D’ICI À LÀ - IV - SÉCURITÉ - IV-1 : Sécurité Sahel ; IV-2 : De l’Écriture-Mère, les plus saines limites… ; IV-3 : Islam mazouté ; IV-4 : D’ici à là
SÉCURITÉ
SAHEL [1]
Peut-on évoquer la sécurité
au Sahel, cette relativement étroite bande traversant le continent africain,
entre le 20ème et le 23ème parallèle Nord, en dehors de
celle, générale, de ce continent avec ses homologues ? Ou, plus
précisément, de cette zone avec ses adjacentes, de la Méditerranée au Golfe de
Guinée ; de l’Atlantique à la mer Rouge ? Inscrite de force dans le
« système-Monde » [2] mis en place par les
puissances occidentales à tâtons – plus exactement, « bâtons » rompus
– depuis quatre cents ans, l’Afrique n’a cessé d’y opposer, dans la plus totale
anarchie, tout un enchevêtrement d’« économies-mondes » [3] localisées, contribuant
paradoxalement à renforcer l'oppression de celui-là. Jusqu’à ce point-limite où
les effets pervers d’une telle situation semblent menacer cette domination en
ses établissements centraux mêmes. Avec notamment les multiples débordements
des mouvements migratoires, trafics en tous genres et menées terroristes, diversement provoqués par la paupérisation entretenue du continent.
Carte blanche pour une zone
de non-droit
Une vaste zone de quelque six millions de
km² – Sahara, pour ses trois-quarts Nord, et Sahel, au Sud – fut ainsi
abandonnée à elle-même, en attendant l'inéluctable rentabilisation de son
exploitation du fait de l'épuisement des ressources plus accessibles. Une zone
gommée, juste partagée à la règle – c'est dire toute la désinvolture avec
laquelle on traita l'affaire – entre huit États : Algérie, Égypte, Libye,
Mali, Mauritanie, Niger, Soudan et Tchad ; incapables d'en gérer la
moindre surface, sinon vaguement, en quelque couloir d'échanges d‘autant moins
productif que le Système s’octroyait l’hégémonie sans partage du fret maritime
et aérien. Une situation au demeurant guère préoccupante pour ces États qui
n’ont justement d'existence qu‘en ce qu'ils sont rouages de celui-là mais
autrement plus cruciale pour les quelques millions d‘autochtones dont
l’essentiel des revenus n'avaient cessé, des millénaires durant, de s'appuyer
sur le commerce entre les deux rives du Sahara.
Des mondes parfois objectivement
alliables, parfois réputés antagonistes, se sont ainsi imbriqués aux grés de la
survie, l’opportunité, l’avidité ou autre mobile encore moins avouable, dans
des proportions d’autant plus grandes et complexes qu'est vaste la zone blanche
dont tous tiraient profit ; plus souvent hors d’elle,
d’ailleurs, qu'à l’intérieur même. Une situation certes à même d'accélérer
l'affaiblissement d'États déjà fortement entamés par les ajustements structurels
imposés par les institutions de Brettons Wood et la généralisation des
dessous-de-table, népotismes et détournements des deniers publics. Mais pas
assez cependant pour imposer une restructuration de cette zone si juteuse dans
son non-droit. Deux évènements vont concourir à cette fin pressentie par les stratèges du Système :
l’instrumentalisation des contestations sociales centrées sur l'islam, au
Maghreb, notamment en Algérie, et l'annonce fin
2002, par la Banque mondiale, de la « découverte » de gisements
phénoménaux d'hydrocarbures aux frontières de divers États sahéliens. En moins
de cinq ans, la carte blanche retrouve alors des couleurs...
Coïncidence troublante, c'est dès le départ de ces
délégations que la première action d'éclat, au Sahara, du Groupe Salafiste pour
la Prédication et le Combat (GSPC) – l'enlèvement de trente-deux touristes
européens – fait la Une de tous les media de la planète. D'autant plus
troublante, d'ailleurs, que cette organisation paraît singulièrement liée au
très puissant Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) du général
Tawfiq, ainsi que tendra à le démontrer le solide dossier réuni par
Algeria-Watch, une association algérienne de défense des droits de
l'Homme [6]: la zone saharo-sahélienne
fait son entrée, hautement spectaculaire, dans les grandes manœuvres
géostratégiques de la planète [7].
