D’ICI À LÀ - III - ÉDUCATION - III-1 : Mauritanie, quelle éducation pour nos enfants ? ; III-2 : Plaidoyer pour une éducation pragmatique ; III-3 : Perspectives de formations techniques en Mauritanie

 

MAURITANIE, QUELLE ÉDUCATION POUR NOS ENFANTS ? [1]

 

 Participant régulièrement à des débats internautes, je suis souvent sollicité, en ma qualité clairement affichée de musulman, sur la question de l’éducation de nos enfants. Vue de loin, à travers le prisme déformant des media, celle-ci apparaît aux non-musulmans bornée, sectaire, de nature à former plus des fanatiques obtus que des humains « planétaires », capables d’adaptation. Au-delà de l’outrance manifeste d’un tel point de vue, n’y a-t-il pas là matière à réflexion, peut-être même, autocritique ? Au travers de toute une série d’articles, dont celui-ci constitue l’introduction, nous vous invitons à en débattre ici, dans un cadre plus strictement national.

 L’éducation mauritanienne a longtemps fonctionné sur une dialectique assez singulière. D’une part, un enseignement traditionnel rigoureux, centré sur la mémorisation mécanique du Saint-Coran, complété par quelques rares mais stricts principes de vie sociale – le respect de l’ancien, notamment – d’autre part, un apprentissage très libre et naturel de l’adaptation au milieu : c’est souvent bien seul que le petit berger de douze ans devait trouver les solutions pour ramener toutes ses chèvres à la tente maternelle… C’est notamment sur ce modèle que certains négro-africains justifient l’apprentissage de la rue par les enfants-talibés : l’argument a son poids mais aussi ses évidentes tares : les dangers de la rue sont de toute autre nature que ceux de la brousse sauvage…

 Cette polarisation s’entendait naguère d’autant mieux qu’elle couvrait une culture pratiquement dénuée de besoins matériels. Il y a cinquante ans en effet, l’immense majorité des Sahariens ne connaissait, durant toute une vie d’homme, guère plus de vingt objets. De la tente à la selle du dromadaire, en passant par le poignard, le fusil, le boubou et le chèche, quatre ou cinq ustensiles de cuisine, natte, coussins, plus quelques accessoires supplémentaires, le tour était vite fait et le premier constat, évident : l’esprit technique était quasiment absent de l’univers mental de ces populations.

 Les Occidentaux, dont nous avons adopté, bon gré, mal gré et plus ou moins, le style de vie, dépendent, quant à eux, de siècles d’industries, artisanales puis mécaniques : leur mental est quadrillé, dès l’enfance, par une certaine organisation de l’espace et du temps, certes partiellement remise en cause de génération en génération, mais toujours inscrite dans une logique historico-économique spécifique. Il existe, entre l’Occidental et ses productions, notamment les objets qui l’environnent, une certaine identité qui les lui rend familiers, nonobstant ses réactions, diverses, face au poids de leur omniprésente matérialité.

 L’éducation occidentale s’est construite en cette perspective. Les nécessités de la production n’ont cessé de commander le choix, le contenu, les méthodes et la programmation des matières enseignées, tout comme les limites comportementales quotidiennement instruites, à la maison et dans l’environnement immédiat de l’enfant. Le singulier, en cette affaire, est qu’on a cru ingénument qu’il suffirait de reproduire en Mauritanie ces modèles éducatifs pour y développer une société de même type. À cette nuance près que, dans l’esprit de nos législateurs pionniers, il s’agissait plutôt de réaliser un équilibre entre les valeurs anciennes : marque tangible du respect inscrit dans leur propre éducation ; et les valeurs modernes où le nouveau, le neuf, est la marque inverse de l’admirable. Équation fort complexe dont on n’a peut-être jamais bien mesuré l’ampleur…

 L’introduction assez brutale d’un enseignement profane calqué sur le modèle français s’est par ailleurs effectuée sous l’égide de méthodes autoritaires, héritées « naturellement » de l’enseignement coranique. Du coup, on est passé des quelque vingt-cinq heures hebdomadaires de mémorisation coranique à près de cinquante-cinq heures de bourrage de crâne, dans une vision extrêmement statique de l’enseignement. Des têtes bien pleines, assurément. Des têtes bien faites ? On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre… Le résultat des courses est fort bien illustré par ce commentaire d’un mien ami, professeur à l’Université. « Donné-je un devoir faisant appel à la mémoire textuelle de mes élèves ? J’ai bien du mal à les départager, tous au-delà d’un bon 15. Leur demandé-je un travail de réflexion, les obligeant à trier, nuancer, situer leurs connaissances ? J’ai de nouveau un mal analogue, mais cette fois au-dessous d’un triste 5… ». Un tel déficit critique serait probablement de bon augure pour une société d’automates fonctionnaires, ouvriers dociles d’une production rigoureusement programmée. Mais une telle perspective est-elle seulement envisageable pour notre pays ?

             Une petite parenthèse devrait permettre de situer cette question dans le contexte international. En Septembre 1995, se réunissait, à San Francisco, un cénacle international de quelque « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan [2] », en vue de conformer leurs vues sur la conduite du troisième millénaire. Considérant d’emblée que « 20 % de la population active du Monde suffiraient à maintenir l’activité de la planète », ils étudièrent la question de la « gouvernabilité » des quatre-vingt pour cent restants d’humanité, surnuméraires du point de vue productif. On retint en fin de compte pour concluante la proposition de Zbigniew Brezinski (ancien conseiller de Jimmy Carter, et fondateur, en 1973, de la « Trilatérale », une des sphères d’influence les plus impénétrables du monde capitaliste, où s’est signalé, en outre, un certain Huntington), visant à développer « un cocktail de divertissements abrutissants et d’alimentation suffisante, permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète [3] ».

 « Du pain et des jeux », donc, ou « l’évolution involutive », sauce romaine : un plat délicat à cuisiner. D’autant que, même minimal, le développement de la consommation dans le Monde, portant le niveau de vie des pays pauvres, impérativement selon ce point de vue, à, en moyenne, seulement le tiers (entre 20 et 50 %) de celui des pays riches, nécessiterait « une multiplication d’environ deux cents fois la production annuelle mondiale ; et, par là même, augmenter de deux cents fois la destruction annuelle de la Nature, le volume des émissions polluantes, etc. Et, en supposant qu’une opération magique permette d’atteindre ce niveau de production, il faudrait, encore, que celui-ci continue, par la suite, d’augmenter de 2 à 3 % par an, c’est à dire doubler à peu près tous les trente ans [4] ».

 C’est dans ce contexte qu’il faut situer les programmes de développement des institutions de Brettons Wood, en particulier ceux concernant la lutte contre la pauvreté. Sous le vernis luisant de projets bien astiqués, se cache une trivialité autrement inquiétante : 85 % de la population active des pays pauvres, exclus de l’activité économique de la planète, et réduits à un rôle strictement passif de consommation de bas-étage, le système informel a, du point de vue – non-dit, cela va sans dire – de ces éminents planificateurs, de longs jours à vivre… On comprend aisément que tout le monde ne se satisfasse pas d’une telle perspective et les soubresauts, plus souvent violents maintenant, qui agitent la planète traduisent variablement la vague de refoulement de cet ordre inique. Dans ce climat de « choc des civilisations », le monde musulman n’apparaît guère – à ce jour, du moins – en creuset de solutions apaisées et apaisantes. Et si le destin de notre petit pays n’était pas justement de former des citoyens aptes à instruire de telles nouvelles perspectives ? 

Alternatives tiers (trois-quarts)-mondiales

On dit d’un élève doué qu’il a des capacités, un grand potentiel. Au-delà des évidents sens relatifs au capable et au possible, il est question de contenance et de différence. On distingue, en cet étudiant, un réservoir cohérent d’assimilation de connaissances, susceptible de générer, à terme, des énergies exploitables par un environnement moins pourvu. L’originalité dans l’espace concourt à une originalité dans le temps. Appliquons le concept à notre Mauritanie : d’emblée, la marque de l’exceptionnel s’impose.

 Notre pays dispose en effet de trois atouts rarement réunis de nos jours. Tout d’abord, il est le fruit d’une longue symbiose, plurimillénaire, entre l’homme et le désert, du plus aride aux franges septentrionales du Sahel. C’est peut-être le fonds le plus précieux de la culture mauritanienne ; aujourd’hui pourtant le moins préservé. On en veut pour preuve la déperdition, grandissante et accélérée, de la connaissance du milieu : combien de nos cadres émérites, par exemple, sont-ils en mesure d’énumérer la liste et les bienfaits de la flore de leur brousse natale ? Dans quelle mesure sont-ils capables d’élaborer un plan affiné, adapté, harmonieux, de développement de leur propre village ? Non moins préoccupant, l’autre aspect est le recul des valeurs comportementales issues de cette symbiose : frugalité, ténacité, patience, acuité sensorielle et spirituelle, tout particulièrement. Mais le réservoir n’est tout de même pas vide ni totalement détruit ; du moins, pas encore…

 Le second de ses atouts relève un long millénaire de culture islamique, fort proche, à bien des égards, de son berceau arabique. Alors qu’en Mésopotamie, Égypte, Turquie ou Maroc, notre religion a dû – et su intelligemment, louange à Dieu ! – intégrer de nombreux paramètres sociétaux issus de civilisations diverses, elle s’est largement développée, en Mauritanie, autour d’une tribalisation coutumière, analogue à la société de notre prophète (PBL). On a trop souvent dénigré celle-là, défigurant ainsi l’œuvre unificatrice de celui-ci (PBL). Or cette harmonisation entre civilisation et tribalisation est capitale en islam. En termes modernes, elle signifie notamment l’importance essentielle de l’articulation entre le global et le local, entre les structures étatisées et les solidarités de proximité, dans une quête constante d’équilibre et d’excellence gestionnaire. Il nous faut valoriser, actualiser et diffuser le parfum de cette approche musulmane que notre situation saharo-sahélienne a préservée et enrichie d’une longue expertise sociale.

Le troisième pétille de la jeunesse de notre État. Goulûment appréciée par les institutions de Brettons Wood qui tiennent, depuis une vingtaine d’années, laboratoire institutionnel en notre pays, notre marge d’évolution administrative nous autorise, pour quelques décennies encore incha Allahou, diverses expérimentations d’autant plus pertinentes que s’approfondit et s’élargit l’impératif débat qui doit les précéder, les accompagner, les conclure. Des erreurs ont été commises : l’important est de les bien cerner, en instruire la logique, avant de les corriger le plus efficacement possible. Pour comprendre l’importance de cet atout, il suffit d’observer, par exemple, les immenses difficultés à mener réforme dans un pays comme la France, lourd de siècles d’administration étatique. Dans le domaine de l’éducation, en particulier, dont le ministère est très éloquemment comparé, par les Français eux-mêmes, à un mammouth : de grâce, ne nous sentons pas obligés de singer de telles pachydermiques pesanteurs…

Faut-il ajouter, à cette triade, l’opportunité économique nouvelle offerte par l’exploitation de nos ressources minières, notamment dans le secteur des hydrocarbures ? Il faut être ici particulièrement prudent. L’éducation a ceci de complexe, d’un point de vue gestionnaire, qu’elle est à l’ordinaire déficitaire, du court au moyen terme : sa rentabilité s’inscrit sur de plus longues échéances, qu’il convient de mesurer à celles des limites d’exploitation de nos ressources. Entre l’urgence de priorités incontournables – dont le choix, difficile en la criante multiplicité des lacunes, impose étude et débat serrés – et l’investissement dans des secteurs plus rapidement lucratifs, la recherche d’équilibre dynamique passera sans doute par un recours systématisé aux IPP dont nous aurons à souligner, dans un article spécifique, l’intérêt évident pour le développement d’un système éducatif durable.

             C’est en faisant converger ces différents points qu’on peut entrevoir l’exceptionnel de la situation. Et, par la même occasion, le caractère relativement éphémère de celui-ci : soumises à la pression accrue d’une consommation obsédante, déferlant en rouleaux incessants de marchandises, les mentalités mauritaniennes s’arasent insensiblement à cette platitude mondialisée. Que restera-t-il, si nous n’en prenons soin, de notre différence nationale dans dix ans, dans vingt, dans cinquante ? Chaque jour que Notre Seigneur fait voit notre capital d’originalité s’effriter : or celle-ci n’est renouvelable qu’en ce qu’on en use, un peu comme la corde du puits. Abandonnée sur la branche, elle se dessèche et disparaît, dévorée par les vents et les insectes. C’est maintenant, dans la prochaine décennie, qu’il nous faut mettre en œuvre ce cadeau divin.

Mais prenons garde, ici encore, à agir avec prudence. Notre jeune expérience administrative nous a déjà instruit des désordres et des confusions générées par des réformes autoritaires, démesurées dans leur ampleur et leur rythme, et il serait à cet égard judicieux de ne jamais oublier, toutes proportions gardées, le Modèle Coranique : étalé sur plus de vingt ans, ponctué d’innombrables consultations populaires, explications de Texte, affinements progressifs et rectifications éventuelles, le tout dans un cercle communautaire longtemps réduit. On eût ainsi aimé que l’introduction du bilinguisme fût menée avec plus de circonspection ; conduite, par exemple, durant cinq à sept ans, dans un cadre restreint : une centaine d’établissements-pilotes, disséminés sur tout le territoire ; avec un personnel trié sur le volet, compétent, motivé, correctement pourvu en matériel didactique, suivi, critiqué, encouragé ;suscitant des formations francophones délocalisées pour adultes – collègues enseignants, bien sûr, mais aussi, parents d’élèves, les mamans, tout particulièrement – élaborant, dans la trivialité du terrain, la matière de futurs manuels d’enseignement, moissonnée et synthétisée, enfin, dans les circuits supérieurs de notre intelligentsia nationale : universités, ENA, ENI, etc. ; en collaboration, éventuellement étroite, avec les organismes internationaux de la Francophonie.

             Assurément une tout autre perspective des relations entre le global et le local que celles en vigueur aujourd’hui. Elle implique un dialogue soutenu, construit sur un faisceau d’hypothèses ouvertes, claires, plus suggestives que directives, cernées à l’aune des planifications globales puis introduites dans un cadre expérimental, souple et adapté, fermement outillé et suivi, dans une diversité juste suffisante de localisations pour satisfaire tant à l’efficacité gestionnaire qu’à la validité des résultats. Elle situe le travail administratif à l’écoute réelle du peuple, repoussant l’activité réglementaire en aval de l’expérimentation, et non pas le contraire, admettant donc, en permanence et dans la pratique, le principe de l’adaptation de l’État aux contingences du vivant.

Dialectique islamique en actes

            Fidélité religieuse accrue dans la compréhension affinée des situations contemporaines, développement de la perception « bionationale » – un concept un peu nouveau – équilibre entre démocratie directe et gestion étatisée : nous voici dans le vif du sujet. De ces trois grands axes de priorités éducatives, le premier d’entre eux est capital en ce qu’il met en jeu un « savoir-être », une méthode d’agir au monde, s’appuyant sur une dialectique fondamentale dans l’éducation musulmane : la polarité « Texte-contextes ».

