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Parfois étincelle,
le rêve n’allume que rarement le feu. C’est traditionnellement plus souvent la
coïncidence répétée de deux très concrets silex qui enflamme les brindilles, à
défaut d’un beaucoup plus hypothétique et hasardeux coup de foudre. Réduit au réveil
du jeune homme à quelques effiloches brumeuses, le songe de Hoël a cette
singularité de laisser celui-ci certain de ce que la princesse entrevue n’est
pas sa sœur. Le profond noir des yeux, au-dessus du voile indigo qui cache le
bas de son visage, et l’étrange coloration violette de ses fines mains donnent
à l’éblouissante apparition une dimension orientale dont le jeune breton
s’étonne encore sous sa couverture, savourant, quelques instants les yeux clos,
l’intense émotion qu’il a si profondément éprouvée lors de sa rencontre nocturne.
« Rassemblement
dans la cour dans cinq minutes ! » : l’aboiement du sergent rendit
précipitam-ment au passé son
poids… mais l’intrigant lambeau subsistait. Pour la première fois, Hoël venait
de voir chanceler son serment sous le Vénérable. En dépit des récurrentes
invitations de ses compagnons de chambrée à les accompagner dans leurs virées
coquines, l’amoureux transi s’était jusque-là tenu à sa fidélité jurée. Alors
pourquoi cette quasi-certitude que son rêve n’en était pas le reniement
mais la promesse du plus complet accomplissement ? « Les apparences
sont trompeuses », relisait-il maintenant dans la
lettre que lui avait envoyée Gaël, au lendemain de sa prononciation de vœux,
« c’est dans l’immensité infinie du Divin Cœur que palpitent les deux
nôtres, éternellement unis. Prends femme, aime-la de toute ton âme, je serai
avec elle comme avec toi, mon aimé à jamais en Dieu. N’aie pas peur de te
tromper d’erreur, mon cher frère, écoute simplement toujours ton
cœur ».
Le paradoxe avait
fait sourire Hoël, en dépit de son chagrin, mais ce n’est qu’arrivé à
Saint-Louis qu’il entreprit enfin de le mettre à l’épreuve. Chaque fille
croisée l’y invitait. « Tu es ici, joli petit toubab, le gibier numéro un
de ces demoiselles », le prévint un Ibrahim hilare à l’accueil, devant
l’ébahissement de son ami à se retrouver d’emblée si ouvertement courtisé,
« il va te falloir bien choisir celle qui te bouffera ». Le curé de la
paroisse qui lui rendit visite le lendemain s’évertua pour sa part à le mettre
beaucoup plus sombrement en garde : « La Nature en Afrique est
déchaînée. L’Église t’aidera à t’en tenir à distance ». C’était exactement
ce qu’il fallait dire à Hoël pour le pousser bien au contraire dans les
plumards des poulettes. Après s’y être laissé immodérément picorer, notre
fringant breton fut cependant secouru – « grâce à Dieu ! »
commenta Ibrahim toujours aussi gouailleur – par une généreuse chaude-pisse qui
refroidit sérieusement son entrain à explorer les dessous de l’éternel féminin
africain. Une bonne semaine d’antibiotiques remit les pendules à l’heure, les
choses sérieuses pouvaient commencer. À distance assez égale, au final, entre
les délices de la chair et les affres du confessionnal, au grand dam donc
partagé des jolies coquines noires et du castrateur curé.
Or l’établissement
de rapports suivis entre le clan Devès et Ibrahim avait, réflexe
quasi-automatique du microcosme saint-louisien de l’époque, placé son ami Hoël
en cible privilégiée du parti Descemet et de ses alliés. Assagi par sa
mésaventure, l’héritier Mabon se mit à en fréquenter plus courtoisement les salons, avec
un pied en ceux beaucoup plus fermés des commerçants maures, un peu à l’écart
au Nord du centre-ville. Pour une toute simple raison : la première
mauresque qu’il avait juste croisée dans la rue, sans un seul regard ni mot
échangés, trois mois après son arrivée, lui était apparue, en son indigo
malahfa, comme la messagère de la princesse de son rêve provençal. Il les avait
même confondues, un instant… avant de mesurer la manifeste différence
d’embonpoint entre la svelte dame de sa vision et la plantureuse passante.
Aussi avait-il décidé d’aller plus avant dans l’exploration de cet étonnant
signe. On ne tarda donc pas à remarquer en hauts-lieux les « malsaines » fréquentations du gamin… et à se perdre en conjectures, toutes bien évidemment
inappropriées quant au motif de ces accointances.