L'intrusion remarquée des USA, dans le « pré
carré » de la France, avec la fondation, dès 2002, de l'Initiative
Pan-Sahel (IPS) pour structurer la coopération antiterroriste, entre la
Mauritanie, le Mali, le Niger et le Tchad, est-elle le fruit de discussions
approfondies entre les deux États occidentaux ? Les évènements de 2005
n'accréditent guère cette thèse. En Juin de cette année-là, soit moins d'un
mois après l'extension de cette IPS en une Trans-Saharian Counter-Terrorism
Initiative (TSCTI), ajoutant au quatuor initial l'Algérie, le Maroc, le
Nigéria, le Sénégal et la Tunisie, et deux jours avant les premières manœuvres
conjointes à cet effet, alors que toute la région est sous haute surveillance
satellitaire étatsunienne, un groupe de plus de cent hommes attaque, à bord
d'une douzaine de véhicules lourdement armés, une caserne de l'armée
mauritanienne à Lemgheïty, près des frontières algérienne et malienne,
quasiment au cœur, donc, du fameux bassin si convoitée de Taoudenni.
Devant l’impuissance manifeste des États locaux à contrôler efficacement leurs frontières, abstraites fictions occidentales plaquées sur un espace autrement soumis aux réalités du climat et de l’ethnicité, les puissances occidentales se sont ainsi engagées à construire tout au long de la bande saharo-sahélienne un réseau de bases militaires à des fins d’hégémonie économique, visant en particulier à contrer le projet chinois de désenclaver les richesses pétrolifères et minérales du Sahel, transversalement depuis la Mauritanie vers l’océan Indien, via Port Soudan. Une sorte de « militarisation généralisée de l’économie », donc, incompatible avec le maintien d’États anti-hégémoniques, comme la Libye de Kadhafi – c’est la raison essentielle de l’engagement de l’OTAN à la démanteler – ou l’Algérie des cartels militaires, probable cible initiale des stratèges occidentaux.
Devant le déferlement – une sorte de tsunami – de
produits inimaginables il y a à peine cinquante ans, en ces zones désertiques
si longtemps dépourvues de tout – une vraie culture, multimillénaire, du
dénuement – les comportements oscillent, dans toute une palette de nuances,
entre le déchaînement des appétits et la rébellion active contre le Système. À
l’aune, dans tous les cas, de la seule référence sociale objectivement
organisatrice de l’espace saharo-sahélien : l’islam. Qu’on s’en écarte,
jusqu’à mépriser ses valeurs les plus humanistes, ou qu’on prétende s’en faire
le champion, jusqu’à l’étrangler dans la plus littéraliste et passéiste
lecture, c’est d’abord à partir de lui que se positionnent très majoritairement
les gens, de la Méditerranée au golfe de Guinée, de l’Atlantique à l’océan
Indien. À cet égard, parier sur son écroulement, sous les coups de boutoir de
ses plus extrémistes dénégations ou, a contrario, caricatures contemporaines,
c’est plus que jouer avec le feu : convoquer ce qu’il y a de plus saurien dans
l’homme.
Pour essayer d’en faire démonstration, on s’appuiera
sur une donnée un peu vieillotte mais toujours parlante : la distinction
de l’économie en trois secteurs. Primaire, où se concentrent les activités
relatives aux matières premières brutes ; secondaire, où ces matières
premières sont transformées ; tertiaire, agglutinant toutes les autres
activités de services, en particulier les communications, le commerce et les
manipulations financières. Seul le second secteur, éminemment stratégique, est
producteur de plus-values réelles. Quoiqu’il n’occupe aujourd’hui guère plus
d’un cinquième du PIB des pays centraux qui en monopolisent cependant toujours
la majeure partie [17], il reste le cœur du
Système, quand les manipulations financières, surtout sous leurs formes les
plus virtuelles, pour ne pas dire illusoires – les fameux produits dérivés – en
sont devenues le cerveau [18]. En moins de cinquante ans
de bulles plus ou moins savamment gonflées puis crevées, celles-ci ont généré
un oligopole de vingt-huit établissements bancaires qui impose désormais sa loi
à l’ensemble des activités économiques de la planète [19].