                 Précisons d’emblée la nature de cette dialectique. Elle n’est, en aucun cas, d’opposition irréductible mais, bien au contraire, de convergence pacifiante. Elle tend à se résoudre dans une appréciation de plus en plus affinée du Réel dont l’Unité globale reste interdite à nos appréciations, limitées, de créatures. À cet égard et contrairement à une opinion trop banalisée, il existe bien une (au moins) philosophie commune en islam. Elle consiste à reconnaître notre incapacité à saisir la Totalité du moindre concept : individualisés, nous sommes des êtres bornés, en nos perceptions, nos analyses, nos synthèses et nos conclusions. Dieu Seul sait et, en cela, nous pressentons en nous-mêmes, en chaque chose, en chaque être, chaque situation, une dimension transcendantale qui nous échappe – naturellement : elle est, elle, surnaturelle… – préservant l’intime liberté de chacun, et nous lie cependant tous à Notre Source Commune – Louange à Dieu ! – de la moindre particule subatomique à l’Univers dans son ensemble, en passant par les plus irréels de nos rêves.

S’il n’est pas lieu d’approfondir ici cette philosophie, situons-y tout de même un des sens les plus immédiats que lui donne le Miracle Coranique : Parole d’Absolu, Livre de L’Éternel Un, Unique [5], Il est Le Câble tangible de cette transcendance, Répertoire de sens infinis où puiser les meilleurs codes, personnels et collectifs, d’adéquation au Réel. Mais, sans préjuger des puissances, subtiles ou indicibles, du contact direct avec la Lettre Coranique, la compréhension, notamment sociale, du Saint Texte reste subordonnée à la lecture qu’en fit son prophète (PBL) et dont nous instruit l’étude de la sunna de ce dernier (PBL). La société musulmane s’est peu à peu construite au rythme d’une Révélation Coranique ponctualisée, intervenant en des situations, choisies par Notre Seigneur, où le génie prophétique et humaniste de Mohammed (PBL) a pu réaliser des mesures d’interprétation du Souffle Divin.

 On le conçoit bien : sans connaissance intime de l’époque, de la société et de la vie du Prophète (PBL), il devient difficile, sinon impossible, d’appréhender le sens coranique de l’adéquation à « l’ici et maintenant », qui constitue, d’âge en âge, le défi vital de l’Humanité. Mais on conçoit également l’autre versant de la proposition : sans connaissance suffisamment précise et globale de notre « ici et maintenant » contemporain, on n’est guère plus capable d’y promouvoir, avec un minimum d’efficacité, le sens coranique indispensable à la justesse de notre adaptation.

Or des bouleversements majeurs sont intervenus depuis plus de deux siècles, non seulement dans l’organisation des sociétés humaines mais, encore, dans l’ordre de la connaissance des phénomènes. Submergés que nous sommes par des flots de marchandises mais, aussi, d’informations, il ne suffit plus d’avoir une tête bien pleine pour appréhender le sens de « l’ici et maintenant » soumis à des modifications incessantes. Il nous faut, avant tout, une tête bien faite, apte à saisir, juger, ordonner, le plus rapidement possible, des transformations qui se succèdent à un rythme accéléré. Le développement de cette aptitude passe, en sus de la mémorisation coranique et de l’étude intégrée de la sunna de notre prophète (PBL), par un entraînement régulier de l’acuité sensorielle et intellectuelle, d’une part, et, d’autre part, du sens critique objectif. On entrevoit, alors, la complémentarité entre enseignement coranique et enseignement profane, d’une part, et, d’autre part, la dichotomie, appuyée dans un premier temps puis de plus en plus discrète – à l’image de cette dialectique « Texte-contextes » sus-évoquée – entre les méthodes d’enseignement de ces deux secteurs éducatifs.

Cependant, cette complémentarité n’est que très rarement envisagée et planifiée. En règle générale, l’ouverture d’une école « profane » ordonne le recul de l’enseignement traditionnel, relégué dans l’hypothétique gestion de « l’extrascolaire » où la pratique du football, la fascination de la télévision, voire la participation à l’économie familiale, constituent de redoutables concurrents dans l’occupation des quelques heures restantes de veille. A contrario de cette généralité, nous citerons le cas de la cité éducative de Maata Moulana, peuplée de près de mille cinq cents élèves, où deux [6] écoles primaires, un collège, un lycée et un centre de formations informatiques harmonisent leurs emplois du temps avec ceux d’une quarantaine de madaris coraniques et d’une université en sciences religieuses. Certes, il existe des temps officiels d’instruction religieuse, au sein même de l’enseignement profane, et ce, dès le cycle primaire. Mais il manque, semble-t-il, une réflexion approfondie et globalisée sur l’exploitation des différences méthodologiques des deux systèmes et l’interconnexion des contenus. À cet égard, nous croyons plus judicieux de préciser, organiser, « rentabiliser », plutôt que surcharger, doublonner, empiéter…

S’il y a probablement lieu d’améliorer les méthodes traditionnelles d’alphabétisation – qui semblent allonger démesurément ce temps d’acquisitions fondamentales – il convient ainsi de valoriser – éventuellement enrichir par quelque outil audiovisuel ; mais ne faisons pas, de ce détail, une priorité d’équipements – les strictes méthodes de mémorisation du Saint Coran ; expurgées, en tout cas, des moindres sévices, plus souvent abrutissants que correcteurs ; en insistant, au cours de cette étape primaire – qui s’achève d’ordinaire un peu avant la puberté – sur la prééminence de l’ancien, de l’établi, de l’acquis et de l’expérience.

Au cours de cette même période, on retrouvera cette insistance mais nettement relativisée, dans l’enseignement des sciences profanes. Relativisation tout d’abord par les méthodes. L’activité, la recherche, l’expérimentation, personnelles ou en groupe, la pratique de l’enquête de terrain, de l’étude du milieu environnant, l’engagement concret des connaissances dans des actions d’utilité publique – nous y reviendrons plus en détail dans le prochain article – doivent constituer la règle ; le cours magistral, l’exception. Regardez autour de vous, observez, écoutez, questionnez, comparez, triez, ordonnez, agissez enfin : ainsi s’élève la perception de « l’ici et maintenant », le goût de l’attention au Monde. Relativisation ensuite par la valorisation de temps créatifs où l’originalité et la nouveauté seront d’autant plus primées qu’elles s’inscriront dans une continuité, de fond plus que de forme, avec l’ancien, le déjà familier.

Avec la puberté s’achève, à l’ordinaire disais-je, les études de mémorisation coranique. Combien d’enfants mauritaniens atteignent-ils ce stade ? À défaut de statistiques rigoureuses, avançons l’estimation suivante : un sur deux cents, avec des disparités très importantes entre ville et campagne : moins d’un pour mille, à Nouakchott ; jusqu’à près de dix pour cent, en une cité éducative comme Maata Moulana ; les garçons, dans tous les cas, devançant en nombre et de très peu les filles. En règle générale, l’enseignement des sciences islamiques annexes – sunna du Prophète (PBL) et historicité de la Révélation, en particulier – ne touche qu’une partie de ces « hufaz Al Quran ». Or cette instruction – du moins sa partie relative à l’appréciation minimale du sens coranique de l’adéquation à « l’ici et maintenant » – demande aujourd’hui à être largement vulgarisée, ainsi que nous l’avons signalé plus haut. Soulignons-le avec force : il ne s’agit bien évidemment pas de former à la petite semaine de pseudo-oulémas imbus de science lacunaire mais, bien plutôt, des citoyens et citoyennes tout à la fois suffisamment éclairés pour gérer islamiquement leur quotidien et cependant conscients de leurs limites, notamment en matière de fiqh. 

Faut-il incorporer ces enseignements – sunna du Prophète (PBL) et historicité de la Révélation – au collège et au lycée, orientant ainsi plus précisément l’actuel cours d’« éducation islamique » ? Dans la mesure où l’on adopte une démarche pédagogique dynamique – assez proche de ce que nous avons suggéré des méthodes concernant les sciences profanes : oui. La puberté, c’est aussi l’âge de la discussion et du débat, déjà « presque » citoyens. Il convient de donner aux jeunes les outils de la recherche, les travaux des grands maîtres du Hadith et de l’histoire de la Révélation, les opinions parfois contradictoires des spécialistes en la matière, même non-musulmans, dans un souci d’objectivation de la pensée. Le fil conducteur de la démarche pédagogique doit ici viser à développer le goût de cette adéquation entre Texte et contexte, analogue à celle vécue par le Prophète (PBL) et ses compagnons (que Dieu les agrée tous !). Osons un intitulé de tels enseignements : philosophie musulmane. On conviendra qu’abordée dès la troisième année collège, une telle science permettrait d’envisager dans une tout autre perspective l’enseignement de la philosophie générale – de l’épistémologie, notamment – en classe Terminale…

Mais l’autre versant de ce type d’enseignement, la Madrassa islamique où les élèves intègrent une véritable pluralité de sciences traditionnelles, peut développer une approche, sinon identique, du moins tangente à cette démarche active, enrichissant singulièrement ses méthodes pédagogiques. Peut-on espérer des rencontres, des débats, voire des joutes intellectuelles régulièrement programmées, entre ces élèves de filières différentes, tissant des habitudes de dialogue et de complémentarité ? Car nul ne peut plus prétendre, à l’évidence aujourd’hui, dominer seul l’étendue et la profondeur des sciences nécessaires à une adéquation affinée – musulmane donc, en son excellence – à « l’ici et maintenant ». Savants en sciences religieuses et en sciences profanes doivent travailler ensemble avec suffisamment de repères communs, rodés à une pratique concertée, dès les prémisses de leur formation respective, pour définir les ordres de priorité, d’éthique et de conciliation susceptibles d’actualiser en permanence la distinction entre convenable et blâmable, signe, en fin de compte, de l’ajustement ou non d’un acte, d’une science, d’une technique, à la Volonté Divine. Encore une fois, aucune dialectique, en terres d’islam, ne saurait résister à la force d’union du Tawhid. Ni dans la spécialisation des savoirs et des compétences, ni, encore moins, entre les hommes… Choisissons en conséquence les chemins les plus aisés, mais aussi les plus fructueux, en ce sens.

Perception « bionationale »

Instruire le lien vital de l’homme à son établissement : universelle et intemporelle, la démarche évoque une solidarité naturelle dans l’ordre de la Création Divine, élevée en une conscience participative et agissante en celui de l’Humanité. « La lecture des traces et des mouvements, entre ciel et terre, clair et obscur, ferme et malléable, donne à situer les contingences, penser des stratégies, formuler des lois, méditer et agir au plus juste, au mieux pesé, des causes et conséquences » : cette sentence provient-elle d’une tradition orale mauritanienne, d’un texte classique musulman ou d’un ouvrage d’écologie moderne ? Quoiqu’elle pourrait, effectivement, s’inscrire dans l’un ou l’autre de ces répertoires, elle appartient, en vérité, au monde de l’Antiquité chinoise [7] : c’est affirmer immédiatement une autre mondialisation ; j’allais dire : mondialité, en signifiant ainsi le caractère permanent et immémorial. 

Mais lieux et temps diffèrent, impliquant multiplicité de lectures, éventuellement affrontements de points de vue, au sens le plus littéral du terme. Anarchie ? Tribalisation et civilisation ont répondu diversement à ces hiatus, générant une difficile dialectique entre local et global. Sans rentrer dans le détail de cette évolution complexe, disons simplement que cette dialectique est aujourd’hui très déséquilibrée : aux contingences du vivant, on a substitué celles du global ; plus exactement, de l’administration du global : la nuance est de taille. Sur le plan éducatif, cette lourde tendance planificatrice fonde une dictature de l’écrit, de la trace, sur l’expérimental, le mouvement. Obnubilés par le programme et son manuel, l’enseignant et l’enfant vivent un « ici et maintenant » constamment décalé, presque imaginaire. De moins en moins directement vécu, le monde, fragmenté, devient décor, mise en scène d’un spectacle élaboré « ailleurs et hier », même si cet « hier » peut être en apparence régulièrement « actualisé [8] ». 

Peut-on et comment rétablir équilibre ? Parmi toutes les hypothèses envisageables – elles sont multiples – la suivante a l’avantage d’une méthodologie simple, souple et évolutive. Nous l’avons déjà suggérée précédemment. Elle pose en exergue un projet global, une sorte d’utopie suffisamment attentive à l’existant et détaillée pour faire apparaître ses chances et conditions de viabilité. Dans un second temps, elle définit un champ expérimental restreint, adapté à l’ampleur de la réforme envisagée. Régulièrement critiqué, enrichi, affiné, celui-ci sert enfin de tremplin pour une généralisation des résultats, menée selon un rythme soigneusement choisi, toujours en conscience que transformer, c’est, d’abord, perturber. Ce dernier constat nous indique les plus sûres pistes d’esquisse du projet initial : s’appuyer sur les formes les plus naturelles, les plus vivantes de la relation au milieu.

À cet égard, l’observation de nos propres enfants d’âge préscolaire constitue l’universelle clé de toute réflexion en matière d’éducation. Comment, par exemple, apprennent-ils à marcher et à parler ? L’acuité sensorielle, le mimétisme et le tâtonnement expérimental [9] règnent ici sans partage. De ratés en réussites, les uns adoucis par nos encouragements, les autres valorisés par nos applaudissements, l’enfant acquiert confiance en soi et dextérité par la mise en œuvre immédiate de ses acquisitions. Il se lève, marche, tombe ; se relève, marche, retombe ; et « mille fois sur le métier remettant son ouvrage », jusqu’à ce qu’enfin, il marche et ne tombe plus : l’échec n’est pas une tare mais l’instruction même de la réussite, au sein d’un environnement qui « colle » littéralement à la vie du sujet.

Dans cette perspective, l’école – tous cycles confondus – devient laboratoire. On doit y trouver d’abord des ateliers : d’écriture, calcul, dessin, topographie, photographie, mesures, etc. ; et donc des outils et des instruments idoines : crayons, feutres, règles, compas, équerres, compas, ordinateur, imprimante, matériel de photos, balance, mètre, décamètre, litre, thermomètre, dynamomètre, ampèremètre, microscope, éprouvette, etc. : l’équipement expérimental doit être prioritaire, adapté aux différents âges des élèves, constant, cumulatif et entretenu. Pensée et travaillée, la nette différence avec l’école coranique réside dans la prééminence du « directement perceptible » sur « l’indirectement transmis ». Ainsi, alors que l’écriture et la lecture sont à tout bout de champ sollicitées, au gré des besoins de l’action en cours, le manuel devient-il simple outil de référence, ouvert en aval de l’expérience ; normalement, jamais en amont. L’équipement livresque, bien évidemment de priorité immédiatement seconde, s’oriente alors vers l’encyclopédie, le dictionnaire, la brochure documentaire, la notice d’utilisation ; les statistiques gouvernementales et non-gouverne-mentales, la presse écrite, les sites Internet ; bref : tout ce qui relève de l’information ; sont invités à enrichir le sens critique des élèves, les incitant en retour à produire eux-mêmes des informations pertinentes sur leur milieu local d’existence. 

Car l’école-laboratoire n’est pas un épiphénomène de son lieu d’établissement : il en est la pépinière d’humanité ; j’allais dire : de khalifat ; il en est un de ses phénomènes les plus centraux. À partir des salles de classe, véritables ruches bourdonnantes, centres de commandement expérimental, les élèves sillonnent l’espace en quête d’échantillons, témoignages, mesures diverses qui donneront lieu, non seulement, à exploitations pédagogiques internes mais, aussi, bulletins d’information en direction de la population locale, des archives de l’école (bibliothèque), des instances concernées, régionales, nationales, voire internationales. Dans les locaux mêmes, sinon à proximité immédiate, les élèves entretiennent en outre des jardins et des élevages, conjointement expérimentaux et productifs, en association éventuelle avec des professionnels et gérés selon un principe IPP, nous en reparlerons en un prochain article, incha Allahou : l’enseignement se construit autant à partir du milieu environnant qu’en direction de celui-ci. C’est, encore et toujours, le même principe de la mise en œuvre immédiate des acquisitions, certes toujours mesurée dans son ampleur, afin de minimiser les effets des erreurs normalement fréquentes encore à ce stade du tâtonnement expérimental. 