La plus
inquiétante de celles-là réunissait, en son esprit, l’église locale et les
variablement francs-maçons laïcs. Le nouveau comptable des tirailleurs
aspirait-il à l’islam ? En serait-il déjà infecté ? Questions
hautement brûlantes dans la conjoncture de colonisation désormais active qui
voyait les États protégés disparaître un-à-un,
réduisant à néant le pouvoir de leurs anciens rois, tandis que leurs guides
religieux recomposaient le leur, en dynamisant leurs puissantes confréries
transnationales florissant du Maroc à la Guinée, du Sénégal au Soudan. On avait
encore en mémoire l’épopée peule d’El Haj Oumar Tall au siècle précédent ;
on constatait la spectaculaire vitalité des mourides
wolofs qui venaient de fêter le premier anniversaire du décès de leur
fondateur, Cheikh Amadou Bamba ; on s’inquiétait de l’essor d’un nouveau leader
tijani à Kaolack, Ibrahim Niasse… Il était inadmissible qu’un jeune français
d’à peine vingt-et-un ans illustrât cette agitation d’une conversion exemplaire. Mais
comment éloigner l’encombrant électron libre ? Sinon, en manipuler
l’encore probable ingénuité ?
Totalement
inconscient de ces intrigues, Hoël se faisait, lui, simplement des amis.
Partout. À commencer parmi les pêcheurs de Guet Ndar auprès de qui il s’appliquait à partager et
enrichir tout ce qu’il avait appris avec Yves et ses collègues. Les plus
religieux de ceux-là, qui s’étaient à grands cris beaucoup employés à écarter
leurs trop aimables filles du coureur de jupons, reconnaissaient, avec le
temps, l’heureux parti que représenterait le jeune homme assagi. « Il a
bon cœur », s’émouvaient les demoiselles et leurs parents n’en
disconvenaient plus, sans négliger pour autant la veille sur leur basse-cour.
C’était donc convenir, au moins tacitement, qu’on espérait l’entrée du jeune
coq dans le chemin qui les unissait tous et toutes. Une attente plus clairement
formulée dans le quartier maure. Notamment chez Mahmoud ould Ahmed, un commerçant originaire de
Chinguetti, dont les filles, s’il en avait, ne pouvaient être tenues que très
loin de Saint-Louis, en quelque khayma familiale de l’autre côté du fleuve, à
l’instar de quasiment toute la progéniture féminine des maures officiant auprès
des kâfirs.
Mahmoud couronnait
son commerce d’une petite mahadra où il enseignait, avec son fils aîné Ahmed,
le Saint Coran à
une vingtaine d’enfants métis et autres peuls avec les parents desquels
il traitait
affaires. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire d’Ibrahim qu’Hoël avait fait sa
connaissance. Quoique son français fût assez approximatif, Mahmoud avait cette
clarté d’esprit de dire beaucoup en peu de mots, à bon escient, au bon moment.
« L’islam n’enchaîne pas la Nature », commenta-t-il ce
que lui rapportait Hoël de sa rencontre avec le curé, « il lui donne juste
ce qu’il faut de limites pour qu’on vive tous en paix ». Méfiant, le jeune
homme n’en dressa pas moins l’oreille et prit l’habitude d’une séance de thé
avec Mahmoud, une à deux fois par semaine. Gardant par devers lui le secret de
sa princesse, il posait beaucoup plus de questions sur les us et coutumes
maures que sur leur religion. Mahmoud n’y répondait que dans la mesure
où celles-là n’attisaient pas ses soupçons quant aux intentions du militaire
français. « C’est un espion ! », disait le voisin.
« Peut-être », répliquait Mahmoud, « mais c’est surtout un jeune
cœur en quête de droit chemin… ».
Hoël se lia d’amitié
avec une certaine Aurélie Duchênes, demoiselle métisse d’une vingtaine
d’années. Languissante, elle espérait manifestement plus et fit tout pour le
propulser au sein du clan Descemet. Cela convenait autant à l’administration
civile qu’à l’armée et l’amoureuse eut ainsi toutes les facilités à présenter
le jeune homme, en Novembre 1930, un soir de réception mondaine, à monsieur
Gabriel Omer Descemet – son « tonton Omar », comme elle disait – chef
en titre du clan. Alors âgé de cinquante-et-un ans, le très influent bourgeois
cachait, sous une relativement hautaine dignité de bon aloi, une grave plaie
intérieure : la perte de son premier fils, décédé en 1914, peu après sa
naissance ; et il éprouva cette étrange alchimie, au premier regard
échangé avec Hoël, de confondre un instant celui-ci à l’image du regretté. Une
pensée fugitive aussitôt chassée mais assez puissante pour accorder, au nouveau
venu, un intérêt d’autant plus singulier et tenace que l’infortuné père en
avait refoulé la raison au plus profond de son inconscient.
