ÎLÉMOR, l’emzao accompli (chapitres 7 et 8)
7
L’air élève l’eau qui l’alourdit. Jusqu’à cette limite, insupportable, où il lui faut rendre son poids. Le duo que les quatre vieilles s’étaient ingéniées à privilégier sur l’île n’était donc pas de tout repos et la petite dispute initiale entre Goulawenn et Morgane n’avait été que la prémisse de récurrentes pesanteurs. « Patience », disait Brigit, « les pluies viendront, bienfaitrices, mais il faut d’abord des nuages, compacts… ». Deux clans s’étaient formés. Goulawenn et Yuna, d’une part ; Morgane et Kelog, d’autre part ; auxquels s’étaient adjointes Aouragane, pour le premier, et Gaud, pour le second ; toutes deux après moult hésitations, tant elles se sentaient partagées dans leurs attirances.
Aussi puissante était la relation entre Soisic et sa benjamine, Aouragane occupait une place importante dans le cœur de sa maîtresse. Elles partageaient toutes les deux un même souci d’équilibre entre l’élan de leur nature et la conscience d’autrui, à ceci près que ce qui paraissait intime à l’une constituait le mouvement même des relations de l’autre. Et inversement. Elles se comprenaient donc intuitivement. Avec cependant une étonnante retenue sentimentale – une sorte de barrière instinctive – interdisant toute jalousie entre Aouragane et Goulawenn qui détenait l’exclusivité des caresses de sa mère sans que jamais son amie n’y fît ombrage. C’était plus complexe avec Morgane.
Il avait fallu peu de temps pour que celle-ci entreprît de reporter, sur Aouragane, le conflit d’aînesse qu’elle avait si obstinément entretenu avec sa grande sœur. Mais, quatrième de sa propre fratrie, Aouragane n’éprouvait aucun désir d’entrer en tel challenge et n’eut aucune difficulté à lui concéder un droit auquel elle ne s’entendait elle-même guère d’intérêt. La cadette du groupe triomphait et aurait ainsi pu s’installer dans une royauté paisible… qui ne lui convenait, en définitive, pas : sans jamais se l’avouer, Morgane aimait la bagarre à demeure. C’était, en fait et bien évidemment encore à son insu, le secret moteur de sa réalisation future… Aussi s’employa-t-elle à cultiver la nouvelle adversité que lui avait offerte la petite altercation avec Goulawenn. Cela convenait tout autant à celle-là qui avait à gérer un non moins important conflit intérieur.
La future « gardienne de l’île », comme l’avait désignée, trois mois avant sa naissance, Brigit à Soisic, luttait quasiment en permanence entre une impérieuse affirmation publique de son ego et un don de soi porté à ses plus hautes extrémités. Cela tournait, par éclairs, à des crises d’épilepsie que surveillait de très près sa mère. « Elle apprendra à y laisser parler ce qui la dépasse », rassurait Muriel, la très discrète grand-mère de Gaud, « j’en ai moi-même longtemps souffert avant d’y découvrir, à l’aide de mes trois amies, la clarté de mes transes. Sois patiente, Soisic, et laisse-la aller à ses débordements : ils l’amèneront à son ciel. Nous veillerons avec toi à ce qu’ils ne blessent personne, à commencer par elle-même ». Des crises aussi spectaculaires que rares, au demeurant, et c’était plus dans la rivalité avec Morgane – acceptée spontanément, sans en avoir plus que celle-ci entrevu les tenants et, évidemment, moins encore les aboutissements – que Goulawenn apprenait à se maîtriser…
Si Aouragane s’était vite rangée, conciliante, à la volonté d’aînesse de Morgane, c’était sa même passion de l’équilibre qui l’avait amenée à rejoindre le parti de Goulawenn. La démarche de Gaud était plus influencée. Par sa grand-mère, tout d’abord, très attentive à ce que s’accomplît le dessein élaboré avec ses vieilles amies, et par Louis, ensuite, dont Gaud admirait l’auguste stature patriarcale et qui appréciait avec une bienveillante autorité le pragmatisme de Morgane, si peu développé chez la fille de son aîné. De part et d’autre, les deux indécises formaient ainsi le liant qui donne, à la plus serrée dialectique, cette indispensable souplesse propre à la maintenir toujours à portée de sa source. Quant aux benjamines Kelog et Yuna, elles suivaient docilement les têtes de pont que leur avaient assignées leurs grands-mères, s‘y rassuraient et grandissaient paisiblement à leur ombre.