On entrevoit désormais le caractère intégré de la démarche. Inscrite dans le développement de la cité, du quartier, l’école en devient un partenaire incontournable. Disposant d’un budget autonome, alimenté par des sources diverses, géré à différents niveaux, de la direction administrative la plus globale à la coopérative des élèves de chaque classe – nous y reviendrons dans un prochain article – l’établissement scolaire, sous tutelle ou non de l’administration publique, négocie un certain nombre de contrats avec des entreprises, privées ou coopératives, dont les activités comportent un évident intérêt pédagogique et qui ont tout à gagner à l’entretien de programmes expérimentaux souvent difficiles à soutenir dans le contexte économique ambiant. Bien évidemment, des limites doivent être posées. Intelligentes, elles auront notamment à cœur de proposer des solutions innovantes au problème de l’exploitation de la main d’œuvre enfantine, en instaurant des passerelles entre l’école et le monde du travail, permettant ainsi à des « apprentis » éjectés précocement des cycles d’enseignement scolaire de retrouver, plus ou moins régulièrement, le goût de la recherche et de l’effort intellectuel.

Cette dernière perspective conduit à faire émerger l’école-laboratoire dans le cadre élargi de la formation continue. La richesse et la diversité de ses équipements doit être rentabilisée sans interruption et l’on imagine bien toute une série de stages, conçus, cas par cas, en fonction des bénéficiaires ciblés, se succédant de semaine en semaine, de mois en mois, durant les temps de vacances scolaires. Lieu de vie pour tous, enfants et adultes tour à tour, l’école devient ainsi le centre culturel du quartier, de la cité, élevant la perception des liens vivants parcourant la Nation, en tant qu’unité géographique, biologique et sociale. Entend-on maintenant cette « bio-nationalité », dont nous suggérions tantôt la parenté directe avec l’islam ? Si nous ne chercherons pas, ici, à présenter une quelconque schématisation de la phase expérimentale de ce projet de réforme – ce que nous avons dit de ses limites souhaitables nous semble en illustrer, en ce cadre journalistique, suffisamment l’esprit –il nous reste par contre à envisager les moyens de l’action.

Solidarités

On a convenu, depuis quelques années, que la conception de l’État-Providence, déterminant par le « haut » les ressources, les rôles et les compétences de chacun, était ingérable, tant sur le plan économique que social et écologique. Sans revenir sur les visées néo-impérialistes tapies sous le démantèlement des protections nationales subséquent à cette « prise de conscience », prenons le parti d’en tirer le meilleur profit possible. On se rappellera à cet effet les verbes nouveaux, censés instruire désormais la politique des États : « garantir, préciser, réguler, harmoniser, dans l'unité nationale et la concertation internationale, le développement durable de la personne et de ses diverses solidarités [10] ».

En Mauritanie, théâtre, il y a quelques décennies encore, de coutumiers déchirements tribaux, le souci de l’unité nationale n’est certainement pas secondaire et les récents exemples du Congo ou de la Côte d’Ivoire, pour ne citer que les plus médiatisés, invitent à la plus grande prudence en matière de redéfinition du pouvoir. On parle beaucoup de démocratie (du grec, démos : le peuple ; et kratia : le pouvoir) et certes, le pouvoir du peuple semble bien le plus efficace antidote à la voracité des particularismes. Encore faut-il que ce « pouvoir » soit suffisamment réel, partagé, cohérent, pour éviter à telle ou telle fraction du « peuple » – une entité probablement sensible, elle aussi, à la loi de l’offre et de la demande – les tentations de sirènes au portefeuille bien garni : les réflexes clientélistes sont loin d’être éteints… À l’heure des strabismes internationaux sur notre pétrole et notre or, il convient de tenir ferme le gouvernail et cette fermeté implique, à elle seule, un principe à ne jamais perdre de vue : celui du partenariat de l’État dans le développement des solidarités localisées ; sinon de toutes, du moins d’une part suffisamment importante pour assurer l’indispensable cohésion de notre multiplicité.

Solidarités. Le mot est fort et signifiant. Associée à l’idée de démocratie, il évoque une construction nationale « en réseau maximal, multipliant les liaisons, les interactions et inter-réactions, à l’image probablement de l’activité de nos neurones. […] Perçu comme un ensemble de relations vivantes, le projet démocrate entend favoriser l’émergence de nouvelles solidarités, sans cesser de développer les plus anciennes. […] La démocratie œuvrerait donc, en étendant le champ des unes et des autres, à l’élévation de la conscience et du potentiel populaire […] Précisons ce champ. L’éventail des solidarités est vaste. À l’échelle d’un pays, il varie de la cellule familiale nucléaire au corps de l’État national, dans une élévation croissante d’impartialité civique. D’une manière ou d’une autre, en effet, tous les groupements internes à une nation défendent, entre ces deux pôles, un parti : ma tribu, mon quartier, ma profession, mes choix politiques, religieux, philosophiques, les droits de l’Homme, la lutte contre le SIDA, etc. : autant d’associations à but non-lucratif ; mon GIE, ma société anonyme, ma coopérative, etc. : associations diverses à but lucratif ; les unes et les autres formant la Société civile, en son sens le plus large. Théorique lieu suprême de l’impartialité, de l’égalité citoyenne et de la promotion des compétences, l’État l’est d’autant plus, dans la pratique, que s’outille cette Société civile, en moyens juridiques et économiques efficaces, clairement identifiés, assurant durablement son développement  [11] ».

Laissons de côté la question des solidarités à but lucratif : en matière éducative, il semble préférable de raisonner d’abord dans le cadre des institutions publiques à but non lucratif, avant d’examiner, ce que nous négligerons de faire ici, celui des institutions privées, cas particulier d’un système général fondé sur la gratuité de l’enseignement. Dans l’ouvrage cité ci-dessus en référence, nous avons particulièrement insisté sur la nécessité, pour l’État, de soutenir toutes les solidarités à but non-lucratif, partielles ou partiales, en les dotant de « biens fonciers awqafs concédés par le Domaine. […] Une telle politique instaurerait des rapports contractuels à long terme entre l’État – gestionnaire exclusif du global, du moins à l’échelle de la nation – et toutes les solidarités populaires existantes et à venir – gestions les plus souples et évolutives des situations localisées ». En y associant, non seulement, les institutions internationales d’aide au développement mais, aussi, différentes structures mauritaniennes, juridiquement identifiées, d’envergure nationale, régionale ou plus localisées, chargées, pour leur part, « d’apporter, sous une forme également haboussée, les financements complémentaires indispensables à l’équipement de ces biens [12] », on voit apparaître d’heureuses possibilités de gestion délocalisée, permanente et sécurisée, des établissements éducatifs dans notre pays.

L’idée n’est pas neuve. Les dix-sept universités cordouanes et la cinquantaine d’écoles publiques pour enfants pauvres de la capitale andalouse fonctionnaient, au 4ème siècle de l’Hégire (10ème siècle de l’ère chrétienne), sur ce principe, chaque établissement étant doté dès sa fondation des revenus de quelque waqf. Cependant, la notion de « conseil d’administration », supervisant les activités du nâdhir (l’administrateur du bien waqf), est, elle, tout à fait moderne et nous poserons la fondation d’un tel CA comme le signe tangible de la distinction entre waqf et IPP. Le concept oblige à réunir, régulièrement, tous les partenaires, fondateurs, administrateurs ; éventuellement même, allocataires ; à fin de bilans et de plans. Distinguons clairement les entreprises génératrices de revenus (IPP actifs) – agricoles, pastorales, industrielles, commerciales, etc. – des entreprises allocataires (IPP passifs), comme, par exemple, les établissements nationaux d’éducation. Si la présence de l’État, dans les premières, se limite à la mesure de l’apport strictement foncier de son partenariat, elle est, dans les secondes, souvent prépondérante : dans le cas des écoles notamment où il s’agit bien d’éducation nationale et la responsabilité de celui-là en constitue le socle inébranlable.

Cependant il est à différents égards souhaitable de construire cas par cas l’organisation gestionnaire des subventions en provenance des IPP actifs, également dans un cadre de partenariat entre l’administration centrale de l’établissement d’éducation, les collectivités locales, les parents d’élèves, les enseignants et les élèves, selon trois niveaux de compétences nettement distinguées. Tout d’abord, la gestion générale, incluant celle de l’immobilier, associant l’administration centrale et les collectivités locales : domaine réservé de l’État où se gèrent, en outre, les ressources en provenance de ce dernier. Secondement, les équipements mobiliers collectifs, réunissant la communauté enseignante et l’association des parents d’élèves ; enfin, les équipements mobiliers de chaque classe, discutés entre le professeur et la coopérative des élèves. Au-delà de l’évident intérêt sur le plan de la transparence budgétaire, on entrevoit aisément celui de la pratique démocratique : apprendre à gérer en concertation communautaire un budget, c’est déjà entrer dans la conscience citoyenne.

Dans tous les secteurs impliquant des investissements à long terme et dont la rentabilité n’est perceptible qu’à l’échelon global – l’éducation en est le plus éloquent exemple – la question du fonctionnement et de l’entretien se pose quotidiennement. En Mauritanie, la problématique s’augmente d’une carence obsédante – dont la résorption demeurera, de longues années encore, prioritaire pour l’État – en infrastructures et personnel enseignant. En de nombreux établissements, il existe actuellement des classes « volantes », c’est à dire sans local fixe, qui papillonnent, d’heure en heure, en quête de quatre murs… Pour les vingt-cinq prochaines années, le seul maintien de la situation actuelle nécessite la construction de quatre mille écoles primaires, trois cents collèges et lycées, et la formation de plus de quinze mille enseignants [13]. Et nous n’avons pas parlé du problème spécifique de la formation professionnelle, formidablement lourd, dont nous aurons probablement à examiner les perspectives dans un cadre un peu différent, mais dont la présente série aura suggéré, je l’espère, les pistes les plus claires de développement et d’articulation avec les formations générales. À l’aune de cette trivialité, le projet que nous avons esquissé tout au long de ces cinq articles, pourrait paraître bien illusoire…

Mais n’est-ce pas justement la rigueur de la situation qui nous ouvre les plus dynamiques perspectives ? À l’évidence, notre paysage éducatif ne ressemblera, dans vingt-cinq ans, que de très loin, incha Allah, à celui de maintenant : trois cent collèges et lycées, c’est, par exemple, trois fois plus qu’aujourd’hui. Notre potentiel est énorme. Il s’agit de lui donner forme cohérente à terme, un peu comme un puzzle dont on assemblerait peu à peu les éléments constitutifs. L’État ne peut à lui seul assumer l’expression de cette colossale énergie et doit appeler à toutes les forces de la Nation pour élever, en partenariat multiple, l’exceptionnelle situation de notre Mauritanie. C’est le pari de « notre » démocratie, celle dont nous cherchons tous ensemble le goût à nul autre semblable. Les Mauritaniens constituent une infime population à l’échelle de la planète, sans aucun doute : mais excellente en sa qualité, peut-être. C’est tout le bonheur qu’il nous faut ensemencer. Et Dieu certes, est le Savant.

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

                 PLAIDOYER POUR UNE ÉDUCATION PRAGMATIQUE [14]

 

 Les récents résultats, pour le moins lamentables, des différents examens blancs sont éloquents : notre système éducatif moderne est gravement malade. Qu’on incrimine le désintérêt des élèves et de leurs parents, la formation inadéquate des professeurs ou le manque de moyens, c’est, dans tous les cas, d’inadaptation au Réel dont il est question. Ainsi posée, la question se révèle, avant toute considération technique et spécialisée, de l’ordre du positionnement. Ayons le courage de la lucidité et de l’examen pragmatique de nos contingences.

D’éminents spécialistes étrangers sont appelés depuis une bonne décennie, sinon deux, au chevet du malade. On prescrit remède sur remède, sans autre grand résultat que d’accentuer le désordre. C’est que, débarquant en Mauritanie avec tout un monde conceptuel soigneusement rangé dans leurs neurones et leurs dossiers, ces distingués thérapeutes raisonnent, le plus souvent et ordinairement en toute bonne foi, dans un vase clos de préjugés où la Mauritanie est censée frétiller, à l’instar de n’importe quel pays du Monde. L’éducation moderne serait ainsi une et indivisible, comme la démocratie et la mondialisation. Or l’évidence prouve partout le contraire. L’éducation est intimement liée à l’environnement où elle s’exerce et, sans un examen minutieux et aimant de celui-ci, dans toute la diversité de ses facettes – écologique, sociale, culturelle, historique, économique, etc. – il est illusoire de prétendre élaborer celle-là avec efficacité.

Le goût de l’étude – sa nécessité, même – est une conviction assez rare en Mauritanie. Ce n’est pas nouveau. Durant des siècles, l’accès à la culture coranique, globalement contingenté à la structure de castes, n’a concerné qu’un faible pourcentage de la population – quelques pour cent, probablement – et, avec 20 %, au grand maximum, d’alphabétisés, l’espace saharo-sahélien se suffisait largement de ce mode spécifique de savoir. Car, bien évidemment, le reste de la population n’était pas inculte : on savait lire les pistes dans le sable, les étoiles dans le ciel, les plantes qui nourrissent, celles qui soignent, les besoins de la terre et des troupeaux, les signes annonciateurs de la pluie ; bref : tout un tas d’informations utiles à la survie et au bien-être ; et cette façon d’appréhender le Réel, fondée sur l’observation et l’empirisme – a contrario de la démarche religieuse, centrée sur la mémoire et la scolastique – était le lot de plus de 80 % des Mauritaniens. Que sont ces savoirs devenus ?

