin, qui se chargent de détruire ce royaume au 6ème siècle, au prétexte de persécutions exercées par le nouveau pouvoir juif sur les chrétiens yéménites, poussant, par la même occasion, leur expédition jusqu’à La Mecque polythéiste dont le commerce par la voie occidentale de la mer Rouge gêne l’économie éthiopienne. Expédition sans lendemain, qui ouvre cependant un vide politique en Arabie.

L’alliance, au siècle suivant, entre les tout nouveaux musulmans et le Négus, semble relever dans un premier temps de la même stratégie. Pourtant, c’est l’affaiblissement fatal des alliés objectifs de l’empire Perse – arabes polythéistes de La Mecque, juifs (hébreux arabisés ou arabes hébraïsés) de Médine, arabes chrétiens (Kalbites, Ghassanides et Lakhmides) – qui permet l’émergence d’une nouvelle force sémite au Sud du Moyen-Orient, entraînant le ralliement, la simple alliance ou, à tout le moins, la neutralité des monophysites sémites – hébreux et arabes, en particulier – avant ceux, décisifs, des Nestoriens. Le fait est patent en Palestine et Syrie où ces communautés ouvrirent spontanément leurs cités aux musulmans, si souvent taxés par les orientalistes d’« envahisseurs », alors que bon nombre d’entre eux étaient, la veille, les partenaires commerciaux de leurs « adversaires » ; sans parler des liens familiaux, bien plus consistants, dont certains remontaient à la plus haute antiquité : l’épopée d’Abraham (PBL), de la Chaldée à l'Égypte, de Ninive à La Mecque, en est la plus éloquente illustration.

En réalité, tout le monde se connaît, au moins de vue et depuis longtemps : une complexité de relations est à l’œuvre. En particulier du côté des juifs où le constat est nettement plus mitigé que chez les chrétiens hérétiques : si quelques cités conservaient des liens forts avec Constantinople ou Ctésiphon, la capitale des Sassanides, et se placèrent résolument à l’encontre des musulmans, la plupart préfèrent s’y soumettre, l’exemple des tribus juives de Médine y étant certainement pour beaucoup. Pour autant, l’ostracisme des Pharisiens, qui s’est imposé au judaïsme moyen-oriental depuis la destruction du Temple au premier siècle de l’ère chrétienne, n’en cesse pas moins de mettre en avant les aspects les plus exclusifs de leur religion, isolant les « élus » du reste des humains et, particulièrement, de tous ceux qui professent une foi proche de la leur : réflexe de repliement face à un choc traumatique déformé, dans le temps, en perpétuelle crainte de l’assimilation. Cependant, la méfiance, réciproque, cède peu à peu le pas au pragmatisme. En quelques décennies, les avantages du nouveau système apparaissent concluants : taxes réduites, circulation optimale de la monnaie, liberté d’entreprise et de culte, les communautés hier divisées s’apaisent et se réorganisent. Un vrai consensus, profondément sémitique, apparaît.

Car, du côté des musulmans, il est évident que rien de durable ne pourra se construire sans la coopération des élites urbaines existantes. Les arabes péninsulaires n’ont pratiquement aucune formation administrative et ceux du Croissant fertile instruits en la matière relèvent encore majoritairement de religions autres que l’islam. Dans un premier temps, les Omeyyades, la première dynastie des nouveaux maîtres, établissent leur capitale à Damas et s’entourent de fonctionnaires chrétiens (exemple célèbre, Jean Damascène, ministre des finances du khalife Abdel Malik), monophysites ou nestoriens ; arabes, de préférence ; sémites, en général ; mais aussi parfois indo-européens (grecs). Cependant, la force économique de la Mésopotamie s’impose inexorablement et, peu à peu, les réseaux d’affaires – musulmans, bien sûr, mais, aussi, juifs, chrétiens ou autres, en variable concertation – influents à travers les bassins orientaux, se coordonnent afin d’attirer le centre du pouvoir vers l’Est. Au milieu du 8ème siècle, c’est chose faite avec la révolution abbasside. […] »