Au final, un monde fort tranquille que l’année 1929 se fit un devoir de remuer quelque peu. Cela commença dès le mois de Janvier avec les premières agitations adolescentes de Morgane. Assez fière d’avoir connu ses premières règles avant Aouragane, quasiment au lendemain de son quinzième anniversaire, elle paraissait pourtant aborder avec une certaine sérénité cet âge critique de la vie. Mais une nuit du mois suivant, « Viens vite ! », vint Gaud précipitamment réveiller Soisic, « Morgane est sortie à moitié nue et très énervée dehors ! ». On la retrouva grelottante accroupie tout contre la fontaine du Vénérable qui coulait abondamment, suite aux pluies des jours précédents. Entre deux hoquets, Morgane proférait, les yeux en feu, un discours assez inintelligible d’où surgissaient des mises en garde sur « le lac qui bout, la pierre qui s’élève et déchire le ciel »... Soisic eut toutes les peines du monde à la ramener au chaud dans la cuisine, on lui fit boire une tisane de camomille, Marie qui s’était à son tour réveillée se chargea de la recoucher et veiller un moment, avant que l’adolescente ne se rendorme, épuisée, et ne se lève, le matin, comme si de rien n’était.
Les bouleversements de la crise financière qui marqua cette année-là ne firent, eux, qu’effleurer l’ordonnance de la maison. Louis avait cependant craint le pire, en voyant diverses de ses actions s’écrouler en bourse, écornant sérieusement son fonds de rentes. Son fils Yannick avait eu par contre – et « grâce à Dieu ! », louangeait sa mère – cette chance d’investir pile au bon moment dans le rachat de valeurs sûres prématurément abandonnées par de trop craintifs et se retrouva, dès 1932, assez copieusement nanti pour sortir son paternel et l’île de gros soucis d’avenir. Mais ceux-ci avaient tout de même eu le temps d’affecter la santé de Louis et le début de l’an 1933 le vit obligé de s’aliter. Yannick parla de le prendre à demeure. Louis s’y opposa avec toute la fermeté que lui permettaient encore ses quatre-vingt-trois printemps. « Je ne sais si j’ai eu tort d’abandonner la forge qui m’a si bien cuirassé », dit-il, « mais c’est à mon poste, ici sur notre île, que je mourrai. » On respecta sa décision.
Avec quelques incidences sur la vie de l’école. Les moindres furent que Louis dispensa désormais ses cours d’histoire-géo assis dans son lit en fin de matinée et ne rouvrit son petit atelier – « La Forge », comme tous l’appelaient – qu’une à deux fois par semaine en fin d’après-midi, après six mois de repos forcé. « Forge » était un grand mot : il ne s’y fondait et martelait que de variablement précieux métaux mous, à la chaleur du four à charbon voisin où se cuisaient les poteries de l’atelier de sa bru. Mais, hommage au vieil homme, on avait gardé l’appellation. Les jeunes filles s’y appliquaient à réaliser, avec plaisir et talent, de ravissants petits bijoux que les vieilles se chargeaient d’échanger, sur le Continent, avec des friandises et autres jolis tissus propres à motiver les demoiselles en d’aussi excitants travaux de couture. Un autre changement se révéla beaucoup plus important et durable : l’organisation des dimanches qu’on passait auparavant tous ensemble hors de l’île.
L’argument principal de ces extras dominicaux, c’était la grand-messe. Ordinairement à Vannes, parfois à Auray, plus rarement à Sarzeau. L’ordinaire réunissait la famille Mabon. Le foyer de Yannick s’était augmenté, en 1927, d’un troisième garçon, Jaouen, dont la tendresse ravissait non seulement sa maman et les deux grandes Annick et Nolwenn attachées à aider celle-ci – elles s’y prêtaient avec zèle, dans une concurrence joyeuse où s’épanouissait leur plus que jamais vive complicité – mais aussi ses grands frères, Loïc et Alan, pas jaloux pour deux sous. L’attablée chez Yannick, après la messe, avait toujours des allures de fête. Même Morgane et Nolwenn en oubliaient de se chamailler, sinon pianissimo, comme pour juste en cultiver le souvenir. Lorsque l’une ou l’autre des trois autres pensionnaires de l’île n’avait pas trouvé l’opportunité de rejoindre sa propre famille, elle était systématiquement de la partie et souvent quelques cousins de leur âge venaient s’y joindre l’après-midi. Sous l’œil attentif des aînés, on chantait et dansait, plaisantait et devisait, en un breton banalement abâtardi de français….