Est-il nécessaire de préciser qu’aucune banque du Quart-Monde n’en fait partie ?
[1] Premier dossier,
publié dans « Le Calame » entre Janvier et Mars 2016, d’un projet
éditorial soutenu par VITA/Afronline (Italie), associant vingt-cinq media
indépendants africains.
[2] Concept mis à
jour par I. M. Wallerstein. Voir https://lectures.revues.org/780
[3] Espace
économiquement autonome – dans la réalité africaine des deux derniers siècles,
toujours parasite – un concept élucidé par F. Braudel.
[4] Peu ou prou
visibles, au demeurant. Nous parlons, ici, du pouvoir « au-dessus »
du pouvoir, les quelques consortia qui détiennent – en très petit comité,
quelques centaines de décideurs, peut-être moins –suffisamment de leviers
économiques et financiers pour imposer la marche à suivre du Système-Monde dont
les États nationaux, petits ou grands, ne sont que des rouages…
[5] Publiée bien
évidemment complète, en 2006, mais on verra plus loin que l’intérieur de la
partie blanche se résume à ce que j’en ai retenu ici, juste augmenté de la
vague délimitation des zones de turbulences touarègues et djihadistes.
[6] algeria-watch.org/fr/aw/gspc_etrange_histoire_intro.htm
publié peu après le nouvel habillage du GRPC en Al-Qaïda au Maghreb Islamique
(AQMI), une appellation certes plus conforme à l'internationalisation des
enjeux saharo-sahéliens...
[7] Thèse
détaillée, plus loin, au chapitre Islam
mazouté.
[8] Le processus
aboutit à de nouveaux accords en 2014 : fr.sputniknews.com/french.ruvr.ru/2014_02_19/Gazprom-a-ete-invite-a-travailler-en-Algerie*1808/.
Il entre dans une stratégie plus générale de Gazprom en Afrique : www.afrik.com/brevel2195.htmlet jeuneafrlque.com /283593/economie/cameroun-russe-gazprom-va-racheter-production-de-gaz-de-kribi/
[9] Éclaté,
rappelons-le au lecteur avisé, par les « bons soins » conjugués des
USA et de [la Sionie].
[10] http://www.lexpressiondz.com/actualite/38113-L%E2%80%99Alg%C3%A9rie-et-la-Chine-signent-un-protocole-d%E2%80%99accord.html
[11] Environnement
éventuellement manipulé en amont… de façon à le préparer au nouvel ordre si
bien adapté à la situation.
[12] La plus célèbre des quatre écoles d’officiers de l’armée française
[13] Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.
[14] Je documenterai plus loin – chapitre Ici et là – cette affirmation.
[15] Une dénomination autrement plus objective et
lucide du « Tiers-Monde »…
[16] C’est
à partir de cette question que l’institut Gallup a dressé la carte de la page
suivante, publiée en Février 2009.
[18] Le marché
global des produits financiers dérivés a dépassé, en 2008, les 600 000
milliards de dollars – soit plus de douze fois le PIB mondial ! – et atteint les 720 mille milliards de dollars
en 2014…
[19] Pour plus de
détails, voir notre article De bulles
financières en crève-misère, publié dans le N°990 du Calame.