« Jusqu’à la révolution abbaside, la plupart des sociétés juives – variablement hébraïques – sont fixées depuis plusieurs siècles – jusqu’à plus du millénaire parfois, notamment en Espagne, Afrique du Nord, Arabie ou Mésopotamie – en différents endroits de l’espace désormais sous domination musulmane. Si cet état de choses favorise de nombreux métissages culturels et raciaux, il détermine également diverses structurations sociales en symbiose avec le milieu ambiant. On trouve, ainsi et selon les régions, des petits agriculteurs, des artisans modestes, des commerçants de proximité, des éleveurs de moindre cheptel, des conducteurs de caravane, etc., que rien ne différencie a priori de leurs homologues chrétiens ou zoroastriens. On trouve quelques seigneurs locaux, chefs de tribus respectés ; quelques rabbins (autre appellation des chefs pharisiens, désignés également sous le vocable de talmudistes) qui s’efforcent – nous en avons précédemment souligné les options ségrégationnistes – de préserver le sens de la judéité, en particulier au sein d’académies bien structurées (Pumbedita, Sura, etc.) ; quelques grands commerçants et financiers internationaux, surtout mésopotamiens, qui assurent variablement une certaine continuité entre ces différentes sociétés. Bref, un monde comme tant d’autres mais, depuis plus d’un siècle et demi maintenant, un monde-charnière entre deux autres systèmes sociaux dominants : la Chrétienté et l’Islam.

Nouvel avatar d’une récurrence immémoriale. Naguère Palestine, entre Égypte et Mésopotamie ; Hébreux, entre Perses et Grecs, Parthes et Romains ; c’est le religieux à présent qui imprime la marque distinctive : les dimensions géographiques et ethniques s’élargissent. Les prosélytismes chrétien, juif et musulman en Khazarie témoignent de cette évolution. Rappelons que la première « dispute » officielle (débat public d’érudits) entre les trois religions du Livre se tint à Itil, la capitale khazare à l’embouchure de la Volga, quelques décennies avant la révolution abbaside, et s’acheva par la conversion de l’oligarchie locale au judaïsme, alors que mosquées et églises côtoyaient les temples païens du petit peuple et que la politique khazare penchait globalement en faveur de Constantinople. Des stratégies continentales peut-être spontanées, conduites en tous cas par des intérêts politico-commerciaux de circonstances, se font jour. Du coup, des mouvements de populations – pas toujours spontanés, quant à eux – modifient l’organisation sociale de groupements longtemps sédentarisés ; plus particulièrement, des groupes minoritaires, immédiatement affectés par le départ de tel ou tel de leurs sous-ensembles.

Aux raisons habituelles de disgrâce politique – la position de charnière n’a pas que des avantages… – se superposent des opportunités singulièrement motivantes : la fondation de Baghdad en pleine cœur de l’ancienne Babylonie ; le développement rapide d’un nouvel espace économique méditerranéen ; les rivalités entre les khalifats espagnol et irakien ; la judaïsation toute récente de l’oligarchie khazare ; la réactualisation du vieux système monétaire basé sur le bimétallisme or-argent ; le besoin de liquidités pour des populations religieusement privées de prêt usurier : les tentations d’aventure ne manquent pas et les populations juives bougent singulièrement en ce début de 9ème siècle. De nouvelles professions, comme celle de porteur d’ordre (commercial ou financier), apparaissent, certes encore à l’état embryonnaire : on y consacre variablement son temps, en complément d’autres activités plus traditionnelles et les procédés restent passablement expérimentaux. Les contacts entre les synagogues se multiplient néanmoins et, donc, leur fréquentation. C’est bien évidemment l’occasion de parler religion, beaucoup plus à présent qu’il y a deux siècles, mais l’argent et le commerce occupent, désormais et communément, les esprits. Du coup l’écriture, apanage traditionnel des sciences religieuses, se désacralise et commence à s’intéresser à des sujets profanes ; même si, dans la pratique, c’est la langue arabe qui s’impose en langue commune, l’hébreu conservant un caractère d’intimité à usage communautaire, domaine d’autant plus strictement contrôlé par les Talmudistes que leurs chefs sont en faveur de cour. Les sectes minoritaires du judaïsme (Karaïms, par exemple, qui ne reconnaissent pas l’autorité de la loi orale, fondement de celle des rabbins) ne souffriront jamais autant qu’en ces périodes d’influence notable des Pharisiens auprès des princes musulmans qui leur assurent la police de l’ordre communautaire.