En moins d’un siècle, la perception de la survie et du bien-être a été radicalement bouleversée. Pour la majeure partie de la population, c’est dans ou de la cité – au-delà même de la Mauritanie, pour quelques rares initiés – qu’il faut extraire les signes utiles. Vite, le plus vite possible : car on a bien compris qu’en ce monde d’artifices affairés, c’est généralement le plus rapide, le plus malin, le plus opportuniste qui emporte le gâteau. On n’apprend pas à compter, c’est trop long, on achète une calculatrice et cela suffit pour gagner le marché, pour peu qu’on ait la tête bien sur ses épaules… Suivre tout un cursus d’études en vue d’un diplôme qualifiant ? Allons, donc, vous plaisantez : voyez la file interminable des diplômés-chômeurs ! N’est-il pas plus simple d’acheter un titre élogieux, sinon de se l’attribuer sans aucune vergogne, et de jouer sur des relations ethnico-tribalo-familiales pour décrocher un haut poste de fonctionnaire ? Les éventuelles qualités de chef feront le reste, incha Allahou… Si le procédé a trop souvent généré de pesantes grossièretés et de dramatiques errements gestionnaires, il démontre, parfois, qu’une bonne formation « au charbon » vaut largement plus, dans la trivialité des faits, qu’un mastère policé, fût-il acquis en les plus prestigieuses universités…

Quoiqu’il en soit, la grande majorité de la population mauritanienne ne croit pas en les bienfaits de l’instruction moderne. Pour les uns, celle-ci ferait double emploi avec une culture religieuse validée par des siècles d’exercice, voire s’inscrirait en compétition de celle-ci, valorisant des valeurs et des comportements contradictoires avec les plus vénérables traditions. Pour les autres, les disciplines enseignées seraient de piètre intérêt pour l’acquisition d’une bonne situation sociale, voire occuperaient inutilement un temps d’apprentissage sur le tas qui aurait, lui, au moins l’avantage d’apporter rapidement un tant soit peu de revenus à la famille. Et de citer le cas, banal, de tel diplômé de faculté, réduit, à quarante ans, à une petite paye de fonctionnaire, quand son jeune frère, de dix ans son cadet et même pas titulaire du certificat d’études primaires, gagne deux à trois plus avec son « Michelin », si bien situé à Toujounine…

Le pire sans doute est qu’en effet, le temps passé en classe se traduit par une méconnaissance accrue de son environnement. C’est évident en brousse. Combien d’élèves de Terminale sont-ils capables de présenter l’état de la faune et de la flore de leur commune, ses ressources hydriques et minières, de dresser une carte un tant soit peu précise des localités réparties sur son territoire, leur population, leur potentiel de développement et de seulement envisager des actions adaptées et cohérentes pour le bien de leur communauté locale ? La question est d’autant plus problématique qu’appliquée aux enseignants eux-mêmes, elle révèlerait une quasi égale indigence. Aurait-on plus de chances au niveau des adultes originaires de la commune, de ses cadres et élus ? Rien n’est hélas moins sûr et, évolution inquiétante, semble l’être de moins en moins… Désireux d’établir un diagnostic précis du domaine dont il a la charge, un maire consciencieux fait aujourd’hui appel à des bureaux d’études de la capitale, sinon étrangers…

En milieu urbain, notamment nouakchottois, l’appréciation de l’environnement par les élèves, pour différente qu’elle soit, n’en est pas moins lacunaire. Tel jeune bachelier, pourtant résident à Tevragh Zeïna depuis la troisième année fondamentale, est incapable de citer les différents dispensaires de son arrondissement, tracer l’évolution du bâti foncier par tranche décennale ou chiffrer le budget 2008 de sa commune… Reprochera-t-on à la jeunesse de se désintéresser de la vie civique ? Mais combien de fois l’a-t-on sollicitée, associée à des décisions communautaires, fait participer à des actions régulières de développement ? Notre jeune bachelier se souvient, en effet, avoir un jour planté un arbre, à l’occasion d’une journée annuelle de l’environnement ; assisté à un débat participatif sur le SIDA, lors d’une autre journée nationale contre la pandémie ; été exhorté, de loin à loin, à une plus grande attention aux ordures ménagères… Mais, pas plus que ses condisciples, il n’a jamais eu à gérer la moindre ouguiya pour une tâche communautaire, collecter des informations, concevoir un plan d’actions, peser des choix, négocier avec des adultes, ni dans le strict cadre de l’école, ni dans celui de relations construites entre celle-ci et la société politique ou civile.

            Or avec un territoire de plus d’un million de km² à gérer – c'est-à-dire tout d’abord à estimer, sonder, connaître… – le pays n’a certes pas les moyens de gâcher son potentiel humain. Faut-il rappeler, une nouvelle fois, la richesse de tout premier ordre que constitue sa jeunesse ? Plus de la moitié de la population a moins de vingt ans et cette énergie a besoin d’être conduite, associée concrètement au mouvement de la Nation, en son temps et lieu même d’établissement. Un enfant – faut-il également le rappeler ? – c’est à tout le moins une paire d’yeux, d’oreilles, de mains et de pieds, et c’est bien en gérant qu’on devient gestionnaire. De telles considérations situent la tâche enseignante bien plus en termes d’acquisition de comportements, de méthodes, de savoir-faire, que d’accumulation de connaissances. Découvrir son milieu de vie et s’y inscrire, en devenir un acteur dynamique, attentif et évolutif, voilà ce que l’école mauritanienne doit proposer, dès ses fondements, à notre jeunesse. C’est donc toute la partie éducative fondée sur l’observation et l’empirisme, actualisée sous l’angle de l’expérimentation scientifique, que l’école est tenue aujourd’hui d’assumer prioritairement. Une fois convaincu de cette orientation fondamentale, qui situe l’école moderne en continuité de démarches ancestrales, on peut en envisager des formulations techniques adaptées.

Répartitions précises des tâches

Pour les vingt-cinq prochaines années, le seul maintien de la situation actuelle nécessite la construction de « quatre mille écoles primaires, trois cents collèges et lycées, et la formation de plus de quinze mille enseignants [15] ». Mais que penser du « seul maintien de la situation actuelle » ? Le sous-équipement, le sous-entretien des biens meubles et immeubles, la dévalorisation du métier d’enseignant – piètres formations, salaires de misère… –  formulent un état critique de celle-là, à la limite probablement de la viabilité : le « seul maintien de la situation actuelle » est, en soi, une utopie de bureaucrate et l’actuelle grève des enseignants du SIPES, qualifiée de « juste » mais « irréaliste » par leur autorité de tutelle – entend-on sous le lapidaire de la formule le terrible aveu d’impuissance ? – semble le prélude à l’agonie d’un système moribond.

Ici comme ailleurs, on a cru ingénument qu’il suffisait de calquer un modèle exogène pour assurer un même type d’administration. Or le modèle français – puisque c’est celui-ci qui fit référence, mais tout autre poserait des problèmes analogues – est le fruit de plus de deux siècles de problématiques spécifiques où l’État joua longtemps, en matière éducative, un rôle discret, sinon effacé, du moins en rapport avec ses limites structurelles et budgétaires. En ce qui concerne la Mauritanie, qui n’a pas un demi-siècle d’existence administrative autonome, on ne semble pas l’admettre, du moins en admettre toutes les conséquences gestionnaires : l’ampleur de la tâche éducative nationale dépasse largement le potentiel d’un seul ministère, voire de l’État dans son ensemble. Mettant en symbiose la Société civile nationale et internationale, différentes strates d’administration territoriale et des organisations citoyennes strictement localisées, de multiples partenariats doivent compléter les actions soigneusement ciblées d’un ministère amené à recadrer sa politique à partir de priorités fermement définies.

Comment établir ces priorités ? Sérions tout d’abord les problèmes. L’éducation nationale, c’est un ensemble d’équipements, meubles et immeubles, qualifiés et entretenus pour mettre en œuvre des compétences pédagogiques, au service d’un projet éducatif national. Nous avons proposé plus haut une définition globale de ce projet : faire découvrir à la jeunesse son milieu de vie et lui donner à s’y inscrire, en devenir un acteur dynamique, attentif et évolutif. Ainsi formulé, nous le croyons de nature à fédérer toutes les énergies, des plus locales aux plus internationales, susceptibles de collaborer à sa réalisation. Distinguons en cette proposition les équipements des compétences. En termes de priorité, on devrait tous convenir aisément que les secondes relèvent des prérogatives régaliennes de l’État dont la principale raison d’être consiste à assurer la cohésion nationale. On soutiendra donc que la définition et la valorisation du métier d’enseignant devraient constituer les occupations fondamentales du Ministère, strictement gérées dans son seul cadre budgétaire.

Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas seulement de la formation et de la rémunération des compétences. Le propos englobe également leur exercice : programmes d’enseignement, contrôle des connaissances, examens, etc. Somme toute, on s’est ici contenté de rappeler un truisme trop souvent oublié : le privilège de l’Éducation nationale, c’est la qualification pédagogique du temps et de l’espace, des personnes et des biens ; pas forcément leur gestion. Cette vision est d’autant plus réaliste, dans le domaine des biens meubles et immeubles, que leur problématique quotidienne, notamment celle de leur fonctionnement, échappe ; en Mauritanie, banalement ; au contrôle administratif central. Certes, la cohérence de leur planification et de leur qualification impose une participation effective de services spécialisés du Ministère mais c’est bien en localisant la gestion de ces trivialités au plus près de leurs contingences quotidiennes que les conditions matérielles du projet éducatif national s’améliorent concrètement. 

Pour bien entendre cette proposition, il faut concevoir, en regard du projet global, une réalité palpable, bien cernée, qui en soit une image fidèle, capable d’en révéler objectivement l’évolution. Or les termes mêmes du projet : « faire découvrir à la jeunesse son milieu de vie et lui donner à s’y inscrire, en devenir un acteur dynamique, attentif et évolutif » ; suggèrent cette unité pédagogique fondamentale : c’est la classe-laboratoire – plus généralement, la classe-atelier – et c’est à partir d’elle que doit se concevoir l’organisation locale du système. Je dis bien : classe ; et non pas : école ou établissement d’enseignement. Il est impératif de garder constamment en ligne de mire le lieu le plus précis possible où se vit le quotidien du projet : on évite ainsi de se leurrer sur des raccourcis prématurément globalisants. Du coup, on reconnaît plus nettement les différents niveaux de complexité du système, les partenariats qui leur sont le plus pertinemment associés et le degré de nécessité de leurs connexions.

Dans cet effort de distinction, relevons tout d’abord l’importante nuance entre gestion du permanent et gestion du transitoire. Le foncier, l’immobilier et une partie du mobilier relèvent manifestement de la première qui impose des acteurs permanents, liés par des contrats sur le long terme. En ce secteur, trois partenaires semblent incontournables : l’administration territoriale, l’administration pédagogique, le représentant du (des) bailleur(s) ; soit, au niveau de l’unité pédagogique fondamentale : la mairie, la direction de l’établissement d’enseignement et le représentant du bailleur des équipements. Leur formation en conseil d’administration repose sur une évidence trop souvent piétinée : mettre en place un équipement, c’est ouvrir le poste budgétaire de son entretien ; de son renouvellement, à terme de son usage ; en bref, de son amortissement ; sinon, c’est littéralement jeter l’argent par la fenêtre. À défaut d’assurer ce poste par des subventions institutionnelles régulières, il faut, impérativement, mettre en œuvre des AGRC, au mieux locales, dont les bénéfices nets seraient susceptibles de pourvoir à cette tâche incontournable.

AGRC : Activité Génératrice de Revenus Communautaires. Le concept est appelé, nous allons en voir quelques exemples, à de nombreuses applications pratiques. Car, bien évidemment, il ne suffit pas de construire une ou plusieurs salles de classe, les doter de divers mobiliers de base, il faut encore les équiper, au moins annuellement – beaucoup plus souvent, en certains besoins spécifiques – d’outils et de consommables adaptés aux activités pédagogiques ou annexes, classe par classe ou plus globalement (bibliothèques, laboratoires, infirmeries, cantines, mosquées, etc.). Quatre catégories d’acteurs sont ici plus nettement visées : les enseignants, les parents d’élèves, les élèves eux-mêmes et les éventuels bailleurs – publics ou privés, gouvernementaux ou non : il s’agit de processus ouverts et évolutifs – de ces équipements que nous qualifierons de « transitoires », pour les distinguer des « permanents » dont nous avons évoqué ci-dessus un certain mode de gestion. En ce secteur, il faut raisonner en termes de besoin par élève. On donnera, à titre d’exemple, une récente estimation du plancher annuel – hors frais « permanents » – pour faire fonctionner, en une école de brousse mauritanienne, un ensemble de sept classes d’enseignement primaire, dans la perspective du projet éducatif sus-évoqué : 12 000 UM [16]/élève/an.

Les deux-tiers de ce budget décaissé trimestriellement seraient gérés en chacune des classes-ateliers, par une coopérative d’élèves, sous tutelle de l’enseignant responsable de la classe, et feraient l’objet d’une comptabilité précise, présentée trimestriellement au Conseil d’Administration (CA) des Équipements Transitoires (ET), réunissant la communauté enseignante, l’association des parents d’élèves, l’association des élèves, et la représentation des éventuels bailleurs des ET, sous tutelle du directeur de l’établissement d’enseignement. Consacré aux besoins collectifs et soumis aux mêmes contraintes trimestrielles de contrôle, le tiers restant relèverait, quant à lui, de l’exécutif de ce CA. On conçoit aisément la dimension démocratique d’un tel système mais c’est en se posant la question cruciale de son financement que se révèle la véritable ampleur de ses perspectives. En effet, où trouver les quasi quatre millions d’ouguiyas annuellement nécessaires au fonctionnement d’une telle école, correspondant, grosso modo, à une population de deux mille habitants ? Raisonnant en termes d’AGRC, une ou deux menuiseries bien implantées à Nouakchott y suffiraient probablement. Mais au beau milieu du Guidimakha ?

Nous voici une nouvelle fois conduit à penser le développement durable dans un va-et-vient constant entre les contraintes locales et globales. En situant le projet éducatif national et son unité de base – la classe-atelier – au cœur de ce mouvement, on met en branle un écheveau de relations diversement actives, non pas selon des hiérarchies abstraites et figées mais bien plutôt des contingences et des potentialités clairement identifiées et périodiquement révisées, définissant une lucidité optimale de praxis. Ce dynamisme n’est pas sans conséquences pédagogiques. 

Méthodes actives

Un plan éducatif global, souple et évolutif, des réalités locales fermement centrées sur une unité pédagogique matérielle, véritable référence de base : la classe-atelier. Le concept évoque tout à la fois un lieu équipé d’outils, des apprenants et des méthodes actives d’enseignement où le tâtonnement expérimental, la confrontation des observations et des réflexions, la prise, individuelle et collective, de responsabilités – de décisions, donc – sont des éléments fondamentaux des apprentissages. Le lieu, les élèves, l’enseignant(e) : comment organiser leurs relations ? À tout le moins, on s’accorde à ce que l’enseignant soit responsable de ses élèves. Cela signifie-t-il qu’il le soit forcément du lieu ? L’option d’une implication effective de ceux-là dans la gestion de celui-ci – particulièrement appuyée lorsque, d’une année sur l’autre, c’est l’enseignant, et non pas les élèves, qui change de local – s’est révélée en de nombreuses expérimentations – hors de Mauritanie, il est vrai – suffisamment convaincante pour être généralisée, cycle par cycle, et nonobstant les cas particuliers des laboratoires spécialisés (biologie, chimie, physique, par exemple, au Secondaire).

            La notion de coopérative scolaire – plus précisément, de coopérative de classe – prend alors un consistant relief. L’enfant est amené, dès le plus jeune âge, à s’investir dans un environnement défini, objectivement sensible, à prendre conscience, au sein d’une collectivité nantie de besoins et de potentialités, de trivialités matérielles plus ou moins dépendantes de ses propres actes. Cela commence, en première année, par des évaluations progressives, peu à peu affinées, des plus sommaires besoins : cahiers, stylos, outils de comptage et de mesure, etc. ; de tâches basiques ou embellissantes : rangement, nettoyage, décoration, etc. ; de pratiques sociales : discussions collectives, partage des connaissances et des tâches, critiques du vécu, négociations, recherche de consensus, etc. Avec l’élévation des connaissances et des capacités de discrimination des élèves, leur potentiel de responsabilisation s’accroît, ainsi que leur degré d’engagement au sein de leur environnement. En telle dynamique d’éveil, la plus grande difficulté pour l’enseignant est de reconnaître qu’il n’est plus, qu’il ne doit plus être le centre exclusif de l’attention des élèves : il écoute, suggère, guide, accompagne un mouvement qui doit peu à peu se passer de ses services. Le lieu et le groupe occupent le cœur du projet éducatif et cela doit se traduire, dans l’occupation du temps, de l’espace, et de la parole, par une stratégie enseignante d’effacement progressif, au profit de cette symbiose entre les générations montantes et leur milieu de vie.