L’entrée de Hoël
dans le cercle privé de l’ex-maire de Saint-Louis coïncidait avec la
préparation d’un prochain et étonnant voyage de celui-ci. En cette fin des
années vingt, le rebattage des cartes, entre l’administration civile et l’armée
française, les partis Devès et Descemet, s’alignait notamment sur un éventuel
rattachement au Sénégal de la Mauritanie, colonie AOF depuis le début de la
décennie. On en avait donc proposé le poste de lieutenant-gouverneur à Gabriel
Omer, politiquement assez en recul à Saint-Louis, en lui demandant d’établir un
rapport là-dessus. L’intitulé de sa fonction disait assez bien l’ambiguïté
d’une situation administrative officiellement civile mais toujours confrontée à
la récurrence de résistances et dissidences guerrières maures. Habile
négociateur, monsieur Descemet n’eut aucun mal à obtenir le déplacement dans
ses bagages du jeune sous-officier breton. Une sorte de garantie, pour les
militaires, sur la gestion du nouveau gouverneur et, pour les autres, un certain
soulagement à voir s’éloigner le trop atypique expatrié.
La saison humide
qui suivit son arrivée à Atar fut marquée par d’assez abondantes pluies pour
développer des pâturages jusqu’au Zemmour. Marquées par une consécutive
recrudescence des razzias, des tensions entre tribus électrisèrent la situation
militaire et l’émir de l’Adrar entra en dissidence au début de l’année
suivante. Alors que l’armée française y opposait son peloton méhariste, Gabriel
Omer s’employa, de son côté, à mobiliser ses contacts locaux acquis à
Saint-Louis. Dîners à Atar, rencontres sous les khaymas, invitations à des
mariages, méchouis, dattes savoureuses… toute la panoplie des usages
diplomatiques maures. Fréquemment aux côtés de son patron, c’est assez ébloui
par un dépaysement orné de tant de bonnes manières qu’Hoël découvrait le
désert… et l’ensorcelante ambiguïté des coquetteries féminines locales, entre
pudeur farouche et allusive lascivité. Très discrètes au demeurant en milieu
maraboutique – traditionnellement fermé aux liaisons sentimentales
non-musulmanes – elles prenaient beaucoup plus d’audace en tribu guerrière.
On ne peut plus
fugitif, pourtant, l’étincelant regard lancé au nouveau venu, par la cinquième
fille de Mohamed ould Sidi ‘Ali, chef d’une importante fraction des Oulad
Ghaylane, dansant au mariage de son aîné au Ksar Mdeyr. Mais c’est assez pour
amener, en un éclair, Hoël au firmament de ses espérances : c’est elle
enfin, sans l’ombre d’un doute ! Il n’a plus maintenant qu’un but :
la conquérir, à tout prix ! La princesse s’appelle Aïcha, elle a juste
dix-sept ans. Mais déjà assez d’esprit – et d’attention aux conseils de ses
parentes… – pour attiser la cour assidue du « nasrani », comme le
surnomme d’emblée la famille, par un dédain piqueté de petits encouragements.
Hoël en perd son breton et se met à l’étude sérieuse du hassaniya. « Elle
ne t’épousera pas si tu ne deviens pas musulman », souligne Ibrahim dans
son dernier courrier. « Pas sûr », rétorque son nouvel ami René,
méhariste rencontré au Gouvernorat, « les guerriers ne sont pas si
regardants sur la religion… ».
Hoël ne veut
courir aucun risque. Redoutant que son engagement militaire ne le mette, tôt ou tard, en
porte-à-faux avec le clan de sa belle, il décide d’abord de quitter l’armée
française dès
la fin de son contrat ; puis entre en islam,
un mois et demi plus tard
lors du Maouloud –
célébration annuelle de la naissance du Prophète (PBL) – au campement même de sa
dulcinée ; et
épouse celle-ci le
soir même, sous les youyous et tamtams d’une assemblée fort étoffée par la guetna.