On remarquera ici que la tendance à la spécialisation commerciale et financière des juifs ne leur est pas exclusive. Toutes les minorités religieuses dispersées dans l’espace musulman suivent des chemins analogues. C’est vrai pour les Monophysites et les Nestoriens. C’est aussi vrai pour les minorités musulmanes, comme, par exemple, les Chiites. Constat probablement universel : une minorité sans pouvoir économique est condamnée à disparaître, à plus ou moins brève échéance ; à tout le moins, assimilée par le groupe dominant. À l’inverse, une minorité trop puissante s’expose à de redoutables réactions de rejet. Dans cette difficile équation, la diversification des appuis et la mobilité des avoirs constituent les plus sûres garanties et les communautés juives – les plus anciennes, les plus expérimentées et les mieux réparties dans l’espace – vont se révéler, à ce jeu, sinon les mieux pourvues, du moins en position privilégiée. […] »

« Une autre ressource spécifiquement islamique de développement se distingue en ces temps d’opulence: les biens awqafs, souvent traduits par dons pieux ou plus précisément biens de mainmorte. À l’époque du Prophète (PBL), ce terme désignait les dons en nature dont la gestion permettait l’entretien de bonnes œuvres, publiques ou privées. Un bien waqf est un bien dont la propriété est immobilisée, en théorie définitivement ; autrement dit, retiré perpétuellement du marché ; avec cependant des possibilités de négoce, quant à sa gestion et à sa jouissance, mais dont les bénéfices nets sont dévolus à des bénéficiaires désignés plus ou moins précisément par le propriétaire du bien, lors de la fondation du waqf. Le khalife ‘Omar systématisa cette source en lui affectant deux règles. Concernant, en un, la gestion même du don : elle doit être conçue et organisée dans la durée ; c’est une véritable entreprise qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de capitaliste. En deux, l’œuvre publique (parfois précédée d’une lignée de bénéficiaires privés, jusqu’à son extinction) subventionnée par la rémunération du capital. S’il appartient au seul donateur de désigner et le gestionnaire (ou l’entreprise gestionnaire du bien) et l’œuvre (ou les personnes privées) dotée des fruits du waqf, c’est souvent l’État qui assure la surveillance pérenne du système, moyennant une petite ponction – un dixième des bénéfices nets, à l’ordinaire – juste suffisante à la gestion de celle-là. En ces dispositions, le même principe budgétaire que celui énoncé tantôt transparaît, à une nuance décisive près : si la rémunération (et le développement) de l’activité est assurée, celle du capital est, elle, entièrement détournée en œuvre sociale…

À Baghdad comme à Cordoue, ces biens awqafs développent puissamment l’éducation et la santé publique. Un nombre considérable d’écoles destinées aux populations pauvres, quelques universités et tous les hôpitaux fonctionnent sur cette base, assurant un service public gratuit. Les communications profitent également du système. Disséminés le long de la Route de la soie, nombre de caravansérails offrent le gîte et le couvert tout aussi gratuitement durant trois jours et, plus durablement en fonction de chaque situation, les soins éventuels des voyageurs. Le caractère sacré – incessible et insaisissable – des biens awqafs, le rôle central du donateur dans l’attribution de leur gestion et de leurs bénéfices, expliquent en outre leur formidable développement au sein des minorités religieuses. Des institutions juives ou chrétiennes purent ainsi traverser des périodes de troubles à moindre mal, en préservant les intérêts tout à la fois familiaux et communautaires de leurs donateurs. À plus grande échelle, ce fut même l’opportunité idéale pour établir, d’un khalifat à l’autre et, plus généralement, entre différents États musulmans, des systèmes stables d’échange et de consolidation sociale. […] »