            Si l’investissement du groupe-classe dans un local déterminé – forme primaire d’attachement territorial – est particulièrement important au sein d’une culture encore fort imprégnée de réflexes nomades, la participation au monde environnant n’en est pas moins ses raison et condition d’être. La classe-atelier est une ruche bourdonnante où le miel du savoir s’élabore à partir du butin collecté au dehors. Toute une variété de mesures et d’enquêtes s’offrent à leurs investigations et le principal souci du maître devient bientôt d’y mettre seulement bon ordre : relevés météorologiques, topographiques, écologiques, enquêtes de terrain auprès des anciens, des opérateurs socio-économiques, de la mairie, de la Société civile ; récoltes d’informations auprès de la population, des archives locales, des media, etc. De partout, les données affluent, il faut apprendre à les trier, les ranger, les exposer avec objectivité et esprit critique, en faire des synthèses et des documents pertinents. Plus ou moins rapidement – à la mesure, en fait, du talent de l’enseignant – la classe-atelier n’est plus seulement récolteuse de matière(s) brute(s), elle devient productrice de sens, voire génératrice de revenus. Ses études, éventuellement publiées dans un journal scolaire et transmises en différentes administrations et ONG, apportent des éléments non-négligeables d’appréciation des réalités locales ; ses réalisations techniques, comme, par exemple, une pépinière de plantes maraîchères, fruitières, médicinales ou autres, participent à la vie économique de la cité et apportent leur contribution à l’équilibre financier de l’école.

            Il ne s’agit pas d’une utopie. De telles conduites pédagogiques ont été menées à travers le Monde, notamment en des conditions socio-économiques extrêmement dégradées (dans les favelas brésiliennes ou les bidonvilles de Mexico, par exemple). Elles sont d’autant plus efficaces que les différentes autres strates de la population locale participent banalement à la vie de l’établissement d’enseignement. Dans le projet ici présenté, nous en avons plus haut (voir le précédent article) cité deux : la mairie, membre du conseil d’administration des EP et l’association des parents d’élèves, membre de celui des ET. L’un et l’autre de ces CA se réunissant trimestriellement, c’est évidemment des occasions régulières de faire le point sur l’implication des élèves dans la vie de la commune et sur les synergies à promouvoir et affiner entre les différents acteurs résidents. Mais bien d’autres, membres ou non de ces conseils trimestriels, habitants ou non de la localité, peuvent y intervenir, afin de proposer telle ou telle activité, ponctuelle ou régulière : ce peut être un département gouvernemental chargé d’une étude environnementale, une ONG internationale porteuse d’un projet de développement intercommunal, un investisseur privé désireux de s’impliquer dans le tissu socio-économique local, etc.

            On le signalait dans le précédent article : facilement envisageable dans les centres urbains et leurs environs, une telle démarche apparaît beaucoup plus aléatoire en milieu rural, surtout lorsque la pauvreté règne en maîtresse absolue. Non seulement, les ressources économiques sont extrêmement faibles mais, encore, les compétences humaines, notamment en matière de gestion – quand on parle de conseil d’administration, ce n’est pas négligeable… – sont quasiment inexistantes. Banalement, les « cadres » des communes rurales sont absorbés par la ville – Nouakchott, surtout – et n’ont que rarement le temps de s’investir réellement dans la vie de leur terroir. Dans le meilleur des cas, la fondation d’une ONG basée dans la capitale permet de drainer de temps à autre des ressources vers le village, avec, à l’ordinaire, de nombreux dysfonctionnements dont on s’épargnera ici d’analyser les multiples causes… De fait, la problématique se dresse en amont du projet éducatif et se résume en une seule question : en chaque lieu et selon ses potentialités propres, quelles AGR peuvent-elles être développées afin d’attirer des capitaux extérieurs et fixer des compétences ? Il s’agit donc de raisonner en termes d’import-export, d’une part, et, d’autre part, d’interface économique entre la capitale et la localité rurale. Ainsi les AGRC – voir le précédent article – doivent être pensées, du moins dans un premier temps, dans cette dynamique impliquant, sinon leur complet déplacement, en tout cas, un lieu de vente dans la capitale ou tout autre centre urbain attractif, soutenu par des dispositions réglementaires favorables et un système efficacement contrôlé des transferts de bénéfices.

            Il convient de rappeler, une nouvelle fois, une donnée fondamentale de la vie sociale mauritanienne : en moyenne, la moitié de la population d’une commune a moins de dix-huit ans. Sur ce lot, comment doivent se répartir les compétences nécessaires : au développement de la localité, tout d’abord ; de la Nation, ensuite ; en ses divers degrés de complexité, administrative ou autre ? Parmi les nombreuses suggestions que nous espérons susciter avec cette interrogation, relevons-en deux essentielles. La première est que, s’il s’agit effectivement de détacher quelques compétences des centres urbains vers le monde rural, afin d’instaurer en celui-ci un minimum de capacités gestionnaires, il s’agit, plus encore, de fixer sur place une partie suffisante des compétences naissantes – celles des élèves de la localité – afin d’entretenir et de développer la dynamique de cette dernière. La proposition s’entend encore mieux à l’examen d’un second constat. À l’évidence, les compétences à privilégier aux environs de Zouérate ne sont ni toutes ni tout-à-fait les mêmes qu’à ceux de Sélibaby. On voit maintenant où se situe la problématique spécifique au ministère de l’Éducation nationale et à ses différents corps d’enseignants. Nous parlions précédemment de leur rôle fondamental de cohésion nationale. Et, de fait, comment dispenser tout-à-la-fois une connaissance générale, capable d’appréhender une multiplicité de situations, et une connaissance affinée du milieu ambiant ? C’est le défi à relever en priorité. Il implique une structuration en conséquence des formations de formateurs, des programmations et des appuis pédagogiques, tenant notablement compte des réalités locales.

Partenariats multiples

            Mais c’est quoi, le milieu de vie ? De Bir Mogreïn à Kankossa, des Imragens aux Némadis, du fin fond de la brousse à Nouakchott, on convient tous de l’extrême plasticité du concept. Variabilité : richesse, donc ; fort négligée, cependant : on a cru, au siècle dernier tout ébahi des « Lumières » de la ville, que la définition d’une norme générale fondée sur une société productiviste et consommatrice suffirait à assurer un progrès de l’Humanité, au sein d’une Nature enfin domptée ; c’est-à-dire : asservie ; réduite à ses éléments « utiles » et quantifiables. En cette illusion, il pouvait paraître tout-à-fait pertinent de faire ânonner, aux petits Africains : « nos ancêtres les Gaulois habitaient des huttes en bois » ; et d’occuper l’essentiel de leur temps scolaire à l’étude d’une représentation normalisée du Réel, à mille milles de leurs réalités quotidiennes de vie, et, en conséquence, largement imaginaire, en dépit de ses prestigieuses références scientifiques. On a depuis un peu rectifié le tir. Mais certains concepts, notamment l’asservissement de la Nature, perdurent d’autant plus facilement en Mauritanie qu’ils résonnent en écho à d’ancestrales attitudes, de moins en moins supportables, cependant, dans les conditions actuelles de la survie.

            Apparaît ainsi toute l’importance, au cœur de toute formation enseignante, d’un projet de société, pensé et vécu en termes de relations vitales, basé sur une critique objective des situations et des comportements, passés et présents. Les siens propres, tout d’abord ; ceux de sa famille, ensuite ; de sa tribu, de son village ou de son quartier ; de sa nation, avant son continent ; de la planète, enfin ; la nôtre, à nous tous frères humains embarqués à bord du même bolide spatial… Au cœur de toute formation enseignante, dis-je : à commencer, donc, par celle des formateurs eux-mêmes. Ce n’est que dans la mesure où il aura vécu, tout au long de sa propre formation, une démarche expérimentale active qui pourrait être notamment sanctionnée par une monographie sur son village d’origine ou son quartier résidentiel – précieux documents susceptibles d’exploitations ultérieures diverses – que l’enseignant se révèlera apte à guider ses élèves dans des efforts analogues. C’est dire qu’il aura su extraire de son propre tâtonnement, par intuition ou systématisation – l’alternative relève de la stratégie enseignante de son formateur – une méthode plus ou moins personnelle.

            Enjeu capital qu’un petit détour par la Chine – application contemporaine d’un célèbre conseil prophétique – devrait nous aider à bien saisir. En cette civilisation multimillénaire, la notion de milieu est profondément associée à l’idée du juste : chaque fois que notre attitude est en accord avec le moment présent – et ce repère de temps est indissociable du lieu où il se situe – nous sommes juste(s) en notre milieu. En toute équité et en plein dans le mille. Faut-il souligner combien cette démarche éminemment pragmatique s’apparente avec l’enseignement coranique, tant insistant sur l’attention à la vie qui nous entoure, au moindre signe de la Création, à notre responsabilité, individuelle et collective, de khalifat en ce monde, à notre devoir de concertation mutuelle ? À chaque instant, là où nous nous trouvons ? « Faire découvrir son milieu de vie » – ce qui suggère qu’on l’ait d’abord soi-même, sinon découvert, du moins suffisamment approché pour en tirer leçon – apparaît ainsi en apprentissage de la concordance, le fameux « tawfiq », qui, s’il ne vient que de Dieu, nécessite à tout le moins d’être convenablement accueilli... Au-delà des bienfaits immédiats et localisés de l’étude d’un quelconque environnement direct, c’est donc bien d’une éducation comportementale, susceptible de multiples prolongements et adaptations, dont il est question. On est à l’évidence bien plus dans le domaine de la qualité que de la quantité. Comment apprécier les gradations d’un tel savoir ?

            On se gardera bien de se précipiter à une quelconque réponse. Parmi les nombreuses autres interrogations susceptibles de nous en approcher, on s’intéressera ici à celles concernant la stratégie de développement d’un tel projet éducatif dont l’énorme potentiel de réforme constitue un risque d’autant plus conséquent de perturbations. Une stratégie, c’est d’abord une doctrine ou, comme disait Sun Zi, une « unité de pensée » et, à cet égard, ce qui précède devrait avoir suffisamment suggéré combien féconde pouvait se révéler une lecture musulmane de l’économie solidaire, seul pendant viable, probablement, à la mondialisation « libérale ». On y reviendra en d’autres occasions. Sitôt admis ce principe, intervient la question des hommes : qui peut conduire, à chaque niveau de sa complexité, un tel projet ? Combien actuellement d’instituteurs, de professeurs de collège et de lycées, d’enseignants techniques, d’IDEN, de conseillers pédagogiques, de chercheurs et autres programmateurs, ont-ils, fermement convaincus de la valeur de cette approche, quelque compétence en pédagogie active ? Combien de sites réunissent-ils les conditions minimales pour assurer l’environnement socio-économique de leurs établissements d’enseignement ? Combien de bailleurs et jusqu’à quel point sont-ils prêts à soutenir les préalables tâtonnements expérimentaux indispensables au déploiement ultérieur de la réforme ?

            Cet état des lieux doit être menée avec la plus grande honnêteté, loin de toute futilité politicienne ou cupide : l’efficacité n’a que faire, à ce stade d’études, de pléthore sans qualité et il vaut largement mieux s’en tenir à un volant de trois cent personnes-ressources, objectivement compétentes, diversement réparties sur une dizaine de sites, également choisis sur des critères pertinents, plutôt que de gonfler le champ d’investigations de multiples baudruches sans consistance. De même, on se donnera des objectifs plutôt modestes, comme, par exemple, sur le plan pédagogique : « construire, en trois ans, le tiers de l’enseignement de chaque matière, à partir et en direction de l’environnement des élèves » ; ou, sur le plan des écoles normales : « élaborer, à partir des évolutions sur le terrain, un nouveau cursus de formation des maîtres » ; ou bien encore, sur le plan gestionnaire, « rendre opérationnels, à la même échéance, les CA des Équipements Transitoires de chaque site » (voir le second article de la présente série). La réussite de cette phase exploratoire repose sur une autonomie appuyée des unités pédagogiques de base, une circulation maximale des informations, assurée par des missions d’évaluation et des concertations régulières, répercutées au plus vite à tous les niveaux de l’ensemble expérimental. Donner le temps au temps et de l’espace aux chercheurs, en prenant garde à ne jamais précipiter les conclusions : en matière de pédagogie active, la systématisation hâtive s’avère des plus délétères : tout comme en médecine du vivant, où « il n’y a pas de maladie, il n’y a que des malades » ; en pédagogie d’éveil, il n’y a pas d’enseignement, il n’y a que des enseignés…

            Suffisamment divers, notamment en leur implantation tant spatiale que socio-économique, les sites d’expérimentation du projet sont à même de devenir, à terme de la première phase d’approche, des lieux permanents de formations en situation. Non seulement pour les pédagogues mais aussi pour les élus locaux, les associations de parents d’élèves et les divers organismes de la Société civile, appelés à collaborer à la vie des établissements d’enseignement. Donnons-nous, au-delà des trois premières années d’ébauche, quatre autres, avec l’objectif prioritaire de mettre en œuvre une dizaine de nouveaux lieux-pilotes par région, également répartis entre brousse et ville, forts de l’expérience des dix premiers et susceptibles de devenir à leur tour autant de lieux de stages pratiques. On aura alors un réseau suffisamment dense de références pour envisager, en cinq années supplémentaires, une couverture quasi-totale du territoire. Une telle réussite signifierait, au demeurant, que le plan de financement des équipements permanents et transitoires, ainsi que des AGRC y afférant, ait pu suivre un tel rythme de développement. La remarque signale toute l’importance, encore une fois, de l’exactitude de l’état initial des lieux et de l’estimation des besoins. Certes, compte-tenu de l’accroissement prévisible des effectifs scolaires au cours de ces douze années, l’effort à programmer est considérable. Cependant, dans la mesure où il débouche sur une prise en charge localisée de la gestion des équipements pédagogiques, on comprend aisément tout l’intérêt de déployer celui-ci plutôt en avance qu’en retard de celui-là.

            Qu’entendent poser les « états généraux » de l’Éducation, lancés, comme chacun sait, au mois de Mai 2008 ? Un diagnostic de la situation, certainement. Auront-ils les moyens, humains et financiers, d’étayer leurs conclusions par un état précis des lieux, relevant avec minutie, établissement par établissement, la réalité objective des effectifs, des équipements meubles et immeubles, des lacunes et des besoins, classés au mieux par ordre de priorité ? C’est tout le bien qu’on leur souhaite, ainsi qu’à nos enfants et à leurs enseignants. De la qualité de ce travail préliminaire – dont les responsables seraient bien avisés de multiplier les sources d’informations : enseignants, directions d’établissements, mairies, syndicats, ONG, etc. – dépend celle du nécessaire débat public, quant aux médications à administrer au système. À cet égard, nous avons pris, avec ce petit dossier, quelques longueurs d’avance. C’est que les idées mûrissent ordinairement plus vite que les faits… 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

PERSPECTIVES DE FORMATIONS TECHNIQUES EN MAURITANIE [17]

 

 En matière de formations techniques et professionnelles où les investissements sont souvent coûteux et ne portent généralement leurs fruits qu'à échéance lointaine – de l'ordre, disons, de la décennie – il est nécessaire de donner de l'ampleur au regard, sans pourtant négliger de plus immédiates contingences. L'exercice n'est pas sans intérêt. Nous invitant à relier sans cesse le proche et le lointain, il nous accoutume à la plus saine des attitudes mentales, unifiant notre perception des réalités : condition probable des meilleures politiques... Mais c’est quoi, le proche et le lointain ?  Pour entrevoir le présent, il ne suffit bien évidemment pas de se projeter dans l’avenir : il faut lire avec lucidité le passé et son legs.