[20] liberation.fr/economie/2015/07/22/francois-morin-l-oligopole-bancaire-s-est-transforme-en-hydre-devastatrice-pour-l-economie-mondiale_1352085 Un oligopole dont chaque nouvelle crise financière réduit le nombre des constituants, concentrant plus encore le pouvoir des forces d’argent…
[21] Géographiquement et/ou, surtout, socialement parlant : la compétition, pour l’accès à la rente des matières premières, s’appuie sur les clivages tribaux, ethniques, statutaires (castes), en les dénudant de ce que les nécessités de la survie, dans l’ancestral partage du dénuement saharo-sahélien, les avaient traditionnellement habillés d’humanité…
DE L’ÉCRITURE-MÈRE,
LES PLUS SAINES LIMITES [1]…
Dans un dossier en trois parties, publié sur le Net [2] dans la première quinzaine de Septembre 2015, Henri Tincq, intellectuel moderniste français réputé chrétien, entendait élucider les relations entre la violence et le sacré, dans les trois grandes religions monothéistes nées au Moyen-Orient. Il relevait comment leurs prophètes, textes fondateurs et exégèses ultérieures ont abordé la violence de leurs époques respectives, l'ont classifiée en degrés de légitimité, en considération des évènements de l'Histoire, entendus comme autant d'oscillations divines entre courroux et mansuétude. Classification contextuelle, sous-entendait Henri Tincq, mais que la moindre frustration contemporaine se chargerait de réactualiser en loi intangible contre la « dégradation des valeurs ». Au prix, hélas, de fureurs aveugles, fermées à toute adaptation au changement…
Ainsi, qu'il s'agisse de rétablir le « Grand Israël », le règne du « Christ-Roi » ou celui du « Khalifat Universel », le point commun de tous les intégrismes religieux, la justification profonde de leurs fatales violences, serait la lutte contre la modernité « identifiée à la sécularisation, la laïcisation, le prétendu déclin des valeurs familiales et morales, la moindre visibilité de la religion ». À l'inverse, condamner « l'homosexualité, l'avortement, la sexualité hors mariage, la recherche sur les cellules souches d'embryons ou l'euthanasie » serait le signe d'une lecture fondamentaliste des référents monothéistes. De toute évidence, il manque au discours d'Henri Tincq une de ses plus indispensables antithèses : « La violence et le profane ». Il y découvrirait sans doute que les critiques envers la modernité contemporaine sont loin de se limiter aux seules chasses gardées des fondamentalistes.
Des sources de la violence
Le sujet est pourtant effleuré dans le
premier article du dossier, avec la mention des « trois sources
principales, [selon le Midrach [3]], de la violence entre les
hommes : l'argent, la gloire et le sexe ». La sécularisation du Monde
aurait-elle tendance à tarir ces geysers ? Ou à les placer, tout au
contraire, au hit-parade des précipitations qui nous engluent chaque jour un
peu plus ? Silence radio, côté Tincq, sur ces questions pas vraiment
anodines. Mais il n'en reste pas moins que bien des révoltes, aujourd'hui, se
développent sur le constat, non pas d'abord de la désacralisation mais, avant
tout, de la dénaturation de nos existences, de nos sociétés, de notre
environnement ; dénaturation sinon orchestrée, du moins inféodée à ces
inextinguibles appétits, désormais en poupe démocrate – pour ne pas dire royale
– du marché.
Nombre d'avis autorisés s'enhardissent à d'encore plus noires hypothèses. D'après eux, ce serait ce même triolet qui nourrirait les plus extrémistes des réactions prétendument fondamentalistes à leur emprise. À cet égard, les douteuses accointances évangélisto-sionistes ont d'autant moins à envier aux divers financements de Daesh et consorts qu'elles peuvent elles-mêmes y participer. Des hydrocarbures aux reconstructions d'après-guerre, en passant par le commerce des armes et la déstabilisation de tel ou tel concurrent, les dividendes espérés de telles marmelades défient probablement l'imagination de notre bon Henri qui se tient donc sagement à ce qu'il sait le mieux faire : la broderie, discrètement iconoclaste à l'occasion, sur des poncifs à ce point éculés qu'on peut leur faire dire tout et n'importe quoi.