Hoël vit son rêve. D’autant plus facilement qu’invité d’honneur, Monsieur le
Lieutenant-Gouverneur de la Mauritanie offre à son protégé un emploi civil
pratiquement analogue à celui qu’il occupait depuis treize mois, augmenté
désormais de missions diplomatiques auprès de divers chefs de la région. Mais
les rêves, comme les roses, ne manquent pas d’épines. À commencer dans le lit
du rêveur…
Car, si Aïcha a
perçu, d’instinct, toute l’importance qu’elle revêt aux yeux de son époux – sa
passion crève les yeux… – elle n’en est pas moins noble mauresque tenue
d’affirmer sa royauté sur leur khayma. Avec, bien évidemment, les moyens de sa
culture et de son éducation… Elle affichera donc une distanciation d’autant
plus hautaine, en apparence, que la jeune fille est en réalité vraiment charmée
par son époux. Mais, pour l’instant, il s’agit qu’elle y entre, dans le lit de
noces, et ce n’est pas gagné : il y a des préalables sociaux à observer.
Monsieur Descemet a pourtant déjà largement contribué à leur satisfaction
en offrant
trois moutons gras
et un chameau
pour les
festivités ; copieuse, la dot s’est vue parée de tous les appels
à la bénédiction divine ; après s’être livrés jusqu’à
plus soif, les tamtams
et les danses se sont éteints dans la nuit… Il ne reste plus à Hoël qu’à
découvrir le visage de son aimée, dans l’intimité de la khayma qu’on leur a
dressée à pudique distance du campement…
Ha ! Quelle
est donc cette vieille édentée toute fardée et parfumée qui surgit du
voile ? « Tu as fait une bien mauvaise affaire, m’ont chargée de te
dire les amis de ton épouse », lui lance-t-elle en riant. Sorti
précipitamment en quête d’explications, Hoël ne tarde guère à entrevoir le
problème. « Tu ne peux pas te présenter à ton mariage sans amis de ton âge »,
l’avait prévenu René, « je vais te constituer une escorte de jeunes
goumiers qui feront l’affaire » : c’est des joutes verbales de
ceux-ci avec ceux-là que s’est nouée l’intrigue. « Il nous faut un mouton
à nous aussi ! », clamaient les uns ; « Jamais de la
vie ! », rétorquaient les autres ; et l’affaire s’est compliquée
de variablement blessantes allusions à la diversité des attitudes envers
l’occupation française. L’épouse « séquestrée » on ne sait où – en
vérité bien évidemment consentante et complice de son propre rapt – il faut
négocier. Las, Hoël n’écoute que sa passion. Sans mesurer qu’il affiche ainsi
publiquement une faiblesse propre à encourager tous les caprices, il achète sur
le champ trois moutons. Il est minuit, la reine entre en son lit nuptial… Si ce
n’est certes pas, en cette si légale occurrence, l’heure du crime, elle est
tout de même celle d’un malentendu culturel entre deux tourtereaux si
naturellement enclins, pourtant, à roucouler de concert...
L’anecdote eut de plus heureux
effets sur
l’emploi du jeune secrétaire. Nombre de familiers d’Aïcha virent plutôt noble
générosité qu’intéressante faiblesse dans le geste du tout frais converti et
s’offrirent spontanément à l’aider en ses nombreuses missions de conciliation
auprès des campements dissidents. Comme à Saint-Louis, Hoël se faisait partout
des amis. Avec maintenant un art croissant de la retenue des mots et des
sentiments assez éloignée de sa nature mais en droit fil de la culture du
secret qu’il avait tant développée avec sa sœur. On l’entendait plus au service
de la politique que de l’armée, il savait s’engager sans engager son patron et
le faisait habilement comprendre, tandis que l’aide de sa belle-famille, dans
le choix toujours approprié de ses compagnons de route, donnait à ses
ambassades une chaleureuse coloration typique : autant de marges de
manœuvres beaucoup plus propices, en définitive, à des arrangements circonstanciés
que l’appui désormais régulier de l’aviation aux cavalcades méharistes. L’affaire
d’Oum Tounsi, à peine un mois après le mariage, ne plaidait pourtant guère à de
telles amabilités mais le retour de la sécheresse, les mois suivants, se chargea de leur
faire justice. À la mi-Mars 1933, les principaux chefs Regueïbat firent amende
honorable à Atar. L’avis de monsieur Descemet jugeant indispensable de
maintenir la Mauritanie en colonie spécifique, pour faire face aux
« lourdes menaces qui pèsent sur ses confins », argumentait-il auprès
du gouverneur général de l’AOF, fut d’autant plus écouté que les preuves de
l’habilité politique du notable saint-louisien étaient patentes.
Avant de rentrer
l’année suivante au Sénégal – « mais il n’est pas exclu que je revienne
prochainement », confia-t-il à Hoël, « puis-je compter sur toi pour
entretenir nos bonnes relations en Adrar ? » – Gabriel Omer obtint de
l’administration française un poste d’attaché aux affaires mauritaniennes pour son protégé.