L’affaiblissement de Louis interrompit ces festivités hebdomadaires. Yannick, dont les générosités financières lui ouvraient largement les portes du diocèse, obtint le déplacement, chaque dimanche matin, d’un jeune prêtre qui assistait depuis quelque temps le curé de sa paroisse. Yves venait le récupérer en milieu de matinée, après avoir éventuellement déposé telle ou telle des demoiselles « non-Mabon » à Auray ou Sarzeau, et ramenait chacun à son pensionnat avant le crépuscule. Yannick avait fait rapidement construire, accolée à la maison de son père, une petite chapelle d’à peine vingt mètres carrés ouvrant sur le rivage. Aussi discrète que fut sa consécration par l’évêque en personne, le bruit du sacré probablement révélé en l’île du forgeron courut et il devint bientôt habituel que le lieu se retrouva bondé chaque dimanche. Un d’autant plus croissant réconfort, pour les jeunes filles chagrinées par l’arrêt des joyeux après-midi vannetais, que de beaux garçons s’enhardissaient à se présenter à l’office…
Rares cependant ceux que la maîtresse de maison honorait d’une invitation au repas dominical. À défaut d’y reconnaître d’elle-même « une valeur sûre », disait-elle à sa bru : famille ou notoriété publique ; il lui fallait une quelconque recommandation d’un tiers : son époux, en premier chef ; l’une ou l’autre des quatre vieilles ; Yannick, Yves, Soisic ou encore Luc, le séduisant jeune curé dont le très pur breton l’avait instantanément dédouané, dès son premier sermon, des toujours tenaces méfiances de Marie quant aux démons de la chair. Il faut dire qu’avec six filles en âge de procréer, elle avait à s’en faire. Aucune ne semblait pourtant guère promptes, en fait, à échanger leur complicité sur l’île contre une aventure amoureuse qui l’en chasserait à coup sûr. Oui, les garçons, c’était plaisant, mais surtout pour s’en amuser entre filles. Elles aimaient vraiment leur communauté où leur féminité s’épanouissait sans être systématiquement associée à la maternité et cette très à la mode « modernité féministe » avait ceci d’exceptionnel de se conjuguer à la promotion de leurs plus profondes traditions bretonnes. Avec cette inquiétude en filigrane : pour combien de temps encore ? L’école survivrait-elle au décès des vieilles personnes qui l’avaient fondée ?
Lecteur assidu de « Gwalarn », la célèbre revue de Roparz Hemon, Luc se montrait, à table, fort enthousiaste à l’idée de poursuivre l’expérience. « Vulgarise-en l’idée, si tu veux », le calma Brigit, exceptionnellement présente un dimanche du mois suivant l’ouverture de la chapelle, « mais préserve notre discrétion. Nous ne voulons pas être mêlés aux affaires politiques. L’école nous survivra, si Dieu veut, à la seule aide des nôtres ». Louis acquiesça d’un simple hochement de tête, avant de préciser, en fin d’après-midi dans son testament, diverses dispositions assurant la continuité de l’établissement, « tant que Soisic le voudra ». Non pas que le patriarche se sentît à l’article de la mort. Il appliquait simplement son application à ne jamais remettre au lendemain ce qu’il avait décidé de faire le jour même. La référence à Soisic, aimablement priée de bien préserver la place de Marie en sa demeure, également « tant que celle-ci le voudra », marquait ainsi l’ordre qu’il entendait léguer aux siens.
Plusieurs familles aisées proches du mouvement breton tentèrent bien de faire inscrire l’une ou l’autre de leurs filles, avec force prébendes à l’appui. Leur demande était systématiquement transmise à Brigit qui leur renvoyait leurs dons, en s’excusant de ce que, « strictement privée et ne relevant que du droit des parents à instruire eux-mêmes leurs enfants, l’école n’est pas en mesure de recevoir des élèves étrangers au cadre familial. Nous ne désirons pas, pour l’instant, modifier cette situation. Mais nous gardons votre requête », ajoutait-elle, « peut-être Dieu nous inspirera-t-il une attitude plus conforme à vos souhaits ». La réputation de « sorcière » que des danses extatiques, dans sa jeunesse, puis quelques guérisons spectaculaires avaient déjà largement développée se doubla d’une présomption d’anarchiste rebelle à tout ordre public. « C’est parfait », commenta-t-elle, « on sera plus tranquille ».
Elle n’en cherchait pas moins de nouvelles perspectives. Mais c’était d’abord – et peut-être seulement… – à l’écoute de ce dont ils étaient les seuls – elle-même, ses trois amies, et plus souvent maintenant, Yves et Soisic – à déchiffrer les signes qu’elle s’y employait. Notamment dans l’identification de potentielles nouvelles élèves. Elle écartait d’emblée celles dont les familles étaient ouvertement engagées dans des démarches nationalistes et examinait avec plus de bienveillance les milieux populaires fortement ancrés au sol, « notre matrice commune », disait-elle, « dont notre sang a devoir de vivifier l’esprit ». C’était cette posture dont Yannick traduisait fort bien les accointances avec le conservatisme catholique qui valait à l’école la discrète protection de l’évêché, mettant en sourdine ses soupçons de paganisme. « L’ouverture de la chapelle », avait glissé fort à propos le benjamin Mabon, « c’est votre pied sur l’île et le confort à la fidélité indéfectible de mes père et mère… ».