« Fortement influencé par la mise à jour et la traduction de documents anté-islamiques, l’essor des sciences profanes développe formidablement le raisonnement logique ; en particulier sous sa forme dialectique. […] Cette puissante activité de la pensée, du 9ème au 12ème siècle, touche diversement les différentes composantes de la société sous domination musulmane et, certes utiles à la compréhension des phénomènes sociaux, les distinctions sectaires s’effacent en ce constat devant la complexité des relations vivantes. C’est vrai à l’intérieur du cercle des musulmans. Mais c’est également vrai au-delà. La participation de chrétiens aux premiers travaux de traduction des penseurs grecs repose de vieilles questions aux communautés orientales qui s’éloignent, de fait, un peu plus de leurs consœurs occidentales. Longtemps différée, la symbiose est, pour les juifs, peut-être encore plus forte. La structure religieuse de l’islam est en effet très proche de celle du judaïsme. Un même monothéisme absolu, une même sacralité des sources, un travail juridique analogue : quasiment toutes les méthodologies organisant les fatwas des oulémas sont adaptables aux halakhas des rabbins et l’on avancera ici que bien des discussions relatives à la raison et à la foi, au rôle de l’une et de l’autre dans le progrès de la civilisation, discussions dont nous venons de voir l’intensité au cours des 8ème et 9ème siècles au sein de la communauté musulmane, furent en suivant débattues dans les synagogues et autres universités hébraïques. Avec effet : à partir du 10ème siècle, surtout au 11ème, les noms juifs se banalisent dans l’intelligentsia des différents khalifats. On peut précisément dater le signal de la relative ouverture des rabbins au mouvement nouveau de la pensée, avec la traduction en arabe de la Thora par Saadja ben Yusuf, gaon – suprême autorité religieuse – de Babylonie. Faut-il voir en cela l’influence de quelques rares précurseurs, tels Isaac ben Souleymane, médecin de Kairouan, qui avait publié en arabe, au 9ème siècle, un « Guide du médecin », sans pour autant négliger la synagogue et ses rabbins ?

Cependant, l’amélioration du statut social ne cesse de constituer le vrai moteur de l’intégration et, à cet égard, le commerce et les activités financières en demeurent les pierres d’angle. Peu de juifs se consacrent à l’étude des sciences profanes et le primat de l’action qui avait dominé plus de six siècles la pédagogie talmudique oriente invariablement les comportements quotidiens : quelques médecins – encore et toujours – au 10ème siècle, incontestablement compétents au simple regard du statut social de leurs patients mais délaissant toute production scientifique au profit de quelque autre talent, politique le plus souvent (Ibn Chaprut, médecin personnel et ministre des Affaires étrangères d’Abdrahmane III, le khalife de Cordoue, lui-même fils d’une chrétienne… Notons, au passage, cet autre détail signifiant du climat social de l’époque). Partout, les communautés juives sont riches et leurs multiples interconnexions d’Est en Ouest, du Nord au Sud, expliquent leur fréquente faveur en cour dans le domaine de la diplomatie ou des finances.

Il y a là encore des nuances. En certains lieux de la Babylonie, les juifs constituaient près de la moitié de la population et les khalifes abbasides, souvent appuyés par d’autres minorités religieuses concurrentes (chiites en particulier), usèrent périodiquement de mesures restrictives, jusqu’à l’expulsion, afin de limiter leur influence. En sens inverse, le gaon et son représentant temporel – l’exilarque, installé en haute cour khalifienne – gardaient en permanence le souci de limiter au maximum les conversions à l’islam, si quotidiennement proche et puissant. Tout cela peut expliquer leur étonnante discrétion, tant sur le plan politique que scientifique, en ces régions pourtant fortes d’au moins deux millions de leurs coreligionnaires. La situation était à l’ordinaire moins problématique en Égypte ; encore moins en Espagne où les concentrations juives ne dépassèrent jamais les 10 % de la population (sauf en quelques rares cités, en particulier Cordoue où la communauté dépassa les 20 %). Les problèmes intercommunautaires en ces régions furent surtout tributaires des aléas de la conjoncture internationale. […] »

« Turcs et Perses : variablement tumultueux, ce mariage de rite sunnite constitue au 11ème siècle l’événement social majeur de l’Asie occidentale, assurant définitivement l’alchimie entre les trois grands groupements ethniques de l’Eurasie centrale. Orientales, aux traits mongoloïdes prononcés – comme les Seldjoukides qui, sous la pression de sécheresses continentales répétées, s’installent solidement dans le fertile Khorassan – ou occidentales, plus caucasiennes, qui s’y amalgament facilement à partir des rives caspiennes – on désigne souvent celles-là sous le vocable de Turcomans – les tribus turques se métissent peu à peu, tant culturellement que génétiquement, sous l’égide d’une religion sémite de moins en moins représentée par ses fondateurs arabes qui ont largement reflué vers le Moyen-Orient. Là, les contingents turcs composant les gardes princières se fraient un chemin tortueux dans les intrigues de palais où s’affrontent et s’interpénètrent tous les courants sunnites et chiites, appuyés diversement par les puissantes minorités chrétiennes et juives. La situation la plus complexe prévaut en Syrie dont les richesses minières septentrionales, les débouchés méditerranéens et les ouvertures terrestres vers l’Égypte, l’Arabie et la Mésopotamie attisent sans arrêt convoitises et partitions. Les Fatimides y épuiseront leurs tentatives d’étranglement du khalifat abbasside et c’est de là que surgira, turque, leur fin politique.