Ouvrir un débat sur les formations techniques et professionnelles en Mauritanie, c’est d’emblée mettre à jour le caractère révolutionnaire, voire absolument inédit, de la pensée et de l’acte techniques dans l’univers mauritanien. Alors que, d’essence religieuse, une vraie tradition de l’écrit situait l’esprit des khaymas au niveau des plus grandes universités musulmanes, le rapport à l’objet – sa conception, son industrie, son usage – demeurait à l’étage des cultures les plus primitives. Revenons cent ans en arrière. Combien d’objets, alors, au quotidien des tentes, dans toute une vie d’homme au désert ? Une vingtaine, tout au plus ; à peine plus chez le forgeron, dont les outils rudimentaires révélaient cependant un art certain de la main, un sens inné de la débrouille, qui fleurissent tout « naturellement » aujourd’hui dans les productions, certes très variablement durables, de l’artisanat tieb-tieb, menuiseries à angle plus ou moins droits et rafistoles automobiles de pure mécanique-fiction.

C’est en milliers désormais que les objets peuplent notre univers, notamment dans les villes. Conçus et manufacturés, dans leur quasi-totalité, sous d’autres cieux, d’autres cultures, ils occupent notre espace, notre temps et nos soucis plus fréquemment qu’on ne le croit. C’est avec eux que nos enfants construisent leurs schémas de pensée, échafaudent leurs féeries imaginaires, à mille milles des images de nos pères. La révolution est profonde et laboure un champ vierge ; au hasard, normalement ; dans un désordre indescriptible, parfois joyeux mais de moins en moins, comme en témoignent les altercations croissantes aux carrefours de notre capitale. Il va nous falloir, on s’en rend bien compte, ordonner ces « étrangetés » et notre relation à eux, sous peine d’en devenir à brève échéance les esclaves plus ou moins inconscients.

Dans les pays dits « développés » riches – ou lourds, comme on voudra l’entendre – de siècles d’industries variées, la formation technique est induite dès les premières années de la vie, par l’intégration de comportements socioculturels ancrés depuis des générations. L’esprit est comme quadrillé, millimétré même, par des contraintes spatiotemporelles rigoureuses, dictées par l’objet lui-même – murs, fenêtres, portes des maisons ; mobilier, vaisselle, jouets, outils, etc. – ou par les conditions de sa production, de son commerce et de son usage – division du travail et des savoirs, fractionnement de l’emploi du temps, urbanisme, consommation, pollution, etc. Sans discuter ici ni des tares d’un tel quadrillage ni de l’impact décisif de l’intimité du foyer familial dans sa genèse, on remarquera l’importance de l’objet, de la manipulation des matières et des formes dans l’univers occidental des jardins d’enfants et autres classes maternelles où l’expérimentation directe, l’éducation par tâtonnement empirique, au ras des sensations et de la confrontation progressivement ordonnée des « points de vue » – du plus littéral au plus figuré sens de l’expression – occupent une place considérable dans la construction de l’esprit. 

La perception de cette approche pédagogique, hors un cercle restreint d’initiés, reste assez floue dans l’esprit mauritanien où l’on confond banalement ludique et futile. On entrevoit à peine que la concrétion de la logique humaine dans l’espace et le temps – mouvement même de l’esprit technique – relève en tout premier lieu d’une acuité sensorielle la plus diversifiée possible, fluidifiée par des systèmes d’échanges ouverts, peu contraignants, où les notions d’échec et de réussite sont aisément remises en cause. C’est en tombant qu’on apprend à marcher, en balbutiant qu’on en vient à parler, en forgeant qu’on devient forgeron. Le pédagogue averti use de ce constat universel pour favoriser l’expression naturelle des séquences logiques entre l’enfant et son environnement, en lui fournissant des matériaux et des situations palpables, des temps de libres tâtonnements expérimentaux, puis des outils adaptés ; enfin mais pas forcément, des méthodes éprouvées d’investigation. Dans quelles mesure et fréquence le pédagogue mauritanien est-il capable de lire lui-même les séquences logiques exprimées par l’enfant ; d’en exploiter le potentiel didactique ? Le plus souvent confronté à sa propre indigence technique, il est en outre contraint par une misère d’équipements, tant en matériaux qu’en matériel. Ainsi se perpétuent des lacunes culturelles, désormais vécues dans la modernité mondialisante comme autant de ruptures socio-économiques.

La nature ayant horreur du vide, c’est toute la société, à tous les niveaux, qui est affectée par cette carence. Du point de vue macro-économique, c’est le surdéveloppement du secteur tertiaire, en particulier des activités commerciales. De l’ordre de 40 % en 1990, sa part dans le PIB approchait les 45 %, en 2000, et pourrait atteindre les 50 %, dans la seconde décennie du 21ème siècle. Mais l’importance d’un commerce extérieur – plus de 70 % du PIB en 2000 – largement dominé par l’exportation de seulement deux produits primaires (minerai de fer et ressources halieutiques) et l’importation d’hydrocarbures raffinés rend l’économie nationale hypersensible aux aléas du marché mondial et des tempêtes monétaires internationales. Réflexe sécuritaire universel, particulièrement prononcé en terres musulmanes où l’épargne n’a guère bonne presse (en Mauritanie, moins de 8 % du PIB au tournant du millénaire), on se réfugie alors dans l’immobilier : c’est un des rares secteurs où une élévation sensible du niveau technique est notable dans la dernière décennie.

Si les trois millions et demi de personnes qui constituent la nation mauritanienne n’avaient à gérer qu’un territoire minimal, à l’instar de certaines cités souveraines spécialisées dans l’activité commerciale ou financière, de telles orientations pourraient s’avérer rentables. Appelées à valoriser un espace de plus d’un million de kilomètres carrés, elles apparaissent pour le moins dérisoires et le gâchis d’un tel potentiel ne cesse d’intriguer. L’exemple suivant – qui suggère, au passage, de certes plus obscures adaptations au vide technique de l’esprit mauritanien – semble assez parlant. L’aide internationale cumulée depuis cinquante ans a dépassé, dans le seul domaine de l’agriculture, les deux cent milliards d’ouguiyas. Rapportés à la superficie cultivable, c’est quelque quarante millions d’ouguiyas au km² et, même à considérer très largement l’espace agricole – disons 10 % du territoire national – cela reste encore un investissement d’au moins deux millions d’ouguiyas au km² dont on cherche désespérément aujourd’hui la moindre plus-value [18].

D’incompétences en faux-fuyants et de faux-fuyants en détournements, on en vient ainsi à réduire le champ de la vie active et l’exode rural en est la plus visible manifestation. En 1930, on comptait à peine 15 000 citadins pour une population totale de 600 000 personnes – soit 1 citadin pour 38 ruraux. À l’horizon 2030, on table sur une population globale de six millions de personnes, dont quatre millions six cent mille urbains – 10 citadins pour 3 ruraux. On méditera ces chiffres à l’aune du suivant qui situe un aspect non moins préoccupant du rétrécissement en cours : les importations de céréales ont été multipliées par seize entre 1961 et 1998. Quoiqu’à cet égard la Mauritanie s’en sorte notablement mieux que nombre pays de la sous-région – ces mêmes importations ont été multipliées, au cours de la même période, par 27 au Togo et par 250 au Niger – la question des productivités du sol, du travail et du capital devient essentielle. À l’évidence, elle ne se limite pas au seul secteur agricole. Le ratio global export/import, qui se situait à 0,76 en 2001, est tombé, en moins de cinq ans, à 0,44. Au-delà de la conjoncture pétrolière, c’est l’indigence des capacités industrielles, faute d’investissements en outils productifs et de niveau technique adéquat, qui est ici pointée du doigt. Il y aurait beaucoup à dire sur le recours systématisé à des investissements étrangers, si prisé, par exemple, chez notre voisin sénégalais dont le petit peuple découvre, très concrètement désormais, le caractère néocolonial de telles requêtes. Mais ce serait trop déborder de notre sujet, bien qu’un des moyens de minimiser l’impact négatif des investissements exogènes soit justement de les conditionner à une implication effective dans la formation technique et professionnelle nationale. 

Il est probablement plus intéressant d’aller directement à la question alternative qui fâchera peut-être les autruches mais certes pas les patriotes. Dans quelle mesure, dans quels délais, les investisseurs nationaux se décideront-ils à sortir la tête du sable, à assumer leurs responsabilités nationales, en prenant à bras-le-corps, et leur propre inculture technique, et celle de leurs employés, réels ou potentiels ? L’interrogation, on l’a vu tout au long de ce premier article, est bien d’ordre culturel avant de s’imposer en termes économiques. Le temps des têtes sans mains et des mains sans tête est révolu. Lorsqu’un Aïdara retroussera ses manches et en remontrera à ses collaborateurs et ouvriers, sur le terrain et l’outil à la main, démontrant sans discours que la noblesse, la qualité d’être au monde, ne méprise aucune activité – mieux : se plaît en toute – pour réaliser sa mission, un pas décisif aura été accompli. La démarche n’exclue pas une réflexion active quant aux équilibres à préserver, bien au contraire : en situant les meilleurs au cœur de l’action, on la dirige au mieux…

État des lieux

Cependant, à s’en tenir aux seules fondations de l’univers technique, il faut se rendre à l’évidence : l’éducation en rapport est absente des cycles fondamentaux du système éducatif mauritanien, en dépit de pénétrantes circulaires officielles magnifiant le tâtonnement expérimental et la manipulation active des éléments objectifs de l’univers enfantin. L’école extrait l’enfant de son milieu, le lui rend étranger, lointain, négligeable. Le paradoxe est à comble. Le bachelier honoré connaît la superficie des États-Unis et ignore celle de sa commune de naissance. L’administrateur public est appelé à gérer un potentiel dont il n’a, de fait, aucune expérience concrète, n’ayant jamais eu à construire, au cours de sa formation générale, ni la moindre évaluation, ni la moindre production d’un quelconque élément issu de son milieu de vie.                 

Pensé en seul prolongement de l’enseignement coranique, qui est une éducation de la mémoire et de la morale, l’enseignement fondamental, qui devrait être une éducation des sens et de leur logique, les atrophie. Le bon élève, qui serait prêt à toucher du doigt ce qui l’environne, finit par ressembler à son professeur qui a depuis longtemps appris à limiter l’usage de sa main à l’écriture. N’était-ce pas là, avec le maniement des armes et de l’argent, ce qui différenciait le maître de son esclave ? La permanence de cet inconscient mépris a des répercussions tout au long des cursus éducatifs. D’une manière générale, l’outil est sous-estimé. N’ayant, par définition arbitraire, aucune valeur, il ne mérite donc que le moindre prix, tant à l’achat qu’en entretien. L’assertion, banale dans le secteur informel de l’économie (soit les trois-quarts des activités laborieuses de la nation), n’est contestée qu’en quelques rares entreprises industrielles où les nécessités du profit ont fini par situer l’outil à sa juste place. Mais où se situe le profit dans la formation technique et professionnelle ?

Prenons l’exemple du centre de formation coopérative de Boghé, sous tutelle du Ministère de l’Agriculture et de l’Élevage, qui a formé, depuis sa fondation en 1978, plus de 600 élèves dont 75 % de femmes. À s’en tenir à ses deux premiers domaines de formation – techniques de transformation et de conservation des produits agricoles ; suivi et maintenance des motopompes et autres engins agricoles – on s’attendrait à un budget de fonctionnement conséquent. Or celui-ci ne s’élève qu’à quatre millions d’ouguiyas par an et couvre à grand-peine le salaire des vingt-deux enseignants de niveau supérieur. Tournons-nous à présent vers le fleuron des formations techniques mauritaniennes, le fameux Centre Supérieur d’Études Techniques (CSET), fondé en 1982, sous tutelle de la Direction de l’Enseignement Technique et Professionnel, qui forme, bon an, mal an, une cinquantaine de techniciens supérieurs titulaires de BTS (mathématiques appliquées et génie mécanique). La SNIM, qui en embauche un très fort pourcentage de lauréats (90 % en 2007), est la grande bénéficiaire de cette formation incapable, en conséquence, de couvrir le besoin en professeurs des CFPP et FTP. Or la contribution de la SNIM au budget de fonctionnement du CSET ne dépasse pas le million d’ouguiyas par an. Notons que cette même SNIM est exonérée de la taxe d’apprentissage (0,6 % de la masse salariale) que devraient verser au Trésor public toutes les entreprises – rares celles qui s’en acquittent – et qui devrait contribuer au budget de la formation technique et professionnelle nationale. Chacun appréciera à sa guise notre double emploi du conditionnel…

On l’aura compris. Si les budgets d’équipement, soutenus par les grandes institutions d’aide au développement (BM, BID, AFD, etc.), sont souvent conséquents – avec cependant, dans leur exécution, de notables retards qui laissent entendre d’opportuns placements intermédiaires, sans retombées connues, à ce jour, sur le secteur – les budgets de fonctionnement sont notoirement insuffisants, pour ne pas dire évanescents. Plus on descend au bas de l’échelle des qualifications et plus la plaie est évidente. Les dix CFPP que comptent l’administration publique de la formation professionnelle se distinguent par un telle dégradation des équipements, des locaux, de la qualification et de la motivation des enseignants qu’on ne songe même pas à seulement envisager une passerelle entre les CAP obtenus à telle enseigne et les BEP et BT dispensés dans les quatre lycées nationaux de formation technique et professionnelle, ordinairement mieux pourvus ; mais qui – remarque encore significative de la marginalité du technique en Mauritanie – n’absorbe pas 4 % des effectifs totaux du cycle secondaire. Signalons ici l’effort, particulièrement notable en ce qu’il est solitaire, du CNPM (Centre National du Patronat Mauritanien), qui finance le CFPP de Nouakchott, à hauteur d’un million d’ouguiyas par an, formant ainsi avec la SNIM « le » couple « mécène » de la formation professionnelle relevant de la Direction de l’Enseignement Technique et Professionnel. Deux millions d’ouguiyas pour les quelques 2 200 élèves qui constituent, en 2007, l’effectif total des formations : on compatit aux soucis des administrateurs de cette pauvre direction…

Il existe une quinzaine d’établissements publics de formation technique sous tutelle d’autres ministères que celui de l’Emploi, de l’Insertion et de la Formation Professionnelle. Citons l’École Nationale de la Santé Publique qui assure la formation des cadres moyens et subalternes, médicaux et paramédicaux, du Ministère de la Santé, avec un budget de 25 millions d’ouguiyas pour un effectif annuel de cinq cent élèves ; l’École Nationale de Formation et de Vulgarisation Agricole, sous tutelle du MAE, qui dispose d’un budget analogue ; les formations ciblées des compagnies nationales d’eau et d’électricité, guère mieux loties ; l’École Nationale de l’Économie Maritime et de la Pêche qui assure la formation des officiers de marine marchande avec un budget avoisinant les deux cent millions d’ouguiyas pour une quarantaine de stagiaires par an : exception notable dans l’univers de la formation technique publique, la présence remarquée de bailleurs privés dans le CA de cette école est un élément important de sa bonne gouvernance. Notons, enfin, les écoles liées au Ministère des Affaires Islamiques et à celui de la Femme. En relations formelles avec la Direction de l’Enseignement Technique et Professionnel, elles développent une approche assouplie de la formation et de l’insertion professionnelle, plus au fait des réalités mauritaniennes. C’est dans leur cadre spécifique qu’on aurait probablement les meilleures chances d’expérimenter des modèles gestionnaires novateurs, plus adaptés à la problématique nationale. 