L’annonce de la naissance de Mohamed Louis, son premier arrière-petit-fils, sortit le patriarche de son lit. Et Gaël, la messagère attitrée de son frère, se garda bien d’en rapporter la suite : le décès subit de l’enfant, neuf mois plus tard, emporté nuitamment au côté même de sa mère, sans que nul n’en puisse expliquer la cause. « Mohamed, j’en conviens », écrivit le vieil homme à son cher Hoël, « sa famille maternelle a des droits. Mais veille à lui apprendre au moins le breton. – C’est déjà en breton que je n’ai cessé de le bercer depuis sa naissance », lui répondit le jeune papa, « tout comme sa petite sœur Rabi’a Marie, née en ce beau 13 Mai 1934. » De retour à sa « forge », Louis martela un petit cadre doré pour la photo du petiot dont Hoël avait accompagné son courrier et, après avoir hésité à qui le donner, entre Marie et Soisic, se contenta de le fixer, juste en-dessous de la photo de Pierre, au mur dédié dans le salon à l’album familial. Elle était, de fait, tout-à-fait à sa place…
La mort du bambin avait été suivie de quelques jours par le retour de monsieur Descemet à Atar. Une coïncidence qui bouleversa celui-ci, bien plus peut-être que les parents de l’enfant. Certes, cela avait été à grands sanglots et gémissements que la pauvre Aïcha avait, à son réveil, constaté l’inconcevable, avec, en mémoire encore, le visage radieux et ébahi de son trésor rassasié quelques heures plus tôt par une copieuse tétée, mais l’immédiat branlebas familial – mère, tantes et sœurs avaient, le jour même, accouru de partout – s’était si bien appliqué à adoucir l’effroyable choc que la maman en était déjà à y reconnaître la volonté de Dieu. C’était beaucoup plus difficile pour Hoël. Écartant résolument la sournoise hypothèse que son épouse endormie ait pu accidentellement étouffer son fils, il n’en cherchait pas moins une explication logique au drame et, sans réponse, ne parvenait pas à se soumettre au fatum du Destin. À nouveau mise à l’épreuve, sa foi allait-elle sombrer en cet abîme sans fond ?
C’est en cet état que le trouva Omer Descemet. Ainsi rappelé au souvenir de sa propre blessure, vingt ans plus tôt, l’auguste notable compatit avec une telle vérité d’âme qu’ils en furent tous deux entraînés aux portes de la transcendance intime, fulgurante, des aléas de nos existences séparées. « Pourquoi ai-je immédiatement pensé à mon propre fils disparu », avoua le gouverneur, « lorsque je t’ai rencontré à Saint-Louis ? Ça n’avait alors aucun sens et j’avais refoulé immédiatement cette lubie… mais aujourd’hui qu’elle resurgit si brutalement… saurons-nous y donner, ensemble, une suite plus intelligible, en admettant définitivement notre dépendance d’un ordre qui nous dépasse ? Ce n’est pas seulement dans le passé que se trament nos histoires… »
La reddition de Mrabbih Rabbou, le « Sultan bleu », aux autorités espagnoles du Rio de Oro et la jonction des troupes françaises du Maroc et de Mauritanie au puits de Bel Guerdane, le 31 Mars 1934, avaient quasiment mis fin à la résistance armée maure. « L’administration coloniale en est maintenant à organiser les confins Maroc-Algérie-Mauritanie. Une page se tourne, Hoël, et je ne serai pas de la suivante. Toi peut-être oui et peut-être pour longtemps. Mais si tu ne te sens pas le goût de poursuivre cette aventure, rentre avec moi à Saint-Louis, je t’aiderai à t’y faire une place moins dépendante des conjonctures politiques. » De fait, Hoël était fatigué de végéter en un sous-emploi bridé par sa conversion à l’islam : on doutait et ne cesserait de douter de sa fidélité à sa patrie. Il le savait tout autant qu’il était certain, lui, de ses engagements. Il en parla longuement avec son épouse, elle y entendit surtout la noblesse de son homme et cela suffit à son désir de découvrir avec lui le monde, tandis que ses parents pesaient l’opportunité d’établir, sous l’aile du puissant Descemet, un pont avec le florissant Sénégal. Ce fut donc sans aucune ombre que le couple monta, petite Rabi’a endormie au dos de sa maman, dans l’avion qui ramenait, à la mi-Juillet de l’an 1934, le désormais ex-lieutenant-gouverneur de la Mauritanie en son fief saint-louisien.