Des remises en cause variablement en cours
Sans insister sur le mur de contritions
désormais impératif à toute introduction de discours goy (non-juif) sur le
judaïsme, faisant bien peu cas du passé lucratif des coreligionnaires de Moïse
(PBL) – bien plus souvent et longuement en société musulmane que chrétienne, il
est vrai – ni sur l'oubli des recommandations racistes de Maïmonide qui jugeait
« les Turcs et les Noirs à mi-chemin entre les singes et les hommes »,
il nous faut décortiquer ici l'enjeu sous-jacent à la thèse du bon samaritain
progressiste. En dépit du caractère souvent violent, nous rappelle-t-il, des
histoires rapportées dans la Bible et de celles vécues le long des siècles,
juifs et chrétiens auraient globalement
les moyens de contextualiser les unes et les autres ; c'est ainsi que
« les catholiques auraient retrouvé, avec Vatican II » – en 1960,
pratiquement hier donc, après tant de siècles, lourds, d'oubli… – « le
meilleur de leur histoire, renoué avec les accents de leur fondateur, pris leur
parti de la laïcisation du monde, redoublé d'efforts envers les populations les
plus pauvres, les exclus, les migrants, tous les défavorisés ». Et,
sensationnel scoop pour les Palestiniens, les juifs seraient en voie de
« trouver les ressources permettant, de l'intérieur même de la tradition,
de faire face [à la violence de leurs sources] et de la dépasser ».
Une attitude autrement plus délicate à développer, selon Henri Tincq, chez les musulmans. Pour bien des raisons, lui semble-t-il. Réduisant tout d'abord l'apparition de l'islam à une « rivalité mimétique » de certains arabes « de tradition polythéiste » – en clair, une jalousie envieuse envers « le capital symbolique » de leurs contemporains chrétiens et juifs – évoquant à cet égard « les rites païens de la Kaaba » [4], il perçoit, dans cette lutte née de « frustrations », le motif principal de « la violence entre les peuples du Livre, dès les premiers temps de l'islam […] donnant dès le début, au Coran, un ton belliqueux et, à la nouvelle religion, une réputation de violence qui ne l'a jamais quittée ». Certes, Henri Tincq semble avoir à peu près compté le nombre des sourates pré-hégiriennes, puisqu'il en dénombre 87, quand il y en a, en fait, 86. Mais sa piètre socio-psychanalyse démontre à l'évidence qu'il ne les a pas lues : si les polythéistes y sont régulièrement menacés des tourments de l'Enfer dans la vie future, les musulmans s'y voient invariablement encouragés, en la vie présente, à la patience, l'endurance et la dignité, dans les souffrances que leur font subir leurs ennemis. Une forge du caractère qui dura douze longues années et dont tout musulman un tant soit peu instruit se doit d'y former le sien. La seule violence des débuts de l'islam est celle de ses contempteurs [5].
Une contextualisation éprouvée des textes
Ce n'est qu'après la tentative
d'assassinat du Prophète (PBL), la fuite à Yathrib et l'installation de
celui-ci (PBL) à la tête de la cité, à la demande de la population locale – aucun
coup d'État, dans les fondements islamiques – que la violence devient
réciproque. Mais avec des règles et limites d'autant plus respectées [6], en
ce qui concerne les musulmans, que la Révélation coranique se poursuit tout au
long des sept années de guerre ponctuée de fréquentes trêves dont la dernière,
décisive, d'un an ; Révélation que le prophète Mohamed (PBL) ne cessera,
au gré des circonstances, d'expliquer et de détailler, jusqu'à sa mort
clôturant vingt-deux années d'enseignement divin et, avec elles, les Temps
Prophétiques.