La fête marquant la désignation du petit Mohamed Louis, le jour même du solstice
d’été, sept jours après sa naissance et à la veille du départ du gouverneur,
sonnait comme une apothéose des efforts de celui-ci qui s’employa de nouveau à
doter somptueusement l’évènement et l’heureuse maman.
« Dieu est vraiment grand ! », écrivit Hoël à sa sœur chérie,
« Jamais je n’aurais pu imaginer pareil bonheur en me pliant à ta retraite
religieuse… ». C’était vrai : quelque chose – L’amour ?
L’Un ? – était à l’œuvre au cœur du jeune breton et, s’il s’appliquait
maintenant à suivre scrupuleusement les consignes de sa nouvelle religion, il
la savait déjà, au-delà de celles-ci, fondamentalement identique à celle de sa
sœur…
*
* *
6
« Bien rares
sont les arbres qui subsistent, seuls et droits, loin de leurs frères et
sœurs », fait remarquer Merlin à Viviane. « À la merci du vent, ils
sont à l’ordinaire tordus. Je parle en connaissance de cause, ma chérie, et tu dois bien réfléchir
avant d’aller plus avant en cette aventure. – Quand je ne serai plus
vierge », réplique effrontément la demoiselle, « fais-moi donc
poisson ! – Hum, c’est en effet une option… mais nous n’en sommes pas
là ».
Dans la tourmente
qui défile, noire, au-dessus du « Retour », Merlin revoit la plaine
dénudée, les cadavres de ses compagnons jonchant le sol rougi, l’hébétée
solitude... Folle, la douleur reprend – Ha ! Combien de larmes encore pour
emplir à nouveau le lac ? En quelle pierre fermée au monde aller, à jamais
exclu de toute souffrance ? Ne plus entendre, de partout, le fracas des
armes, les appels au secours, les cris d’agonie ? – « Ce n’est pas
tout-à-fait à ma guise, Viviane, que je vais et viens dans le temps, ni
seulement par amour pour toi que j’ai construit notre si fragile refuge… »
Elle sourit. Que
demander de plus que cette insouciance ? Instantanément, le paysage
change. « Il fait toujours beau au creux de la dune », murmure la
demoiselle. « Et plutôt qu’un mât, unique, au milieu de la khayma, voici
un triangle comme tu me les as appris, indéformable. Qui saura, à part moi, que
tu es, dessous, l’arbre vénérable à l’abri du vent ? ». Merlin sourit
à son tour. « Bien, ma chère élève, je te suis fort gré d’avoir compris que
la médecine est le premier de tous nos arts… »
C’est cette
compassion instinctive qui met si haut Viviane en l’estime de son maître et
amant. Fouillant délicatement son passé, il la contemple recueillant un chaton
séparé de sa mère, remettant sur ses pattes un scarabée renversé, conduisant la
source au fruitier… Sa science de la Nature, elle ne la veut pour quel qu’autre
pouvoir que celui d’adoucir les peines, dégager les épines des chemins, laisser
aller celle-là
à moindre effort, comme l’eau. Mais l’enchanteur connaît, lui, le destin de
Prométhée. Trop donner cause souvent plus de mal que de bien. À la main
inexperte qui reçoit comme à celle qui donne étourdiment.
Leur cabane n’est
pas située au centre de la clairière. Il est tenu par un bloc de granit dont le
sommet rond, invisible et plat d’un peu plus de deux mètres carrés, est enfoui
sous une trentaine de centimètres de terre où Merlin, qui en connaît
l’existence et la fonction, ne pose jamais le pied. Viviane n’en sait, elle,
absolument rien. Mais souvent sec et plus chaud qu’alentour, le lieu lui sied
pour s’y allonger au soleil de l’hiver. À son invite de l’y rejoindre, Merlin
s’assoit tout près, sans jamais la toucher. « En toute intimité commune,
Il faut à chacun son propre refuge », répond-il à l’impatience de la belle.
« Le désir y croît, se découvre à lui-même, s’élève à sa plus haute
réalisation et ce n’est peut-être pas, ma mie, celle que tu espères à
l’instant ».