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8
Prévenu de leur arrivée, Ibrahim Dièye était, avec sa jeune sœur Mina, de la réception à l’aéroport. Avant de les rejoindre, Hoël et son épouse attendirent patiemment dans la carlingue l’éloignement de la cérémonie protocolaire accueillant leur protecteur. Pratiquement du même âge, les deux jeunes femmes s’accolèrent tout aussi chaleureusement que les deux amis. « Hé ! T’as laissé pousser une bien jolie barbichette ! », taquina Ibrahim, tandis que Mina s’extasiait au doux minois d’une Rabi’a pas effarouchée pour un sou. On s’installa dans une calèche protégée du soleil par un auvent de léger tissu bleu. « Allez, Mamadou, fissa à la maison ! Le festin de Madame est dans son plat ! » En chemin, Mina s’évertua à présenter la ville à sa nouvelle amie, dans un français mâtiné de pulaar et piqueté, çà et là, de quelques mots en hassaniya, juste ce qu’il fallait pour dépayser avec délicatesse une Aïcha manifestement ravie.
Déjà mère, à vingt-quatre ans, de quatre enfants, Fatou, l’épouse d’Ibrahim, en attendait joyeusement un cinquième, confortée qu’elle était en son rôle de pondeuse par l’aide précieuse de Mina, préposée, elle, à l’intendance de leur demeure à Guet Ndar. Mina disposait à cet effet de toute une tripotée de petites et grandes mains : cousins à « plaisanteries », apprentis aux pirogues d’Ibrahim ou talibés à l’école coranique voisine, servantes attitrées des Dièye et autres parentes de passage ; qui faisaient, de la maison, une sorte de ruche bourdonnante plus souvent peuplée de rires que de langueurs, au demeurant fréquentes dans les moites après-midi d’hivernage. Et la jovialité naturelle d’Ibrahim faisait le reste. Sans jamais corrompre les nécessités d’une autorité familiale que la stature du colosse et sa réputation guerrière dispensaient d’éclats. Un simple froncement de sourcils suffisait à rendre sa place à chacun et chacune, madame se réservant, le soir dans l’intimité du lit, un éventuel éclairage des rares outrances de son puissant mari.
S’il s’agissait, en ce beau jour rafraîchi la veille par une petite pluie fine, de fêter des retrouvailles, c’était plus encore à faciliter l’intégration d’une nouvelle venue mauritanienne qu’on avait choisi de s’employer. En commençant par sacrifier, au petit matin, le dernier mouton gras rescapé, trois semaines plus tôt, du Maouloud, ultime grande fête rituelle de l’année. On avait invité quelques Adrarois et leurs épouses, Mahmoud et son fils Ahmed étaient de la partie et les youyous qui retentirent dans le salon des femmes, à l’entrée d’Aïcha, lui firent entendre combien elle était chez elle à Saint-Louis. « Je ne pouvais pas contester à ton frère d’armes la primauté de ton accueil », commenta Mahmoud en accolant fraternellement le toubab dont il avait tant espéré la conversion, « mais nous vous attendons tous chez moi, dès demain vendredi ». La fin de semaine s’annonçait chargée pour les intestins…
Le lundi suivant, le jeune couple s’installa au centre de l’île, un peu au Nord-ouest, presqu’en face de la maison des Dièye sur l’autre rive, dans une jolie propriété gracieusement libérée par monsieur Descemet : « Les Jasmins ». Séparé du rivage d’à peine une vingtaine de mètres, le lieu disposait d’un bâtiment à étage, bordé de balcons en bois donnant sur la rue et, vers l’intérieur, sur une cour si parfumée desdits jasmins qu’ils avaient donné leur nom à la résidence. Au Sud, les appartements de Hoël ; au Nord, ceux de son épouse ; à l’Est, les cuisines, le grand salon et l’escalier montant à l’étage dont les chambres logeraient le personnel et les éventuels voyageurs ; tandis que l’Ouest offrait, de part et d’autre de l’entrée, des espaces à divers communs et magasinages. De quoi donc voir l’avenir avec largesse. A priori tourné vers la mer et la pêche, celui-ci fit l’objet de nombreuses discussions tout au long des trois années qui suivirent, variablement heurtées par un contexte économique incertain et des tensions internationales croissantes.
