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L’eau ne suit à
l’ordinaire qu’une seule loi : son propre poids. Mais, dans son rapport à
son apparente antithèse, le feu qui suit tout aussi obstinément la sienne, elle
accepte, éblouissant paradoxe de l’exception, de s’en affranchir. La voici qui
s’élève, légère, presqu’invisible, indiquant à toute vie l’autre chemin,
probablement le plus fécond – essentiel ? – de sa permanence. Cette
transcendance n’est cependant que très rarement immédiate. Tout dépend des
forces en présence. Hoël dut ainsi attendre les grandes vacances pour commencer
à entrevoir la puissance de ce qui contrariait son délirant projet. Restée
auprès de sa tante Gwenn toute à la joie, elle, d’explorer un instinct maternel
si brutalement sevré par la guerre, Gaël se plaisait en son refuge, gravissant
les pentes du savoir avec une agilité croissant avec sa foi. Obnubilé par
l’apparence qui la cachait – comment, à défaut de pouvoir les
abattre, contourner les murs du cloître ? – son frère ne voyait donc
pas encore la flamme…
En telle
disposition d’esprit, c’est à combler le vide qu’il en était. Pas à
l’explorer ; encore moins s’y résoudre. À cet égard, s’il s’était fait
quelques camarades au collège, notamment dans l’équipe de football où il
s’était découvert un formidable terrain d’exploits guerriers, la mer restait sa
plus sûre alliée. Déjà à courir au port chaque weekend de l’année scolaire – à
moins que Gaël ne se soit décidée à sortir un peu du pensionnat mais c’était
devenu si rare ! – toujours prêt à donner la main aux pêcheurs et
mareyeurs, il prenait maintenant l’habitude d’accompagner Yves Le Couët sur les
flots sitôt que Yannick s’avisait à ne lui opposer aucun service familial. Et
de décharger à quai les caisses de poissons, réparer les filets, épisser les
cordes, recoudre les voiles ; bref, s’imprégner du métier de son mentor.
Avec, en prime, l’approfondissement du breton et la
mémorisation d’un répertoire traditionnel dont Yves lui paraissait le tout
aussi joyeux qu’intarissable puits. « Hé, jeune homme ! »,
l’apostrophait celui-ci, « va falloir demander à ton recteur d’ouvrir une
section ‘’Culture bretonne’’, tu y excelleras, à ce que je vois ! ».
Hoël en aurait eu
bien besoin. Du moins s’il avait entretenu quelque ambition académique. Or il
en avait d’autant moins que celle-ci lui paraissait responsable de l’égarement
de sa sœur loin de sa nature. C’était donc peu dire qu’il traînait des pieds
pour se rendre au lycée. « Sciences économiques, peut-être… »,
suggéra Yannick, lors de l’entretien de fin d’année visant à déterminer
l’orientation de l’adolescent, « avec, au final et quel que soit
son résultat au bac, une place en mon cabinet… – Probablement la solution la
plus appropriée, en effet, vu son âge et le peu d’entrain qu’il met à ses
études… », convint le recteur. « Il est à l’école de la vie »,
avait de son côté souligné Louis en réponse aux inquiétudes de son fils,
« et avec Yves à l’enclume, sois tranquille, il est à bonne forge… ».
Pour significatif qu’il était de la confiance du patriarche envers le frère de
son ancien apprenti, l’avis négligeait la nature éminemment aquatique de Hoël,
plus sensible donc aux pulsations de son cœur qu’au martèlement d’une
quelconque formation, fût-elle des mieux choisies.
Par bonheur, Yves
était beaucoup plus au fait de la situation affective du jeune homme. Sans en
connaître les détails et s’étant toujours gardé de chercher à en savoir plus,
il en avait néanmoins noté, lors de ses passages sur l’île, le développement
graduel. Si la probabilité de l’inceste ne choquait pas sa morale, il se
souciait plus des problèmes que celui-ci ne manquerait pas de poser. Non
seulement à toute la famille, s’il était révélé, mais d’abord et surtout à
chacun des deux amoureux que même la sauvegarde du secret exposait à de
cruelles menaces. Territoire de liberté sans borne – mais aussi sans ambulance…
– l’hors-normes n’en est pas moins assez désert et très accidenté ;
ordinairement donc peuplé de solitudes torturées. La détresse grandissante de
Hoël à trop espérer ce que la direction prise par sa sœur rendait chaque jour
plus inespérable semblait y mener tout droit. « Il lui faut changer
d’air », jugeait Yves et, à cette fin que cela parut à tous, à commencer
par le jeune homme, non pas comme une échappatoire à une situation anormale
mais comme une étape on ne peut plus normale au sortir de l’adolescence,
l’avisé barde se fit le chantre de ce qui constituait, à l’époque, la plus
simple obligation d’aller voir ailleurs : le service militaire.