Elle boude un peu,
pour la forme. « Il viendra, j’en suis certaine », se plaît-elle à
penser. Cela suffira-t-il à son humeur joyeuse ? Une buse au-dessus
tournoie, très haut, lentement. Sur quelle proie fondra-t-elle ? Viviane
frissonne. Le front de Merlin plisse. De noirs nuages envahissent soudain le
ciel. Les premières gouttes de pluie s’écrasent, lourdes au sol. Sortie du
cercle sacré, Viviane se blottit dans les bras de Merlin. De qui sont les
gémissements qui fusent à présent de la cabane close ? Tout va à son
heure, en son lieu, l’éphémère ne cesse d’habiller l’éternel… Rien n’est
acquis, petite sœur, la paix est là, tout près, en permanence à portée de main,
mais la bataille fait toujours rage, interminablement.
*
* *
Les cours, à
l’école de l’île, étaient dispensés en breton et en français. Strictement oral,
le premier s’attachait à transmettre, le plus souvent en vers psalmodiés,
parfois chantés, le vieux legs du pays d’Armor. Toujours à partir d’une
situation concrète, vécue, palpable. Les activités banales du quotidien –
ablutions, cuisine, lessive, ménage… – en fournissaient le premier lot, ainsi
fleuri de mille et un petits dictons, anecdotes et autres sagesses populaires.
Le travail de la terre avec Soisic ; des tissus et des teintures avec
Marie ; toutes deux soutenues de loin en loin par l’une ou l’autre des
quatre vieilles ; du bois avec Yves ; et des métaux avec Louis ;
en constituait le second où l’usage du français faisait apparition.
De fait, c’était
surtout à l’écriture que la langue française était conviée. Dans l’enseignement
des chiffres avec Marie, de la géométrie et de l’astrologie avec Yves, de
l’histoire et de la géographie avec Louis et des sciences naturelles
avec Soisic. Des matières qui n’occupaient, somme toute, qu’à peine six heures
par semaine en leur aspect livresque, les uns et les autres s’ingéniant particulièrement à les appuyer,
encore et toujours, sur des situations concrètes. On allait d’abord au jardin,
à l’étable, au clapier ou au poulailler, observait la terre et le ciel, prenait
des mesures, relevait telle ou telle difficulté dans la construction d’un
assemblage
technique… et les discussions spontanées, fréquentes et constamment provoquées, entre tous les
gens de la maisonnée, faisaient en sorte que tout soit dans tout et
réciproquement.
« Dans le
Deux, cherche l’Un », chantait Yves sur sa harpe. « Et ce qui ne
bouge pas », enchérissait Soisic, « dans le tas d’argile qui tourne
entre vos mains ». Fondé en même temps que l’étable, grâce à l’efficace
appui de Yannick, l’atelier de poterie fut probablement le lieu, pour
chacune des petites élèves, de la première leçon, tactile, du centre immobile
de la roue. Sitôt silencieusement vécue au bout des doigts, la sensation se
faisait chant, hymne à l’Éternel, et débordait sur de plus profondes
méditations. « Vous remuez, vous vous emportez, vous criez », disait
Soisic à Morgane et Aouragane, de loin les plus habiles à tourner des pots,
« mais où est donc ce qui demeure, impassible en vous-même, toujours à sa
place où que vous alliez ? »
Yves et Soisic
vivaient une relation hors du commun. Né la même année que le défunt époux de
la jeune veuve, lui-même marié et père de trois enfants, Yves avait su lire,
dans l’intense et magnétique attirance qu’ils éprouvaient l’un envers l’autre,
bien plus qu’un désir charnel. Assez tôt consciente du sien, Soisic s’était,
elle, convaincue de l’obligation de ne pas obéir, pour une fois, à sa nature,
autant par respect de la situation matrimoniale d’Yves qu’en fidélité qu’elle
s’était jurée éternelle à son regretté époux. Mais l’attirance n’en était pas
moins réelle. Vivante, elle exigeait un accomplissement. Et c’est tout naturellement que celui-ci
avait trouvé son lit avec l’ouverture de l’école. Ils avaient eu une discus-sion en aparté,
franche, sans détour, et cette chance d’oser se reconnaître amants sans
s’abandonner un seul instant à la moindre étreinte. « Nous avons une œuvre
à réaliser, Soisic, tu en es le souffle et moi la flamme ».
L’inverse était
tout aussi vrai. Les gens nés en pleine lune ont cette ambigüité d’aller et
venir constamment entre deux pôles et Yves savait d’autant mieux s’adapter aux
élans changeants de son amie qu’il en était réellement amoureux. Une si claire
et droite entente ne pouvait qu’illuminer l’école et c’était jusqu’au vieux
couple de Louis et Marie de s’en voir rajeuni. Leur cure de Jouvence relevait
cependant d’un vrai retour personnel à leurs sources. Assez aisé pour Louis qui
avait vécu les douze premières années de sa vie à l’écart du français, l’usage
du breton prenait, pour son épouse marquée en son enfance par les oukases
linguistiques de Thiers, des allures de quasi-révolution identitaire.