Lucides et bien informés, Hoël et Ibrahim savaient combien l’exploitation de l’arachide commandait la politique française au Sénégal. Or le cours de celle-là avait perdu près du tiers de sa valeur depuis 1927. Avec des conséquences immédiates : chute brutale des revenus des producteurs, circulation fiduciaire diminuée de quasi-moitié, charges accrues sur les indigènes… Alors que l’Exposition coloniale à Paris, en 1931, tendait à présenter un empire français à son apogée, les sociétés africaines chancelaient sous la lourdeur de ces charges et la faiblesse des droits que leur accordait la métropole. Les contradictions entre les principes démocratiques dont celle-ci s’enorgueillissait et les pratiques sur le terrain atteignaient des sommets. Une situation exacerbée par une concentration des pouvoirs à tous les échelons de l'Administration – gouverneur général, gouverneurs de colonie, commandants de cercle, chefs de subdivision… – usant de prérogatives directement inspirées de l'Ancien régime, comme le travail forcé, survivance de l’antique corvée royale. D'une manière générale, la République s'arrête plus que jamais aux frontières de la Métropole.
Forte de relations variées et toujours puissantes, en dépit de son déclassement politique depuis le déménagement de la capitale de l’AOF à Dakar, Saint-Louis survit cependant mieux que d’autres cités. Elle voit même s’ouvrir de nouvelles perspectives en cette conjoncture si peu favorable. Car la régression des cultures d’exportation coloniales classiques relance celles de subsistance ; en particulier la pêche piroguière. Longtemps négligée par les omnipotents gouverneurs généraux obstinément à l’écoute du très influent Abel Gruvel, conseiller attitré de la pêche outre-mer au ministère et interlocuteur obligé, depuis près de trente ans, de tous les grands congrès coloniaux et internationaux concernant son domaine, la modernisation de la pêche indigène se retrouve ainsi incluse dans les nouveaux projets de l’Administration. Avec la bénédiction d’autant plus encourageante de Gruvel que l’actuel gouverneur général, Jules Brévié, plaide pour une vision « scientifique » de la colonisation et un protectionnisme appuyé, en métropole, des produits coloniaux.
Les piroguiers de Guet Ndar et d’ailleurs n’en restent pas moins attachés à leur organisation ancestrale qui s’est si bien et longtemps passée des attentions françaises. Un système où tous les services – de la fourniture du tronc casamançais qui formera l’axe de la pirogue à la vente des poissons au marché, en passant par la charpenterie, la fileterie et la pêche elle-même – se négocient en quantièmes de celle-ci, associant tous les intéressés aux profits et aux pertes. L’argent y occupe si peu de place, au regard de la solidarité sociale, que la tourmente de 1929 n’en a que peu ou prou remué le cours et, à défaut de comprendre les tenants et aboutissants de cette tranquillité, les piroguiers se méfient, d’instinct, de toutes les propositions, aussi alléchantes soient-elles, qui les conduiraient à trop dépendre des échanges monétaires dont « les toubabs », disent-ils, « finissent toujours par se tailler la part du lion».
Cette défiance avait déjà passablement freiné les tentatives individuelles des quelques colons qui s’étaient enhardis, dans les années vingt, bien avant donc que ne se dessinent les nouvelles orientations de l’Administration – elles ne se concrétiseraient qu’à l’avènement du régime de Vichy – à établir des relations d’affaires avec les piroguiers, en vue, par exemple, de produire du salé-séché et autre huile de requin. D’autres bornes limitaient ces échanges : non seulement l’approvisionnement de ces transformations destinées à l’exportation concurrençait les besoins du marché local mais il compliquait aussi notablement le règlement des quantièmes à partager sur chaque pêche. Bref, ce ne sera pas facile, à Hoël, de se faire une place au soleil de Guet Ndar, en dépit des nombreuses sympathies qu’y suscite sa conversion à l’islam et de la diversité de ses appuis.
Gabriel Omer l’entretient de la bienveillance de l’Administration envers tout ce qui tendrait à introduire la pêche locale sur les étals métropolitains ; le présente, à l’occasion, à telle ou telle personnalité influente de passage à Saint-Louis ; Ibrahim l’accompagne dans toutes les manifestations religieuses et corporatives où l’on débat, très anarchiquement à l’ordinaire, des problèmes quotidiens ; et, lumineux conseil, l’encourage à se doter de pirogues selon la voie traditionnelle. « Tu peux certes en acquérir rubis sur l’ongle », explique-t-il, « il y en a quelques-unes en bon état – rares, il est vrai – disponibles à bon prix le long de la côte. Et te contenter de les pourvoir d’équipements made in France. Mais pour le substantiel profit financier que tu tireras de leur exploitation libérée de nombreux quantièmes, tu perdras beaucoup d’avantages sociaux inhérents à notre vieux système. » Hoël se le tint pour dit et c’est en cette optique qu’ils prirent la mer ensemble, à la mi-Mars 1935, en direction de la Casamance. Avec Mamadou préposé à la manœuvre de la voile que le trio s’empressa de mettre en place, hissant son mât une fois passée la barre à grands coups de pagaies.