À Baghdad, la prépondérance financière des chiites duodécimains gêne le développement de la communauté juive qui amorce un déplacement décisif vers l’Égypte et sa nouvelle capitale, Le Caire, où prospèrent pour l’instant les ennemis les plus acharnés du pouvoir baghdadi. Les immigrants les plus ambitieux y choisissent à l’ordinaire une conversion à l’islam qui semble leur assurer une ascension rapide dans l’administration fatimide (Yaqub ben Killis, d’origine sémite, ministre des Finances durant un demi-siècle, suivi d’Abu Sa’ad Al Tustari, d’origine perse, tous deux au centre, donc, des décisions de politique tant intérieure qu’étrangère). De fait, Le Caire devient une plaque tournante des affaires et l’obsession fatimide à l’encontre des Abbassides oriente leur politique vers l’affaiblissement du Moyen-Orient. Du point de vue commercial, il s’agit en priorité de monopoliser le commerce de l’océan Indien, en le centrant sur la mer Rouge ; privilégiant en conséquence celui de la Méditerranée occidentale et septentrionale (avec Venise, surtout). Mais la cohérence du projet comporte une faiblesse de taille : le sacrifice des intérêts syriens. C’est en cela que, perdurant au-delà des prévisions fatimides qui espéraient un prompt écroulement de l’État baghdadi, celle-ci va maintenant former le tendon d’Achille des prétendants piaffant au Caire… »

« […] Il n’est certes pas fortuit que Maïmonide, lui aussi natif de Cordoue, médecin personnel, conseiller de Saladin et représentant officiel de la communauté juive égyptienne auprès de ce dernier, consacre une grande partie de son travail littéraire à un commentaire affiné des Talmuds quelque peu surannés pour ses coreligionnaires. Ces vénérables textes datent en effet. Initialement composés pour une communauté largement rurale (4ème et 5ème siècle de l’ère chrétienne), ils semblent, en cette fin de 12ème siècle, fort décalés des réalités juives désormais très majoritairement citadines. Le commentaire n’atténue cependant guère les considérations éminemment sectaires et racistes des originaux et les opinions du célèbre philosophe thérapeute sur les non-juifs, tout particulièrement les Noirs et les Turcs, ravalés à un statut « entre le singe et l’homme » (sic !), nuancent quelque peu l’humanisme du personnage. Dans le même temps, la publication en hébreu de textes critiques concernant l’éthique et la science (Abraham Bar Hiyya, Abraham ibn Ezra…) manifestent une certaine actualisation des idées et une reprise en main par les rabbins des masses juives singulièrement diminuées par les conversions à l’islam banalisées depuis le 10ème siècle, surtout en Égypte. Cette réaction est d’autant plus vigoureuse qu’elle s’appuie, si besoin manu militari, sur un souverain musulman fort qui entend tenir sous sa coupe toutes les communautés religieuses, avec des objectifs stratégiques de renforcements commerciaux entre les rives de la Méditerranée, mobilisant en particulier les communautés juives. […] »

Sous l’empire Ottoman

« Détonnant singulièrement avec la lente et remarquée déliquescence des autres États musulmans – exception faite de l’Inde où les mongols islamisés trouvent enfin des conditions favorables à l’épanouissement de leur génie spécifique – l’empire Ottoman s’affirme aux yeux de toutes les puissances européennes en construction comme un nouveau modèle d’organisation administrative et militaire. Les antécédents assez récents : seldjoukide (administration et armée fondées sur un corps d’esclaves  dévoués), ilkhan (innovations fiscales), ayyoubide et mamelouk (guildes commerçantes, organisations monopolistiques et douanières) ; mais, aussi, plus anciens jusqu’au premier khalifat omeyyade : soit huit cents ans de gouvernements islamiques ; ont été attentivement étudiés et adaptés aux réalités du nouvel État, disposant, ainsi que nous le signalions précédemment, d’une double législation : l’une religieuse et soumise à l’approbation des oulémas ; l’autre « laïque » – en réalité, plutôt pluriconfessionnelle et pluriethnique –  réformée de loin en loin et soumise à la seule approbation du souverain.