C’était dans l’air
du temps. Le jacobinisme prononcé de la IIIème République avait
notablement exaspéré les tendances régionalistes, avec une singulière vivacité en
Bretagne où plusieurs intellectuels, à l’instar de François Vallée ou François
Jaffrennou, s’étaient lancés dans des études universitaires en langues
celtiques, avant de fonder, en 1898, l'Union régionaliste bretonne (URB) qui
regroupa, à ses débuts, monarchistes et républicains,
catholiques et néopaïens, voire anticléricaux. Un fort étonnant front que les
mesures prises par Émile Combes, pour limiter
l'usage du breton dans le catéchisme et les prêches dominicaux, puis la
séparation, en 1905, de l’Église et de l’État se chargèrent de scinder en diverses
entités plus conformes aux fractures politiques de l’époque et de plus en plus
ouvertement opposées.
Louis dont la
mésaventure avec les inspecteurs du fisc avait tout d’abord attisé sa sympathie
envers la tendance catholico-nationaliste de l’abbé Perrot, fondateur de
l’association Bleun Brug – fleur de
bruyère – s’en était peu à peu détaché au fil de son exil en son île-citadelle.
Il y subissait insensiblement les influences fédéralistes d’Yves, au demeurant
assez discrètes, tant la démarche des quatre vieilles se démarquait de tout
projet politique. « L’emzao », disait Brigit, « c’est pure
transcendance, pas mouvement de revendications ; encore moins soulèvement
populaire ». Introduit par Jaffrennou en 1912 et popularisé quinze ans
plus tard par François
Vallée, le mot prenait, à l’aube de ces années trente si
tumultueuses, un goût de soufre dont la matriarche s’employait énergiquement à
épargner l’école.
Ce n’était pas
d’un mouvement néo-druidique qu’elle tenait son savoir et la condition qu’elle
avait posée, à Yves qui en espérait l’initiation après celle entamée auprès de
Jaffrennou au tournant du siècle, était qu’il s’éloignât sensiblement de
celui-ci. « Barde, Taldir l’est assurément », avait-elle reconnu,
« mais il lui manque l’essentiel : la profondeur
infinie de l’éminent emzao ». Taldir était le nom que François Jaffrennou
avait reçu, en 1899, du grand druide de la Gorsedd des bardes de Grande-Bretagne
et qui consacrait son engagement littéraire au service du breton,
plus généralement des langues
celtiques. « Ce ne
sont pas les livres », avait commenté Brigit, « mais les lieux qu’il te faut
lire, Yves, si
tu veux réellement retrouver nos sources. Tes maîtres y résident mais tu
ne les vois pas ;
ils
te parlent mais
tu ne
les entends pas : aussi mignon soit-il, ton breton est tout aussi aveugle
et sourd que celui du beau Taldir... ».
Par quel sortilège le nouvel et
difficile apprentissage d’Yves débuté à la première nouvelle lune de l’an 1904
,n’avait-il pas été mis à mal par la
Grande Guerre ? Le jeune marin n’avait tout simplement pas été appelé
sous les drapeaux ; son nom et son dossier
comme effacés des
scrupuleux registres de l’armée. Brigit en avait souri :
« C’est
donc que tes maîtres veillent… ». Si le studieux jeune homme avait
commencé à percevoir, au cours des sept années suivant ses premiers pas dans
l’univers de Brigit, quelques-uns de ceux-ci – « mais étaient-ils vraiment
multiples ou diverses apparences d’un seul ? Sinon, d’une
seule ? », s’interrogeait-il de plus en plus souvent… – le comment de
leur veille dont il admettait l’étonnante réalité lui restait le plus épais des
mystères. Car c’était toujours fort loin des cénacles a priori susceptibles
d’influer sur le cours de l’administration française que ses initiateurs lui
donnaient à moudre.
Vieillardes
ou vieillards guenilleux en forêts profondes, à la bonne heure ! C’était
de plus pure tradition celtique. Mais si rare que c’en était
devenu quasiment anecdotique. L’ordinaire de ces rencontres impromptues se
déroulait en des lieux autrement moins enchanteurs, sinon carrément mal famés.