On s’arrêta à Yen, un village lébou de la Petite-Côte au Sud de Dakar. Ibrahim y entretenait de solides relations avec une famille de charpentiers de marine dont plusieurs cousins travaillaient dans la flottille saint-louisienne. Après un goûteux tagine, sous un des derniers filaos encore épargnés pour leur ombrage à quelques mètres du chantier sur la plage, de belles dorades pêchées en chemin, on discuta affaires et le maître-artisan topa pour la construction de trois pirogues de huit mètres, contre l’embauche, à chacun de leur bord, d’un membre de son clan rémunéré moitié en poissons et moitié en espèces au sortir du marché. « Voici mon fils Mbaï, il vous conduira demain dès l’aube à Diembéreng ». L’appel à la prière du crépuscule retentit et l’on partit tous ensemble à la mosquée voisine, avant d’installer le campement sous le filao, à la lueur d’un feu prestement allumé par Mbaï et ses amis, tous à peu près du même âge que Hoël. Avec une même question à son adresse : « Comment es-tu venu à l’islam ? ». Éludant discrètement la dimension conjugale de sa décision, le jeune breton se prit à évoquer ce qui lui tenait maintenant vraiment à cœur : la simplicité dans la continuité de la vie, qui liait tous et tout au fil de la foi, valorisant et transcendant toutes les différences… Et ce fut bercés par les louanges au Prophète (PBL) entonnées un peu à distance par un groupe de jeunes filles que les visiteurs s’endormirent, l’un après l’autre, tandis que leurs hôtes s’employaient à venir entretenir, de loin en loin, le foyer qui les réchauffaient.
Diembéreng, c’est le territoire des fromagers si prisés des piroguiers. On y trouve également quelques beaux Detarium (cougoungout, en parler diola) et autres Afzelia (boulew), plus difficiles à usiner mais très appréciés pour leur singulière résistance aux insectes. « Prends-en un de chaque », conseilla Ibrahim, « tu apprécieras à l’usage leurs différences ». On marqua les trois arbres encore sur pied. Puis le marchandage fut conclu, dans la case de leur hôte Djatah ornée simplement d’un petit crucifix en bois, autour de la fourniture de semences et matériel agricole, agrémentée de quelques dizaines de kilos de poissons livrés à chaque occasion, de loin en loin dans l’année suivante. « Nous achèterons tes équipements dès demain à Dakar, incha Allah, et Mbaï te les remettra en venant récupérer les troncs dans deux ou trois jours ».
Un banc de capitaines pourchassés par des squales au large du Cap Rouge s’offrit le lendemain au filet de l’équipée. « Al hamdou lillahi ! », s’exclama Mbaï en hissant, avec un Ibrahim tout aussi réjoui, le sabal plein à craquer, « Hoël moubarrak, Dieu est avec toi ! – Machallah ! », compléta prudemment Mamadou, histoire de prévenir tout « mauvais œil »… Et Mbaï de proposer d’aller dare-dare négocier l’heureuse pêche avec sa cousine au marché de Rufisque. On en était à moins de vingt kilomètres et ladite cousine débordait de clients : c’était vraiment une aubaine. Le plus gros de la vente immédiatement converti en marchandises agricoles couvrant en bonne partie les besoins de la transaction casamançaise, le trio saint-louisien laissa Mbaï sur place avec celles-ci et reprit la mer sans tarder. Si le vent ne tournait pas au Nord-est, on serait rendu à demeure demain dans la matinée.