De fait, ce dernier exerce un pouvoir absolu et nul ne saurait prétendre y faire ombrage. Le cas de Michel Cantacuzène, d’une célèbre famille grecque familière de l’ancien pouvoir byzantin, est à cet égard exemplaire. Considérablement enrichi par les amabilités du nouveau système envers les notabilités du précédent, ce contemporain de Joseph Nassi – richissime juif allié du très influent clan des Mendez marranes basés aux Provinces-Unies et devenu ministre des Affaires étrangères du sultan ottoman Sélim II, après avoir longtemps dirigé, depuis Venise, la lutte contre l’Inquisition –  se retrouve, dans la seconde partie du 16ème siècle, au centre d’un véritable trust économique, façon Médicis ou Fugger, impliqué dans les affaires de Venise à Tabriz, de Cracovie à Damas, de Moscou à Aden – très probablement aussi d’Augsburg à Anvers… – selon des intérêts « propres », parfois incompatibles avec la raison de l’État ottoman. Sur ordre direct du sultan, il est pendu aux portes mêmes de sa luxueuse demeure et son empire soigneusement démantelé… La visibilité spectaculaire de cette exécution signale à toutes les ambitions les limites de leur liberté d’entreprise. Les prétendants sont aussi nombreux que divers. Aux Turcs qui ont monopolisé durant le 15ème siècle le grand commerce international de l’Empire, en négociant directement avec les Européens occidentaux, se sont adjoints les Grecs et autres balkaniques orthodoxes, les juifs et les Arméniens (Erménis), intermédiaires obligés après la notable augmentation des taxes d’exportation (passant sous Mohammed II, le conquérant de Constantinople, de 2 à 5 % de la valeur marchande des produits), pour les étrangers non-musulmans non-soumis au paiement de la jezzi’a. […] »

« Dans cette donne un peu particulière, nous y reviendrons, les intérêts commerciaux européens trouvent à l’occasion des appuis « ethniques » (le corse Thomas Lenche, marseillais et très chrétien, monopolisant la pêche du corail à Alger, tout comme la Compagnie française du cap Nègre, en Tunisie); avec, en fréquents intermédiaires, des juifs locaux, petite oligarchie financière de communautés  maghrébines  singulièrement  appauvries  depuis  la  chute du  khalifat  de  Cordoue (assez brutalement, d’ailleurs, lors de la prise de pouvoir des Almohades qui avaient entrepris, certes d’une manière fugace mais très concrètement, une véritable épuration religieuse, éliminant, à défaut du judaïsme, les ultimes traces du christianisme antique). Au Maroc et le long des routes sahariennes, les juifs sont souvent accusés, au regard de leurs activités commerciales diversifiées, en particulier avec les Marranes, de servir les menées portugaises et subissent de loin en loin le poids de cette ambiguïté (destruction de la synagogue du Touat, oasis stratégique saharien, cependant peut-être dictée par d’autres considérations, nous en reparlerons ; divers « pogroms » le long des côtes océaniques, à l’intérieur des terres, de Fès à Sidjilmassa et jusque dans la vallée du Dra’a, aux frontières sahariennes du Sud marocain…). Mêlant juifs et musulmans, les expulsions d’Espagne relancent pourtant l’antique processus de cohabitation entre les deux communautés dans les pays du Maghreb ; assez ségrégatif au Maroc (ghetto de Fès) ; variablement moins en Algérie, Tunisie ou Cyrénaïque, où les quartiers et, par voie de conséquence, les intérêts sont ouverts et plus souvent mélangés (Oran, Tlemcen, Alger, Tunis, Tripoli, etc.).