L’étude de tels ajustements relève de l’Institut National de la Promotion Technique, fondé en 2002, et chargé de proposer des modèles efficients d’ingénierie des formations. Cependant, les outils de diagnostics interconnectés entre les situations globales et locales sont inexistants : on cherche en vain une cellule de recherche à la Direction de l’Enseignement Technique et Professionnel, un réseau de données périodiquement actualisées émergeant des situations locales, notamment sur le front des entreprises artisanales plus ou moins formelles, un agenda de rencontres régulières entre les différents partenaires, réels ou potentiels, des filières nécessitant formation(s). Les études statistiques sont toutes centralisées au ministère, les liens, avec les organismes privés ou associatifs de formation, réduits aux seules obligations d’agrément, en dépit de velléités affichées d’organisation plus formelle. Les initiatives localisées de formation, soutenues généralement par des ONG internationales, sont méconnues, à la merci des aléas budgétaires de celles-ci, tout comme celles à but plus lucratif des petits centres privés de formation – une trentaine – essentiellement dans le domaine tertiaire, qui auraient à l’évidence tout à gagner dans un plan affiné de partenariat mettant en synergie le public, le privé, le national et l’international. Une telle ambition ne nécessite pas forcément des moyens colossaux.

Mariages de raison

En situant initialement les perspectives de la formation technique dans le domaine du culturel, on posait immédiatement la question centrale du sens. C’est quoi l’esprit technique ? Sans prétendre ici à une stricte définition, on entend bien qu’il s’agit, tout-à-la-fois, de constructions logiques et de manipulations en rapport, une sorte de mariage de raison entre l’abstrait et le concret, ce dernier ayant toujours le premier et le dernier mot. On prend conscience d’un besoin, on mesure le chemin pour le combler, on pèse les chances et les moyens, les opportunités et les coûts, on établit des stratégies et des outils adaptés, on œuvre enfin, en ajustant au mieux les diverses contingences, sans jamais perdre de vue l’objectif qu’on s’est fixé. Ça a l’air tout simple mais il faut des années d’expérience, de tâtonnements et d’échecs, avant que de faire toujours les meilleurs choix, d’acquérir cette concordance presque magique entre l’œil et l’œuvre, la tête et la main dociles à l’outil et vice-versa…

Nous ne reviendrons pas sur l’impérieuse nécessité de repenser l’école en ce sens. Nous avions, en un précédent dossier consacré à l’éducation [19], insisté sur le concept de « l’école-laboratoire » où « l’enseignement se construit autant à partir du milieu environnant qu’en direction de celui-ci » et où « l’équipement expérimental doit être prioritaire, adapté aux différents âges des élèves, constant, cumulatif et entretenu ». En l’indigence chronique des budgets de fonctionnement des écoles, de telles orientations sembleraient utopiques et il faudrait donc clore d’emblée le débat sur les fondations mêmes de l’esprit technique : la Mauritanie n’aurait simplement pas les moyens d’une telle ambition. Cependant, il suffit de décaler à peine le point de vue pour entrevoir alternative à cette impuissance. L’État n’a pas les moyens d’assumer seul la charge de fonctionnement des établissements éducatifs : soit. Mesurons donc précisément cette indigence au cas par cas ; diversifions, en conséquence, les sources complémentaires, en définissant clairement les attributions de chacune.

En dépit d’un certain flou qui dilue quelque peu la lecture des responsabilités – au minimum trois ministères : l’éducation, l’emploi et l’équipement ; sont engagés à divers niveaux gestionnaires dans le domaine éducatif ; sans compter les cinq ou six autres entretenant des centres spécifiques de formation – on peut reconnaître que la fonction régalienne de l’État – celle qui justifie et que nécessite l’essentielle cohésion nationale – c’est-à-dire : la réglementation, la formation et la valorisation du métier d’enseignant ; n’est pas correctement assumée. Le recentrage des deniers publics sur cette tâche prioritaire, conçue autour d’un tronc commun fondamental où la dimension technique occuperait une place conséquente et d’un plancher salarial fortement relevé, épargnant au moindre enseignant la nécessité d’un double emploi, devrait fournir l’argument central du rôle de l’État, amené à couvrir cette responsabilité budgétaire spécifique en dehors de toute aide étrangère.

Au-delà de ce monopole quasiment impératif, sa mise en œuvre – c’est-à-dire : l’exercice pratique du métier – met en jeu des nécessités foncières, immobilières et mobilières, précisément localisées où un grand nombre d’intervenants peuvent constituer de variables échafaudages de partenariat. Des institutions étrangères et des collectivités locales, gouvernementales ou non, publiques ou privées, voire des particuliers intéressés à un profit capitaliste, auraient ainsi à rendre fonctionnel au cas par cas, en tenant compte des spécificités locales et des orientations nationales en la matière, tel ou tel établissement d’enseignement, en planifiant, non seulement, ses besoins en équipements immobiliers et mobiliers mais, aussi, ses frais d’amortissements et de consommables. Le principe serait de n’engager la construction de tel ou tel projet particulier qu’une fois réunies les conditions objectives de sa pérennisation. Le seul besoin, ni même l’urgence, ne justifient l’incohérence et le gaspillage. Or mettre en œuvre des compétences et des équipements, sans planifier leur fonctionnement et leur maintenance, c’est à plus ou moins court terme les condamner.

On conviendra que le statut de la propriété, notamment foncière, joue un rôle considérable dans la formulation de ce type de partenariat complexe. On parle, somme toute, d’établissements gérés par des conseils d’administration et il est évident que la collusion d’intérêts trop divers, publics et privés, globaux et locaux, peut se révéler, sinon impraticable, du moins troublante. Sans présumer de l’élasticité des diverses formules juridiques classiques en Droit international – on trouve, dans les pays occidentaux, un certain nombre de variations contractuelles, en matière d’enseignement, entre le privé et le public – insistons, une nouvelle fois, sur la formule IPP – typiquement musulmane, quoique son emploi soit ici pensée en Droit laïc [20] – qui permet de fédérer et de sécuriser un grand nombre d’interventions autour d’une immobilisation pérenne de la propriété, au profit d’une œuvre d’intérêt public.

Il faut rappeler, ici encore, l’importante distinction, d’ordre comptable, entre IPP « actif » et « passif ». La gestion de la propriété immobilisée génère, dans le premier cas, des bénéfices financiers ; dans le second, elle n’en produit aucun. Une mosquée, un hôpital, un orphelinat : autant d’IPP « passifs », soumis aux aléas de la générosité d’épisodiques donateurs ; sinon, pourvus régulièrement par un ou plusieurs IPP « actifs » : boutiques, entreprises artisanales ou industrielles, placements boursiers, etc. Rares sont les situations où IPP « actif » et « passif » sont gérés par une même structure : une certaine antinomie de genre suggère une séparation nette des caisses… Mais la tarification des services d’intérêt public est parfois possible – c’est particulièrement vrai dans les domaines de la santé et de l’éducation – voire, en aval, l’éventuelle productivité de ces services – c’est notamment envisageable en matière de formations professionnelles, on s’en souviendra plus loin. 

Tenons-nous-en pour l’instant à l’ordinaire. La plupart des établissements d’enseignement sont publics et gratuits. Aussi nécessiteraient-ils, dans l’hypothèse d’une conduite en IPP, le soutien de quelque bien « actif ». Deux conseils d’administration, donc. Le premier regrouperait, notamment et nécessairement, les fondateurs de l’IPP passive : propriétaire du foncier, bailleur des équipements et celui des compétences. Si, comme nous l’avons plus haut souligné, ce dernier devrait être systématiquement l’État, il serait judicieux que la propriété du foncier relève normalement de l’institution publique la plus appropriée à la couverture sociale de l’établissement. Quant au bailleur des équipements – on a le plus souvent à faire à des organisations internationales publiques mais ce peut être tout aussi bien un collectif de bailleurs privés – sa représentation perpétuée au CA, nommément désignée, est une garantie permanente des investissements. À ces trois partenaires institutionnels du développement durable, dont le champ privilégié de gestion devrait couvrir l’amortissement des investissements fondamentaux, il conviendrait d’associer trois autres catégories, non moins génériques, sinon plus, de celui-ci au plan local, qui auraient à gérer essentiellement les consommables et les investissements annexes : les enseignants, au contact quotidien des réalités éducatives, les parents d’élèves qui pourvoient, pour leur part, à la raison même de l’IPP– c’est à dire : les enfants à instruire– et, enfin, les bénéficiaires immédiats de celui-ci : les élèves, structurés au mieux en coopérative(s) active(s) et responsable(s).

L’argent est le nerf de la guerre ; plus généralement, de l’action ; et c’est bien avec l’examen de l’IPP « active » que se révèle le potentiel dynamique de l’ensemble. Il s’agit de concevoir un ensemble d’activités lucratives, assurant, d’une part, leur propre continuité et, d’autre part, des marges bénéficiaires suffisantes à la couverture des besoins clairement identifiés, annuellement révisés, de l’IPP passive. Nonobstant le recours plus ou moins important à des placements financiers de rapport, l’implication dans le tissu socio-économique local est particulièrement intéressante. On favorise, de fait, la formation de boucles de régulation : on finance des activités génératrices d’emploi qui financent l’établissement d’enseignement qui participe, à son tour, à la clientèle de ces activités… Sans rentrer dans le détail de montages éventuellement complexes – chaque activité ayant au mieux son autonomie entrepreneuriale – notons que l’engagement de telle ou telle partie de l’IPP passive dans le conseil d’administration de son homologue active est évidemment de nature à renforcer son poids en celle-ci. Telle commune met en IPP un bâtiment désaffecté, telle association de parents d’élèves en font un lieu de vente artisanale où telle coopérative d’élèves exposent les meilleures productions de ses membres en cours de formation professionnelle… C’est aussi l’occasion de mettre en synergie de multiples initiatives de développement, impliquant, par exemple, telle ONG spécialisée dans la promotion féminine ou l’environnement ; de cultiver les interfaces ville/campagne, en ouvrant notamment des boutiques à Nouakchott commercialisant des produits du terroir… On voit ainsi apparaître une architecture budgétaire bien structurée du plus global au plus local mais pas systématiquement pyramidale. La proposition prend un singulier relief en matière de formations techniques, on va s’en rendre compte à présent.

Du plus concret local…

Le plus efficace en la matière est de partir du plus concret. Une formation technique, c’est un atelier, équipé le plus souvent de machines – en tous cas, d’outils – de matériaux, d’un enseignant, d’un programme et d’un nombre, adapté à l’espace et à l’équipement de l’atelier, d’élèves sanctionnés à terme par un diplôme qualifiant ; mieux : insérés dans le monde du travail. Privilégions – sans exclusive, bien évidemment – cette approche à l’inverse qui considère d’abord la nécessité du monde du travail puis la conception des programmes et diplômes, l’estimation du nombre requis de techniciens formés, pour finir par l’équipement et la localisation de l’atelier. En ce choix, on perçoit aisément les aspects dynamiques d’une formation : électricité pour faire fonctionner les machines, gestion des pannes diverses, entretien des locaux et des équipements, usure des outils, renouvellement des matériaux, motivation variable de l’enseignant et des élèves, accidents, etc. : une formation, c’est un lieu et un temps de vie.

Lieu de formation, l’atelier est au moins potentiellement lieu de production. Dans le quotidien artisanal de la Mauritanie, les deux fonctions sont intimement liées, au détriment quasiment toujours de la formation et de la qualité de la production : l’apprenti sous-payé – voire non-payé, seulement nourri à midi – c’est la bonne à tout faire, le manœuvre bon-marché, l’ouvrier inexpérimenté à qui l’on confie les tâches ingrates, les finitions, le nettoyage, et à qui l’on n’a jamais le temps d’enseigner posément, pas à pas, les fondements logiques du travail. Pourrait-il en être autrement ? Les marges bénéficiaires sont si étroites que la sous-qualification de la main d’œuvre apparaît en impératif de marché ; regrettable, certes, mais incontournable.  Ce faisant, on entretient un cercle des plus vicieux : piètre qualité, bénéfices moindres, déficit de formations, sous-qualification, salaires de misère, pouvoir d’achat minimal… Mais dans un marché d’à peine un million de consommateurs – en s’en tenant aux plus de dix-huit ans – dont près de la moitié vivent en situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté, où se situent les opportunités d’élévation sensible de la qualité ?

Il existe plusieurs réponses à cette question. Aucune ne fait l’économie de l’évidence : qualité accrue de production implique qualité accrue de formation. Au vu du constat précédent, il conviendrait cependant de séparer, comme c’est quasiment la règle dans les pays industrialisés, production et formation. Mais, en Mauritanie, il ne s’agit pas seulement de mettre en place des formations publiques, de construire des ateliers, de les équiper, d’en assurer la maintenance et le fonctionnement : il faut également construire l’appareil administratif capable de les gérer. Tout est à faire, partout et en même temps. À cet égard, compte-tenu de toutes ces charges cumulées, la formation technique d’un seul élève mauritanien coûterait, en théorie et toutes proportions gardées, près du double de celle d’un élève français. Charge insupportable pour l’État mauritanien, qui se traduit par la situation déplorable qu’on a décrite dans le deuxième article de cette série. Dès lors, il faut resserrer le cadre d’interventions, sérier les problèmes et les solutions, définir et respecter les priorités, multiplier les partenariats, en autorisant le plus grand nombre possible de boucles localisées de gestion, sans préjudice cependant des plans nationaux de développement en la matière.

C’est dans cet esprit que peut être systématisée la formule : « une formation, un atelier ; potentiellement, une production ». On associe trop souvent la formation professionnelle à un centre d’activités, géré par une administration centralisée, lourd en conséquence de tout un poids de fonctionnement grevant, plus ou moins, les activités de formations proprement dites. Si de telles structures – dont on pourrait singulièrement alléger la gestion, on en reparlera plus loin – se révèlent indispensables en quelques situations stratégiques, l’unité fondamentale de la formation, la plus légère, la mieux adaptée à l’étendue et à la diversité mauritaniennes, demeure l’atelier. Il faut en concevoir la plus grande autonomie possible, dans un partenariat suffisamment cohérent pour en assurer la cohérence et la transparence de fonctionnement. Certes, des groupements d’ateliers sont fréquemment indispensables. On comprend, par exemple, que toute formation équipée de machines-outils soit nécessairement associée à un atelier d’électricité et un atelier de mécanique. Cela peut déboucher sur une gestion communautaire partielle de certaines charges, ouvrir des perspectives d’autofinancement concerté ou de plan conjugué de développement local ; cela peut être, à l’inverse, le fruit d’une démarche de développement local, mettant en réseau différents acteurs, sans appeler forcément à une centralisation administrative des activités.

Si l’exploitation de ces ateliers est envisageable dans un cadre privé, singulièrement limitatif, au demeurant, des options de financement, la formule probablement la plus efficiente s’inscrit dans le domaine associatif. Mais il y a de multiples combinaisons possibles. On citera l’exemple d’un projet à l’étude en la cité éducative de Maata Moulana. Nantie de deux écoles primaires et d’un lycée, la célèbre petite ville dont plus de la moitié de la population a moins de quinze ans envisageait depuis longtemps de compléter son univers pédagogique par un système de formations techniques et professionnelles. L’option « centre » paraissant extrêmement coûteuse et difficilement viable, on s’est peu à peu tourné vers l’hypothèse suivante. En un, mise en place d’une petite structure de coordination, officiellement reconnue personne morale en tant qu’institut de formations ; chargée en conséquence de présenter différentes requêtes auprès du gouvernement ou des bailleurs ; nantie d’un conseil d’administration où siègent tous les partenaires du projet ; et présidée par le chef de la jama’a locale. Les équipements ou compétences obtenus par ce canal seraient placés en différentes entreprises autonomes strictement localisés à Maata Moulana, moyennant contrat de sous-traitance de telle ou telle formation, en rapport avec les activités de telle ou telle entreprise, selon le principe du mi-temps réservé exclusivement à la formation et de prise en charge, par l’entreprise, des frais d’amortissements et de fonctionnement (hormis, éventuellement, le salaire du formateur, en cas de participation de l’État). Appartenant à l’institut, le matériel placé est qualifié en bien IPP dont la gestion est confiée à l’entreprise, aux conditions précises du contrat. L’institut siège de plein droit au conseil d’administration de l’entreprise et y défend les intérêts de la formation.