Hoël ne s’étonna pas de la neutralité quasiment protocolaire de l’« Aleykoum salam ! » qui répondit à son salut de retour au bercail. Fermement entretenu par une épouse campée en sa royauté matrimoniale, le non-dit amoureux semblait s’être d’autant plus fait règle de couple que Hoël n’avait jamais ressenti le besoin d’évoquer son propre passé sentimental. C’était commode : l’un préservait son intime secret, tout en s’estimant respectueux de la pudeur de son épouse mais sans jamais chercher à entendre le caractère social de son hautaine réserve ; l’autre restait tout aussi douillettement confinée en cette retenue si conventionnelle, à mille milles du moindre approfondissement de son individualité… Commode mais fatal au moins à la réalité de leur union : la rencontre de deux cultures. Ainsi reléguée entre phantasme et faux-semblant, qu’en adviendrait-il à l’épreuve du temps ? Avec quelles conséquences, surtout, pour leurs si paresseux acteurs ? Redoutables questions que la vie – le Destin ? Le Maître très miséricordieux, Tout miséricordieux ? – se chargea d’anéantir avec vigueur, pour ne pas dire rigueur…
Encore parfois sujette à des menstrues irrégulières, Aïcha ne signala à aucune de ses nouvelles amies le retard qu’elle en constata un peu avant l’arrivée des grandes pluies de Juillet 1935. Et ce fut très aussi inconsidérément qu’elle attribua le déclenchement de pertes anormalement épaisses, cinq semaines plus tard, à la lourdeur du climat si nouveau pour son organisme, de ce qui était en fait une fausse couche. Tout aussi pluvieux que le mois précédent, Août voyait le fleuve déborder de partout, enfermant Saint-Louis dans une atmosphère de cloaque vrombissant de moustiques. Aïcha fut prise d’une forte fièvre et dut s’aliter. On crut d’abord à la malaria, avant d’entrevoir, vingt jours plus tard, l’hypothèse d’une grave infection urogénitale. Lourd et incertain, le traitement ne la remit sur pied qu’au début du nouvel an. Avec le constat, hélas, d’atteintes probablement irréversibles à la fertilité de la jeune dame.
Aïcha n’était pas du genre à fuir ses responsabilités. Parfaitement consciente que l’aveu d’une telle impuissance l’exposait, selon sa culture, à une répudiation à plus ou moins court terme, elle décida néanmoins d’en informer sans tarder son mari. Très préoccupé par la maladie de sa belle, Hoël avait beaucoup délaissé ses affaires, le trimestre précédent, se révélant le plus attentionné des hommes. Sa réaction à la terrible annonce bouleversa son infortunée compagne. « Ce n’est pas en désir de paternité », avoua le jeune homme, « que je t’ai épousée, Aïcha. Tu es réellement l’amour de ma vie. Ta rencontre m’a rendu à la lumière, elle m’arrachait d’un abîme sans fond. » Et de raconter, en suivant, son histoire avec Gaël… La lueur du chandelier qui les éclaire ce soir-là dans la chambre de Hoël donne à leur entretien une douceur magique et l’émotion grandissante qu’éprouve Aïcha la conduit maintenant au geste le plus simple qui soit mais qui transgresse, à sa manière lui aussi, les limites sociales de sa propre culture : prenant la main de son époux, elle en caresse le dos.
« Tu veux du thé ? », dit-elle tendrement. « Volontiers », répond-il, sans mesurer l’extraordinaire de la situation que vit sa belle. Les ébats qui suivent, tard dans la nuit, se chargeront de lui faire comprendre qu’ils ont enfin entamé leur lune de miel, plus de trois ans après leurs épousailles. Aïcha s’ouvre comme une rose. Certes toujours aussi distante et réservée envers son époux, en présence du moindre tiers, elle s’enhardit, dans leur intimité, à des audaces voluptueuses toujours renouvelées et des conseils dans les affaires de son mari, le tout éclairé de lumineux échanges spirituels où leur union puisera désormais ses plus limpides eaux. L’une à se découvrir une individualité, l’autre à s’entendre une vraie dimension sociale. Tous deux en plein accord de leur foi de mieux en mieux partagée. « Oui, c’est tout-à-la-fois chacun à la découverte de soi-même », acquiesce Mahmoud à la proposition qu’avance Hoël lors d’une visite à son école, « et dans le service à la communauté que nous progressons en islam. L’un ne va pas sans l’autre, mon cher toubab… »
La victoire du Front populaire aux élections législatives de Mai 1936 fut accueillie avec une réelle allégresse dans les quatre communes citoyennes du Sénégal. Plus exactement, par ceux de leurs habitants jouissant du plein statut associé à leur établissement. Guère plus de vingt mille – soit moins de deux pour cent de la population sénégalaise de l’époque… – ces « évolués » pouvaient espérer de vraies avancées sociales impliquant leurs compatriotes « indigènes » beaucoup plus sceptiques, eux, sinon totalement indifférents, quant aux chances de monsieur de Coppet, le nouveau gouverneur général de l’AOF, « d’extraire du fait colonial le maximum de justice sociale et de possibilités humaines », selon la formule de Léon Blum reprise par Marius Moutet, ministre alors des Colonies. De Coppet avait contre lui quasiment toute son administration et les puissants planteurs européens. Une inertie de fait qui va étouffer les projets d’Ibrahim et Hoël : pourtant on ne peut plus en accord des visées affichées par le précédent gouverneur général, ceux-ci ont le seul tort de plaire également au nouveau…
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