Notable dès la prise de Constantinople, la protection assurée des Ottomans explique en grande partie ces nuances. Mohammed II a parfaitement conscience du potentiel politico-économique des juifs et entend l’intégrer le plus efficacement possible à l’Empire. Portant tout d’abord l’ambitieux projet de rétablir et même amplifier le rôle éminent qu’avait Constantinople, un millénaire plus tôt, il met sur pied un programme de repeuplement, basé, comme dans l’ancien système seldjoukide, sur la déportation forcée de chrétiens et de juifs vers la capitale. Mais ce plan comporte à nouveau tant de mesures favorables à l’entreprise privée que, très rapidement, les volontaires affluent de toutes parts : du Croissant fertile ravagé par Tamerlan ; d’Espagne rudoyée par l’Inquisition ; d’Italie et d’Allemagne où la situation des juifs (apparition de ghettos) se dégradent également. Les quartiers juifs d’Istanbul, dont les chefs rabbins (ou prêtres, dans le quartier caraïte) disposent d’une grande autonomie de gestion communautaire (perception des impôts, administration et justice interne, affaires cultuelles, recours facilité à la force publique), s’enflent d’une multitude d’artisans et de  commerçants  qui  constitueront,  un  temps, jusqu’au tiers de la population de la ville (multipliée par dix en moins de cinquante ans, celle-ci dépassera les sept cent mille habitants à la fin du 16ème siècle, avec à peine plus de 50 % de musulmans, le reste partagé entre les trois autres grandes communautés religieuses !). D’autres foyers numériquement moins importants se développent dans les Balkans (Andrinople, Nicopolis, Sofia, Belgrade), en Anatolie (Brousse, Khodavendkiar), tout autour des mers Noire (Ackermann, Caffa, Azov, Trébizonde) et Égée (Smyrne, Salonique où ils formeront bientôt la moitié de la population) ; en Palestine (Safed, Jérusalem, Gaza) et, d’une manière générale, dans tous les anciens centres traditionnels d’établissements juifs, au fur et à mesure de leur intégration à l’Empire : Damas, Alexandrie, Le Caire, Moka, Aden, etc.). Encouragées par la politique communautariste des Ottomans, les synagogues s’organisent, fondant caisses communes, associations de marchands, corporations d’artisans, centres d’éducation, souvent gérées en entreprises awqafs mais aussi à l’intérieur de systèmes internationaux favorisés par la densité de réseaux fort resserrés par une sensible augmentation des mouvements migratoires. Si les dissensions, le plus souvent cristallisées autour de l’établissement de l’assiette de l’impôt, sont vives entre les diverses congré-gations (ashkénazes, séfarades, roumaniotes ou caraïtes), elles font parfois l’objet de notables dépassements : ainsi à Salonique où trente différents groupements indépendants s’associent dans la gestion des intérêts communs. Un siècle plus tard, cette association débouchera sur l’unification des communautés juives de la ville autour d’un conseil dont l’équité administrative et juridique débordera même sur les autres millets.

Un peu moins de la moitié de la population juive mondiale vit, à la fin du 16ème siècle, sous domination musulmane. Mais près des deux-tiers de cette partition résident au Nord d’une ligne partageant la Méditerranée. L’importance de cette concentration se mesure à l’examen de l’autre réalité juive, en Europe chrétienne qui abrite, nous le disions dans notre seconde partie, pratiquement tout le reste de la population juive mondiale (une à deux centaines de mille étant éparpillées ailleurs dans le Monde) : en cet autre espace, trois juifs sur cinq vivent en Europe de l’Est, en particulier en Pologne et Lituanie. Une lecture croisée de ces deux estimations signale alors le phénomène majeur du judaïsme au 17ème siècle: plus de 60 % de ses fidèles sont concentrés entre Chypre et la Baltique, à l’intérieur d’une bande d’environ sept cents kilomètres de large, en situation normale d’intermédiaires, non seulement entre les espaces musulman (ottoman) et chrétien (vénitien, hongrois, polonais, etc.) mais aussi orthodoxe, catholique et protestant, voire, plus marginalement à présent, sunnite et chiite, tous variablement en conflit. L’axe des communications joint Nicopolis, sur la rive Sud du Danube, à Lemberg, en Silésie, fortement concurrencé par un autre, très ancien et un peu plus oriental (de la Crimée à la Courlande) où la secte caraïte est bien enracinée. Nous avons donné, dans notre seconde partie, quelque exemple des relations commerciales intenses qui les parcourt, relations au demeurant difficiles à préciser, vu l’indigence de travaux regroupant les rares informations éparpillées entre Turquie, Autriche et Russie (un vrai sujet de thèse, notons-le en passant, pour un « germano-slavophone turquisant » : rare conjonction linguistique, hélas, chez les historiens ; en tout cas jamais mondialement valorisée). Trois grands courants réformateurs du judaïsme se développeront par l’un ou l’autre de ces couloirs : kabbalo-messianique, de Sabbataï Tsevi (17ème siècle) ; caraïto-hassidique, d’Israël ben Eliézer (18ème siècle) et messiano-socialiste, du Bund (début 20ème siècle).