Une telle organisation pourrait prévaloir dans la gestion d’ensembles plus compacts, dominés par une administration plus centralisée. L’idée essentielle tient dans la prééminence constante de l’« unité-atelier », qui devrait, en tout cas de figure, bénéficier au minimum de deux-tiers des investissements en équipements et des annuités d’amortissements ou de fonctionnement. En deçà de ce plancher, on est en situation de gaspillage, sinon de détournement abusif. Nous suggérions plus haut que tout établissement d’éducation soit supervisé par un conseil réunissant le mandant du propriétaire foncier, celui du (des) bailleur(s) des équipements, celui de l’administration pédagogique, celui des enseignants, celui des parents d’élèves et celui, enfin, des élèves eux-mêmes. C’est devant un tel conseil, par ailleurs directement responsable de la gestion du tiers communautaire, que chaque formation, représentée par son enseignant principal et un délégué de la coopérative des élèves de l’atelier, aurait à présenter trimestriellement son bilan motivé d’activités. On est ici en pleine dimension démocratique de la bonne gouvernance. Celle-là ne couvre pas tout le domaine de celle-ci mais elle lui est indispensable.

Il resterait à évoquer l’étage supérieur de la formation technique, là où se décident les grandes orientations nationales, la répartition régionale des budgets pédagogiques, les accords multilatéraux entre bailleurs et gouvernement, le montant des enveloppes destinées à la Société civile. Des options à l’échelle de la décennie sont en cours de réalisation. Dans quelle mesure sont-elles compatibles avec les perspectives dont nous venons d’esquisser les contours ? La question en sous-tend une autre, particulièrement tendue dans le contexte mauritanien : global signifie-t-il flou ? Il semble bien, en effet, que, faute d’informations suffisamment détaillées, on raisonne en permanence sur des évanescences sujettes à toutes sortes d’interprétations dont la pertinence relève plus du flair que de l’analyse objective, toujours en deçà, malheureusement, des besoins réels. Fatalité ?

… à quelle globalité ?

Une des problématiques spécifiques de la Mauritanie tient en la conjonction de trois facteurs : territoire de grande ampleur, population réduite, sous-développement technique. Perçue sous un angle dynamique, cette triplicité ouvre cependant des perspectives : l’énorme potentiel de progression technique devrait assurer une élévation sensible du ratio entre la rentabilité des ressources naturelles, renouvelables ou non, et le nombre d’habitants. Dans quelle mesure et à quel terme ? Multiples, les réponses à ces questions sous-entendent différentes options stratégiques et il ne semble pas qu’une politique cohérente ait pu s’imposer, à ce jour, entre tous les partenaires impliqués dans le développement du pays. On s’accorde, certes, à reconnaître l’impérieuse priorité de l’action éducative mais comment la répartir ? Tout est à faire en même temps, nous l’avons précédemment souligné : infra- et superstructures, enseignements fondamentaux et spécialisés, permanences administratives, adaptation aux conjonctures nationale et internationale ; le PNDSE (Programme National de Développement du Secteur Éducatif) a fort à faire pour seulement conduire durablement une même stratégie jusque dans ses applications les plus localisées.

C’est pourquoi avions-nous tant insisté, en nos précédents articles, sur les unités éducatives de base (classe ou atelier) dont la prise en considération semble beaucoup trop sommaire, en l’état actuel de gestion du domaine. La détermination d’une stratégie affinée à portée lointaine, voire échéances précises, repose en toute première analyse sur un état des lieux, couvrant les différentes rubriques (foncier, immobilier, mobilier, fonctionnement), annuellement actualisé, de chaque unité éducative de base, et répertoriant le plus exactement possible les besoins en fonction des priorités ressenties sur place. On aura des surprises. Ainsi, dans le domaine de la formation professionnelle, on découvrira, par exemple, que, s’il existe globalement de profondes carences en équipement, on trouve parfois du matériel inutilisé ; par manque de compétences : cela met en cause la formation des formateurs ; manque d’informations (mode d’emploi ou de montage manquant) : cela met en cause l’intendance ; tout comme dans le cas du matériel inutilisable (pièces défectueuses ou disparues). Un tel répertoire est exploitable à différents niveaux. Intégré au bilan annuel de chaque localité ou établissement, il peut faire l’objet d’un traitement particulier par les différents partenaires, publics ou privés, du lieu, au sein d’un plan ajusté de développement local durable. Au niveau un peu plus global de la moughataa, l’examen de plusieurs répertoires locaux est de nature à mettre en œuvre des réponses adaptées à cette dimension ; moins détaillées, probablement ; complémentaires des premières, en tout cas. C’est, par exemple, la démarche des ONG koweïtis qui envisagent le développement durable surtout en termes de connectivité. De telles approches impliquent, non seulement, une collaboration étroite avec et entre les différents services communaux ou départementaux de l’État, autour du maire ou du hakem, mais, encore, ne définition précise de leur degré respectif d’autonomie par rapport aux services centraux. Un certain nombre d’initiatives, notamment celles relevant de l’amélioration du fonctionnement des établissements éducatifs, doivent être possibles, facilitées, encouragées même, minimisant ainsi les pesanteurs administratives.

C’est au niveau national que s’interprètent en fin de compte ces répertoires à l’aune des besoins réels en qualifications. Or il ne semble pas, non plus, que les décideurs soient à ce sujet tous d’accord. Prenons, ici, l’exemple de la maintenance en matériel médical. Certains soutiennent mordicus qu’il faudrait au moins un centre mauritanien spécialisé dans ce type de formations. Cela nécessite pourtant un matériel extrêmement lourd, cher et sophistiqué, avec un ratio investissements par nombre annuel de stagiaires démesurément élevé. L’option qui consiste à augmenter bien au-delà du besoin le nombre d’élèves – et qui n’a d’autre résultat que de renforcer le flot des diplômés-chômeurs – s’est révélée en des cas similaires suffisamment absurde pour être définitivement écartée. Ouvrant le champ des investigations, on va s’apercevoir qu’il existe, au Sénégal, à Diourbel très précisément, un tel centre de formations. Expédions-y nos stagiaires. À l’inverse, donnons à notre centre de formations aux métiers de la pêche (ENEMP), sis à Nouadhibou, une dimension sous-régionale, voire continentale. Cette approche continentalisée des formations à gros budget mériterait une attention plus soutenue. 

L’estimation de la réalité des besoins n’est jamais une mince affaire. En matière de formations professionnelles comme ailleurs. En l’occurrence qui nous préoccupe, la question des choix stratégiques est déterminante et met en cause une triplicité de dimension : écologique, sociale et économique. Dans quel ordre ? C’est déjà toute une discussion. Pour certains, c’est le marché économique qui décide impérativement d’une production donnée. Pour d’autres, la loi du marché doit être nécessairement assujettie à des contraintes sociales et écologiques. La boutade selon laquelle : « Les Mauritaniens ne seront entièrement maîtres des technologies extractives que lorsqu’il n’y aura plus rien à extraire » n’est pas totalement dénuée de sens… Elle pose notamment la problématique de la répartition des compétences. Avec une population d’à peine trois millions et demi d’habitants – qui devrait, certes, doubler d’ici vingt ans, et c’est bien évidemment sur cette perspective qu’il s’agirait de construire le plan global des qualifications nationales, en se donnant des horizons suffisamment élargis, nous y reviendrons – la Mauritanie peut-elle exploiter son vaste territoire en comptant sur ses seules forces vives ? La situation est assez analogue à celle de l’Arabie saoudite, les moyens financiers en moins, et l’appréciation de cette dernière nuance, que des espoirs pétroliers variablement pertinents modulent d’un décideur à l’autre, ne manque pas d’interférer notablement dans les discussions. Former cent techniciens de pointe ou mille ouvriers spécialisés ? C’est, grosso modo, l’interrogation à circonscrire, secteur par secteur, activité par activité, dans l’approche du prochain PNDSE.

C’est, en effet, en 2010 – pratiquement demain donc – qu’un nouveau plan national de développement du secteur éducatif devrait voir le jour. Il reste peu de temps pour faire le bilan des dix dernières années et, sans l’indispensable inventaire annuel – classe par classe, atelier par atelier – dont nous avons souligné plus haut l’impérieuse nécessité, sans une appréciation suffisamment consensuelle de la réalité des besoins, on en sera réduit, une nouvelle fois, à des approximations génératrices des plus hasardeuses exploitations ; restons dans l’euphémisme, même si le hasard remplit parfois bien les poches, les importateurs en matériel sophistiqué ne me contrediront pas. On le voit : si la question est d’ordre technique, elle est, aussi, d’ordre politique. Au minimum, le plan en question s’échelonnera sur dix ans. Il me semble qu’il devrait même intégrer une dimension bidécennale, du moins sur les grands axes structuraux, réservant au décennal – mieux, quinquennal – les indispensables affinements conjoncturels. Quoiqu’il en soit, les échéances électorales, résolument quinquennales quant à elles, imposent des discussions très approfondies entre toutes les composantes politiques de la Nation sur ce type d’orientations à échéance relativement lointaines, intégrant en tout cas la possibilité d’alternance(s) politique(s). En matière d’éducation – et, très particulièrement, en celle des formations spécialisées – l’instabilité des structures et des programmes n’est jamais une bonne chose et les bouleversements de réformes, fussent-elles des plus lumineuses, sont rarement productifs, surtout s’ils peuvent être systématiquement reproduits tous les cinq ans. Il faut avoir la sagesse de négocier, de mettre sur la table les éventuels points de désaccord susceptibles de conduire, lors d’une alternance politique, à une révision du programme et en instruire les paramètres dans l’élaboration du PNDSE. Le récent statut de l’opposition pourrait être ici mis largement à profit.

Réuni à Paris, le mois dernier, le groupe consultatif sur la Mauritanie s’est entendu sur une enveloppe de subventions quasiment double de ce qui avait été sollicité. Dans le projet initial, la part strictement destinée à la formation professionnelle s’élevait à un milliard d’ouguiyas et une lecture extensive de plusieurs projets pourrait permettre d’annexer telle ou telle partie de leur financement au titre de la formation professionnelle, sous la forme de stages en situation, par exemple. Cela dit, il faudra attendre la publication de prochains documents avant d’affiner la compréhension de l’enveloppe finale qui constituera un élément de poids dans la prochaine stratégie décennale. On sait cependant que les PPP (Partenariats Public-Privé) vont être amenés à jouer un rôle singulièrement accru. Sans entrer dans les détails, rappelons qu’un PPP met le plus souvent en jeu deux entreprises privées au moins – une mauritanienne et une étrangère – amenées à construire une nouvelle entreprise avec le soutien normalement limité dans le temps – deux à trois ans – d’une institution publique de développement, bilatérale ou multilatérale. Deux objectifs sont principalement visés : la rentabilité et la transmission de compétences. On est, de fait, en plein domaine de la formation professionnelle, envisagée sous l’angle de la « continuité située » : à partir d’une qualification initiale normalement acquise par l’entreprise mauritanienne fondatrice, l’injection de nouvelles conduites et technologies par l’entreprise associée élève peu à peu les compétences, surtout lorsque le partenariat prévoit un volet spécifique de formations, souvent accomplie hors de la Mauritanie ; au sein de l’entreprise étrangère associée, par exemple.

Au-delà de la question pendante du partage des bénéfices nets de la nouvelle entreprise – on sent bien, en tout cela, un petit air de délocalisation… – dans quelle mesure ces PPP ouvriront-elles la voie à des entreprises strictement nationales ? Le marché sature vite en Mauritanie et l’on se prend à rêver à des PPSC (Partenariat Public Société Civile) – voire des PPPSC (Partenariat Public Privé Société Civile) – où les entreprises privées cèdent la place, en tout ou en partie, à des structures associatives pas forcément moins compétentes, loin de là. Je citais dernièrement Aqua-Assistance, cette filiale humanitaire de la Lyonnaise des Eaux – et donc du richissime groupe Indosuez – où de très compétents retraités œuvrent tout à la fois au bien public et à celui de la prestigieuse multinationale : on aimerait instruire ce genre d’ONG sur les bienfaits de l’IPP et des multiples intérêts à la promouvoir, de concert avec les bailleurs institutionnels et l’État mauritanien… La conjoncture ouverte par le groupe consultatif de Paris ne serait-elle pas propice à de telles opportunités ? Posons différemment et plus exactement la question. Sur les quasi six cent milliards d’ouguiyas d’aides – au minimum : plusieurs bailleurs n’ayant pas encore précisé le montant de leurs promesses – quel pourcentage pourrait-il être investi dans des AGRC dont les bénéfices nets permettraient d’assurer durablement le fonctionnement des diverses formations mauritaniennes ? S’il fallait dès à présent poser la question, on en reparlera sans doute mieux dans quelques mois, un peu plus au près du bilan du présent PNDSE…


Notes

[1]   Première publication, en cinq articles, dans le journal « Horizons » au cours de l’été 2006.

[2]     J.C. Michéa, L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Castelnau-le-Lez, Climats, 1999.

[3]     Cité par H.P. Martin et H. Schuman, in Le piège de la mondialisation, Solin, Actes Sud, 1997.

[4]     C. Castoriadis, Figures du pensable, Paris, Seuil ; 1999 ; à recouper avec les travaux de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, in Notre avenir à tous, Editions du Fleuve, Montréal, 1989.

 [5]  C’est l’expression la plus simple du Tawhid, fondement même de l’islam.

[6]    Trois, depuis 2016.

[7]       « Yi-King, le livre des transformations », Médicis, Paris, 1973.

[8]       Cf., en cette restriction, l’illusoire et significatif concept de « mode ».

[9]       Cf. l’œuvre de Célestin Freinet, notamment La méthode naturelle. 3 v. Neuchâtel, Delachaux&Niestlé, 1968–69 ; ou Œuvres pédagogiques, Seuil, 1994, édition en deux volumes, établie par Madeleine Bens-Freinet, introduction par Jacques Bens.

[10]    Le WAQF […] LA MAURITANIE […], op. cité.

[11]    Ibid.

[12]     Ibid.

[13]     Cf. La Mauritanie à l’aube du 21ème siècle, Nations Unies, Nouakchott, 2002.

[14]     Première publication in « Horizons », 2008.

[15]    La Mauritanie à l’aube du 21ème siècle, Nations Unies, Nouakchott, 2002.

[16]   MRO. La quasi-totalité des textes composant le présent ouvrage ont été rédigés avant l’apparition du MRU.

[17]     Première publication, in « Horizons », 2008.

[18]      Lire, à ce sujet, la très pertinente revue État des lieux et perspectives à court et moyen terme, exécutée par le défunt MDR en Février 2007.

[19]      Mauritanie, quelle éducation pour nos enfants ?

[20]       C’est ce qu’entend proposer l’appellation IPP, un effort non seulement utile mais, plus encore, nécessaire, pour traiter la multiplicité de l’usage contemporain du concept, nous y reviendrons.

 

 

 

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