« Ils n’en sont pas moins enchantés », rectifiait Brigit, « leur
histoire est bien antérieure aux constructions qu’y ont bâties les
hommes ». En tel bouge du port, l’œil vitreux d’un poivrot titubard
s’allumait soudain d’une incandescence – la même, toujours la même, quel que
fut celui ou celle qui s’en voyait transfiguré, et c’était cette récurrence qui
donnait à Yves cette intuition de n’avoir en réalité qu’un seul et unique
professeur – puis, prenant le jeune marin à l’écart, lui contait quelque
merveille. Toujours relative au lieu même. Interrogée là-dessus, « C’est lui
qui te parle », commenta sobrement Brigit, « ton poivrot n’est que
son messager ».
Il
fallut plus longtemps à son élève pour comprendre vraiment ce qu’elle n’avait
pourtant jamais cessé de lui répéter : la terre parle. Ses habitants n’en
sont que l’habit. Notre « seconde nature » – l’habitude –
aidant, nous nous en accaparons l’exclusivité des signes mais chaque lieu n’en
manque pas moins de clamer sa relation spécifique, fondamentale, à ce qui le
surmonte et dont tout ce qui passe, végétal, animal ou humain, subit
obligatoirement la loi. « Au commencement, Dieu créa le ciel et la
terre », rappelait de la Genèse Brigit à Marie, « et, si peu de lieux
ont été pourvus d’un aussi puissant lien que celui accordé à Béthel, la pierre
où ton Jacob reçut son titre de vainqueur, tous sont à même de transmettre à
leurs passagers ce que leur ciel répand au sol ». Mais il y a, entre entendre et ouïr, une porte à franchir.
Ce fut précisément à l’avant-veille de la Samain de l’an 1922 qu’Yves
connut la première expérience concrète de ce qu’il avait auparavant pris pour
une simple allégorie.
De
passage sur l’île, il s’était rendu sans but précis auprès du Vénérable, en
avait respectueusement caressé le tronc… avant de s’y entendre distinctement
apostrophé en breton. « Bienvenue à toi, jeune barde, je suis le granit
dont tu vas enfin rouvrir la mémoire ». Yves tourna et retourna en tous
sens. Personne… « Tranquillise-toi, petit homme, tu n’as pas fini d’en
apprendre… » et c’est à peu près en ces mêmes termes que Brigit acheva de
le rassurer, le lendemain sur le Continent, au feu de nuit qui honorait, comme
chaque année, les morts. « Non, tu ne deviens pas fou, mon cher Yves, ton
oreille du dedans s’est tout simplement ouverte, le premier cycle de ton
initiation tire à sa fin, te voilà prêt à enseigner à ton tour ». Et
d’expliquer le signe : « C’est en l’île des Mabon que la pierre t’a
appelé, c’est donc là qu’il nous faut ouvrir école et que tu achèveras, ce
faisant, ta propre formation. Allez, chante à présent ton
grand-père ! Il est fier de toi, cette nuit ! »
Apprendre
à lire les lieux – plus exactement, d’abord celui de l’île – ouvrir son oreille
du dedans, s’ouvrir à la transcendance, tels semblaient ainsi les enjeux intimes
de l’école. Des quatre vieilles cousines, seule Brigit en parlait
directement avec le maître de céans et son épouse, le premier surtout
attaché à en déduire une valorisation constante, auprès de ses
élèves, de l’attention à ce que l’on fait à chaque instant, ici et maintenant,
tandis que son épouse y puisait un singulier rafraîchissement de son
enseignement chrétien qu’elle obligeait ainsi à plus de respect envers la
Nature. De son côté, Yves s’employait à creuser la bouleversante rencontre
qu’il avait vécue deux mois avant l’ouverture de l’école. Il en parlait à
demi-mots avec Soisic qui l’enrichissait de ses propres expériences, au
demeurant plus instinctives et sentimentales qu’intellectuelles, et c’était
cette nuance qui faisait les demi-silences qu’ils partageaient ensemble.
Le
tout composait une réelle harmonie. Tout-à-la-fois lié dans un couple qui lui
donnait à mettre plus intimement en scène ses propres contradictions, les
imager, en faire partage, chacun pouvait se ressentir, à son propre fil, au
diapason d’une identité commune dont les uns et les autres percevaient
diversement les effluves. C’était d’abord vrai entre les quatre vieilles très
rarement réunies mais dont l’évidente complicité leur permettait de former
indifféremment la paire – ou le trio, en l’absence d’Yves – amenée à compléter,
chaque jour de la semaine sauf le dimanche, l’effectif des enseignants, si bien
que chaque élève se retrouvait toujours suivie individuellement. Une vigilance
quotidienne qui développait insensiblement le même mouvement – emzao ? –
entre les petites et au cœur même de chacune…
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