La renaissance du messianisme juif jaillit des expulsions d’Espagne.  Elle s’affirme, avec les ouvrages d’Éliezer Ha-Lévi ou de Meïr ibn Gabbaï (édités dans la première partie du 16ème siècle à Istanbul où les juifs importent, après Salonique, les premières imprimeries « gutenbergiennes »), par une résurgence du courant apocalyptique qui avait fortement marqué le 1er siècle de l’ère chrétienne. Elle se renforce de thèmes kabbalistiques puissamment développés autour du vieux foyer de Safed (lac de Tibériade), réactivé à partir du 13ème siècle par les travaux des maîtres espagnols (Ibn Paqûda, les frères Cohen, Ibn Ezra, Nachmanide, etc.) et où s’opère, avec l’enseignement d’Isaac Louria au 16ème siècle, une synthèse entre diverses influences, notamment gnostiques et chiites. Au 17ème siècle, les mouvements de foule accompagnant Sabbataï Tsevi (voir notre seconde partie) « intronisé » en sa fonction messianique par Nathan de Gaza, de l’école de Louria, entraîne l’arrestation du premier, à la demande des rabbins stanbouliens, suivie de sa conversion à l’islam, apparemment de circonstance mais peut-être tout aussi bien dictée par la convergence des thèmes messianiques entre les trois religions monothéistes: figure ultime du judaïsme, le Messie, reconnu en islam en la personne de ‘Issa (PBL), le Jésus des chrétiens, doit en effet revenir dans les temps eschatologiques musulman affirmé à la face du Monde…

Dans le mouvement des Hassidims qui se répand au 18ème siècle du Nord vers le Sud, l’influence lourianique est encore lisible mais aussi celle du chiisme, autour de la notion de Tsaddeq (cf. le Melki Tsaddeq de la Torah et le Khadir du Coran), pôle spirituel intemporel indispensable à la guidance des croyants, idée probablement véhiculée par les Karaïms, longtemps en contact avec les soufis de Kazan et beaucoup plus antérieurement avec les minorités chiites de Babylonie. Là encore, ce sont les rabbins stanbouliens qui stopperont, à grand renfort d’exclusions, la diffusion du mouvement, vers le Sud en cette occurrence. Avec le Bund, également natif du Nord, le messianisme des communautés orientales prendra, au début du 20ème siècle enfin, une dimension éthique, parfois carrément athée, à l’instar des communautés occidentales un siècle plus tôt mais dans un sens infiniment plus social que celles-ci sensiblement plus riches et enclines à adhérer au projet élitiste des Sionistes. C’est notamment au sein du Bund que se développera le refus, longtemps majoritaire chez les juifs (en fait, jusqu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale), de toute fondation d’État spoliant les droits légitimes du peuple palestinien.

Entre temps, de nombreux projets infiniment moins coercitifs d’États juifs eurent leur heure de gloire et, au bénéfice des Ottomans, citons celui de l’île de Naxos, offerte au 17ème siècle à Joseph Nassi, promu duc de Naxos par le sultan Sélim II, avec carte blanche pour organiser le peuplement juif de l’île. Malgré de gros investissements, Joseph Nassi, confronté à l’indifférence générale de ses coreligionnaires, abandonne bientôt cet ambitieux projet, significatif cependant de la protection des sultans. Protection au demeurant fort remarquée à l’Ouest, notamment en Espagne où la présence de fortes communautés marranes et morisques fait craindre, à l’heure du soulèvement des Pays-Bas, l’ouverture d’un second front en Andalousie. Ce sera, après la révolte de Grenade qui prouve au roi Philippe III la virulence de cette éventualité, le facteur décisif des dernières expulsions au début du 17ème siècle. Entre-temps, la disgrâce de Joseph Nassi, officiellement suite au désastre de Lépante mais plus probablement à d’inconséquentes opérations monétaires (nous y reviendrons un peu plus loin), n’atteint pas sa communauté, renforcée bientôt par l’arrivée de marranes espagnols et de plus en plus souvent appelée dans le traitement des finances publiques, en particulier le fermage des douanes et des impôts dans tout l’espace soumis aux Ottomans. C’est en réalité le déclin généralisé de l’Empire qui va amorcer celui de ses communautés juives. Des mouvements : vers les nouvelles voies commerciales russes (en particulier le long de la Volga) ; plus remarqués vers l’Autriche-Hongrie (Vienne, Nikolsburg) ; et plus encore vers l’Allemagne (Leipzig, Magdeburg) en voie de reconstruction après la guerre de Trente ans (cf. notre seconde partie) ; s’amorceront alors, saignant lentement la société ottomane d’un de ses plus actifs millets. »


   

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