Gaël
et Hoël passèrent leur bac la même année. La première haut la main, en section
A, mention bien, et le second beaucoup plus piteusement, en section B, recalé
lors de la session de rattrapage de Septembre. L’annonce de cet échec
coïncida avec l’entrée en noviciat de Gaël. La décision de son frère, la
semaine suivante, de devancer l’appel au service militaire fut accueillie avec soulagement par Yannick qui y
vit une opportunité pour son neveu d’acquérir, avant de rejoindre le cabinet de
comptabilité, un peu de plomb dans la tête. « Au sens figuré, bien
sûr », tenait à souligner l’attentionné tuteur, « autrement dit, dans
les bureaux… ». Lors de ses trois jours accomplis dans la semaine suivant
son dix-huitième anniversaire, Hoël demanda la Marine mais fut incorporé dans
l’armée de Terre, à la demande expresse de son oncle : « Fais-le
voyager mais pas sur mer », avait recommandé celui-ci à l’un de ses amis
officier supérieur à Quimper. L’affaire fut donc rondement menée et Hoël
commença ses classes, au matin du 14 Janvier 1926, à Sarreguemines, fief du 153ème Régiment
d’infanterie.
Bientôt
affecté au service comptabilité, le jeune conscrit fut amené à de fréquentes
allées et venues entre sa garnison et la gare de Sarrebrück, avant-dernier
bastion de l’occupation française en Allemagne. Empruntant à l’ordinaire les
mornes vingt kilomètres de voie ferrée qui relient les deux cités frontalières,
il n’en aimait pas moins suivre, à l’occasion de quelque opportunité
automobile, sinon flânerie à pied les jours de permission, des chemins de
traverse parfois assez détournés de la très militaire ligne droite. Avec cet
invariable aimant dont il ne s’entendait qu’indistinctement l’attrait : la
vieille forêt, à l’Est de Sarreguemines, qui bordait la plus septentrionale des crêtes
vosgiennes descendant du Donon jusque loin vers Francfort. Il y avait là de
grands arbres qui lui rappelaient Le Vénérable. C’était juste ce qui lui
fallait pour entretenir son vague à l’âme.
C’est
en cet état d’esprit qu’il rencontra six mois plus tard, à l’embranchement des
trois chemins reliant les villages de Meisenthal, Althorn et Wingen, plus exactement au
pied d’un chêne quasiment copie conforme de l’auguste sur l’Île, celui qui
allait lui ouvrir enfin des perspectives. Ibrahim Dièye semblait sortir d’un
profond sommeil. « Non pas », rectifia le colosse sénégalais, en
riant de toutes ses étincelantes dents blanches, « j’étais, sous ton arbre
à palabres, en communication avec mon vieux sous le sien, là-bas au
Fouta ! Mais ne le répète à personne, hein ! » À mi-chemin
entre plaisanterie et confidence métaphysique, une telle répartie plaça d’emblée, dans
l’esprit de Hoël, l’étonnant personnage à proximité immédiate d’Yves Le Couët.
Avant même de révéler le nom du titan puis un tant soit peu de sens à
« arbre à palabres » et « Fouta », un fil soudain se nouait
entre hier et demain.
Cela
faisait trois jours qu’Hoël se chiffonnait, au camp de Bitche, à un contrôle
comptable de tous les diables et la petite escapade vers le Sud, c’était déjà
comme un retour aux sources. Fée, ondine ou korrigan, qu’importe, le jeune
homme était prêt à toute aventure qui puisse l’arracher des chiffres qui lui
martelaient la tête. Un géant nègre endormi contre le tronc d’un vieux
chêne ? Soit. En avant donc vers le Chevalier noir, éternel gardien du
Pont périlleux ! Prudent, Hoël prit tout de même le temps d’examiner,
avant de ne la réveiller, la sentinelle étourdiment assoupie : la
trentaine, joue gauche marquée d’une sacrée balafre, tirailleur sénégalais à en
juger par son uniforme dont le débraillé ne permettait pas d’identifier les
éventuels galons… au moins deux mètres d’envergure… paluches de bûcheron…
« Mais pourquoi un africain, là », s’émouvait Hoël entre effroi et
curiosité, « en ce lieu si mythique du pays lorrain ? »
Car
on était à moins de vingt mètres du Breitenstein, l’antique « Pierre
large » au carrefour des mondes, ainsi que l’avait présenté Mieg, un
camarade de chambrée de Hoël. Natif des environs, Mieg en avait conté une telle
féerie flamboyante qu’Hoël s’était empressé de sauter sur la première occasion
d’aller visiter le site. Fort déçu de trouver le vieux menhir si désert et
« outrageusement maquillé par les siècles
chrétiens », avait-il maugréé par devers lui, avant de fouiner autour du
lieu, dans le vague espoir d’y trouver un signe un peu plus tangible de
l’antique communion des pierres, des arbres et des hommes. Et celui qu’il avait
trouvé le voyait maintenant ahuri. « Tout arrive aux frontières »,
commenta Ibrahim à présent bien réveillé, « jamais je n’aurais pu moi-même
imaginer ce qui m’attendait au Chemin des Dames, trois jours après mon arrivée
en France… »
« La
Caverne du Dragon crachait le feu de l’Enfer, mes compagnons tombaient comme
des mouches, tandis que les Boches jaillissaient partout de la pierre… J’avais
dix-sept ans et c’est avec dix-sept balles dans le corps que je fêtai mon
baptême du feu. » D’autres se seraient enfuis. Mais Ibrahim était un
Dièye, descendant direct de l’unificateur des pêcheurs thioubalos. « Chez
nous, c’est de l’eau que surgit l’alligator ennemi et c’est avec le bois du
koyli qu’on en vient à bout… J’ai donc appris à naviguer sur terre, fusil en
main et baïonnette au canon. » Il s’y était acquis une redoutable réputation et un statut
singulier au sein de l’armée française qui le voyait fréquemment détaché de son
unité d’origine, le 22ème RIC, pour quelque
tâche auprès des derniers tirailleurs stationnés en Sarre occupée. « Mais
le Fleuve et la famille m’appellent, Hoël, je ne rempilerai plus. Encore un an
à tirer et je rentre au pays. »
Intraitable
avec ses ennemis, Ibrahim débordait de jovialité et de bonhommie avec ses amis.
Avec, sans jamais froisser quiconque, une hiérarchie d’attention
instinctivement dressée à l’instant même de ses rencontres. Celle avec Hoël
avait propulsé celui-ci vers les cimes. Non pas que l’africain ait eu, en dépit
de son exceptionnelle maîtrise du français, quelque science des implications universelles du
menhir lorrain qui les avait réunis – sinon en ce qu’une frontière, c’est
d’abord une situation à vivre… – mais il rêvait bel et bien de son père,
lorsque le jeune breton l’avait réveillé, et le vieux lui recommandait de
prendre grand soin du « pélican blanc qui vient te saluer ». Une
coïncidence largement suffisante pour Ibrahim qui s’ingénia dès lors à aider
Hoël en toute circonstance, redoublant particulièrement de séduction dans la
présentation de son cher Fouta. Une prévention qui allait se révélait décisive lorsqu’arriva
le courrier de Gaël annonçant à son frère l’imminence de sa prononciation de vœux définitifs.
Anéanti par cette
nouvelle dont chaque permission au pays aurait pourtant dû le prévenir de la
croissante probabilité, Hoël n’avait plus qu’une idée : partir, partir… le
plus loin possible. « Tu finis ton service dans quinze jours », lui
fit remarquer Ibrahim, « dans deux mois, j’aurai achevé le mien, incha
Allah. Ce n’est pas une coïncidence, Hoël, c’est du tawfiq, comme on dit chez
nous : une concordance qui ne vient que de Dieu. Viens avec moi à Aix »,
lui proposa-t-il, « je te présenterai au capitaine-recruteur, il fera le
nécessaire pour t’affecter à Saint-Louis. » Ledit capitaine avait une
dette d’honneur envers son compagnon de guerre qui l’avait sauvé de la mort à
Reims. Le dossier du nouvel engagé colonial fut donc vite établi, annoté des
plus précises recommandations. « Rentre chez toi tranquille, Ibrahim, ton
ami te rejoindra sitôt finie
sa formation ». Ainsi fut fait : séparés le
30 Mai 1927 sur le quai de Marseille, les deux compères se retrouvèrent, huit
lunes exactement plus tard, sur celui de Saint-Louis.
Affecté au
secrétariat du 1er RTS, au grade de
caporal-chef qui lui permettrait de diriger un bureau de comptabilité au camp
du régiment cantonné au Nord de l’île, Hoël fut également chargé de cours au
Collège Blanchot, à la pointe Sud, auprès de ceux des enfants de troupe qui
avaient obtenu leur certificat d’études primaires élémentaires. Une situation
qui l’autorisait à aller et venir partout dans Saint-Louis, quasiment un
privilège au sein d’une communauté d’expatriés hantée par la récurrence des
épidémies. La fièvre jaune refaisait surface pour la énième fois, alors que la
peste peinait encore à disparaître. Tout ébloui par le dépaysement, Hoël prit
d’autant moins garde aux frayeurs de ses compatriotes qu’il était souvent
accompagné de son autochtone d’ami, traversant à tout bout de champ les deux
ponts qui matérialisaient très concrètement la frontière entre les Africains et les
colons.
Une ségrégation
qui n’avait pourtant jamais cessé d’être contestée depuis la fondation de la
ville par les Français, quelque trois cents ans plus tôt. Par la consanguinité
tout d’abord. Poursuivant une au moins déjà biséculaire tradition
entre les marranes
portugais et les filles du cru, influentes et respectées signares, Saint-Louis
s’était fait le chantre d’un métissage louvoyant, de la traite négrière à celle
de la gomme arabique, entre les intérêts des bourgeois locaux, administratifs et
militaires français, commerciaux bordelais et autres marseillais, sous fond
d’influences religieuses diverses, animistes, musulmanes, juives, chrétiennes…
et, plus tardivement, de leur antithèse franc-maçonnique. C’est en ce maelström si bien camouflé
par l’ordinaire moiteur du climat que la singulière liberté du jeune comptable
breton allait devenir un étonnant enjeu de conquête.
Pour l’heure,
c’était autour du brigadier Ibrahim Dièye que celle-ci tournait. L’héritier
thioubalo disposait de solides appuis, non seulement à Guet Ndar, le quartier
des pêcheurs à l’Ouest de l’île, mais aussi tout au long du fleuve qui
charriait encore tant de richesses pour l’ex-capitale de l’Afrique Occidentale
Française. Et l’auréole guerrière du valeureux poilu laissait entendre de non
moins intéressantes accointances avec les autorités coloniales. Dès son retour
au pays, les pêcheurs en avaient donc fait tout naturellement un de leurs
porte-parole auprès de l’administration, dans leurs revendications de reconstruction de leur quartier
ravagé, huit ans plus tôt, par les mesures sanitaires contre la peste. Le clan
des Devès, cette vieille famille métisse qui avait tant fondée son ancrage à
Saint-Louis sur les piroguiers et le ravitaillement de l’armée française, y trouvait,
elle, le préambule à la promotion auprès du si séduisant rapatrié de sa
nouvelle stratégie, désormais plus axée sur la carte sénégalaise…
Car tout avait
changé avec la Grande Guerre. Lucide quant à la faiblesse de ses effectifs
militaires et civils au regard des étendues conquises, l’administration
française du siècle précédent avait privilégié le système
« protectorat » avec le développement d’intermédiaires locaux, de
préférence à une conduite plus strictement coloniale du commerce, et cela avait
été l’argument essentiel du métissage saint-louisien. Autour de deux clans
principaux : Devès-Armée, Descemet-commerçants bordelais ;
variablement arbitrés par une administration civile elle-même divisée par les
conjonctures politiques parisiennes. Alliances ambigües et fluctuantes,
écartelées entre de moins en moins conciliables aspirations : la
survivance de certaines pratiques, notamment esclavagistes, dans les États protégés, qui avaient si
bien servi le clan Devès ; l’installation massive de nouveaux migrants
français, ariégeois surtout, puis libanais que favorisait maintenant
l’administration civile ; l’accommodation-association politique qui
agglutinait le clan Descemet ; le libéralisme économique qu’entendait
dominer Bordeaux… Le tout orchestré par le déplacement en 1902 de la
capitale à Dakar, dynamisant l’exploitation de l’arachide du Cayor, aux dépends de
la gomme du Fleuve, et l’influence des chrétiens, si nulle dans la Vallée,
tandis que l’ambiguïté laïque de la IIIème République se
frayait un chemin au sein des métis et même des « 100 %
africains » : le système « colonie » n’était plus une
option mais désormais un état de fait.
On en avait
beaucoup parlé lors des retrouvailles familiales à Diâranguèl Diamouré sous le
grand baobab. « Installe-toi avec ton épouse à Saint-Louis », avait
dit le patriarche, « nous avons besoin de renforcer nos liens
là-bas ». En ce lendemain de Tabaski, tout le village s’afférait à
préparer le mariage – « dans trois jours, incha Allah, à la pleine
lune » – du fils prodigue avec la jeune Fatou, cadette du cousin germain Omar.
Annoncées quatre ans plus tôt, lors du
réengagement d’Ibrahim à la Coloniale, leurs fiançailles prolongées avaient
donné à la gamine – elle avait alors à peine treize ans – un sens concret à la
lente évolution de sa nubilité, au rythme suave du pékane familial. On lui
avait chanté, quatre ans durant, la force de son futur époux, elle découvre
maintenant toute sa délicatesse… Somptueuse nuit de noces, tout se fait partout
présent. Au loin,
Gaël inaugure sa nouvelle robe de bure, tandis que son frère encore en Provence
rêve d’une princesse voilée... Ici et maintenant.
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