Prétendre, comme l'avance Henri Tincq, que le caractère « primordial » et « incréé » [7] du Saint Coran « oblige à sa lecture littérale et […] interdit toute contextualisation » de ses propos, pourtant révélés progressivement, en fonction de situations précises, est une énorme supercherie. Certes, il existe, au sein du milliard et demi d'individus qui constituent l'Oumma contemporaine, divers courants littéralistes ; certes, certains d'entre eux bénéficient de gros moyens et de publicité tapageuse, pour diffuser leur lecture bornée et parcellaire des textes fondateurs – Saint Coran et sunna du Prophète (PBL), augmentés, pour les Sunnites, des sentences des quatre premiers khalifes ; de celles de 'Ali [8] et de ses sept ou douze successeurs, pour les Chiites – certes, cette lecture parvient à se creuser un lit, dans les inquiétudes engendrées par la dislocation des sociétés traditionnelles, sous les coups de boutoir d'une marchandisation débridée du Monde ; mais il n'en reste pas moins que la connaissance des contextes initiaux est la clé traditionnelle, en islam, de la compréhension des textes fondateurs.
Un trop fréquent déficit de connaissance(s)
La vraie question relève de
l'actualisation de ces savoirs. Elle suppose tout-à-la-fois un travail
d'extraction des leçons intemporelles et universelles délivrées par les textes
fondateurs, dans leur adéquation aux situations qu'ils éclairaient – c'est une
tâche qui n'a jamais cessé de se poursuivre depuis mille quatre cents ans – et
une compréhension assez affinée des contextes actuels pour, à leur tour, les
illuminer. À cet égard, on ne peut qu'abonder dans le sens d'Henri Tincq. Qu'on
adhère ou non aux idées modernistes, il est impératif, pour s'y situer
convenablement, d'en entendre la genèse, la logique, les développements ;
les peser à l'aune de l'esprit qui parcourt le Saint Coran et s'exhale de la
vie du Prophète (PBL). Cet effort est beaucoup plus en cours et fréquent que ne
le croit Henri. Silencieusement, à l'ordinaire ; loin, en tout cas, du
tapage médiatique. Dans toute la diversité d'une communauté innombrable qui
s'est toujours méfiée, en grande majorité, des tentatives à imposer une lecture
univoque du dernier Message divin dont nul ne peut prétendre détenir tous les
sens et interprétations. Au rythme, donc, de l'éveil des peuples, dans leur
complexité, à la conscience des manipulations dont ils font l'objet et à ce
qu'ils sont en dignité, fondamentalement et toujours.
Mais à entendre un intellectuel aussi réputé
qu'Henri Tincq proférer tant de contre-vérités sur l'histoire de l'islam, ce
déficit de connaissance affecte également les donneurs de leçons aux musulmans.
Mohammed (PBL) n'a, par exemple, jamais « foncé vers la Kaaba » pour
en « ordonner la destruction ». Après vingt ans de patients efforts,
largement plus souvent passés à convaincre, par la pratique irréprochable et le
meilleur comportement, qu'à guerroyer, privilégiant la négociation, les
arrangements matrimoniaux, l'action diplomatique et/ou commerciale ; après
une ultime trêve d'un an rompue unilatéralement par les polythéistes mecquois,
félonie sanctionnée par la fameuse sourate IX qui traite des parjures et dont
Henri Tincq se sert à outrance, à l'instar des prétendus
« fondamentalistes » et « salafistes », zappant allégrement
les versets qui en mesure et relativise la violence [9] ; le Prophète (PBL)
rentre en paix à La Mecque, une fois obtenue la reddition sans combat de son
beau-père Abou Sofiane, chef des polythéistes. Épargnant la ville de tout
pillage, il fait simplement abattre les idoles qui occupaient la Kaaba et y
dirige en suivant la prière musulmane qui s'ouvre invariablement, comme le sait
toute personne un tant soit peu informée du rite islamique, par la formule
canonique « Allahou Akhbar [10] ». Très loin donc de la « vengeance »
qu'auraient ruminée, selon Henri Tincq, le prophète Mohammed (PBL) et les
musulmans…
Fondamentale mesure
Les conquêtes musulmanes et chrétiennes
de Jérusalem et Constantinople – sont significatives de la réputation réelle
que se bâtirent les deux religions auprès des populations méditerranéennes et
adjacentes. L’entrée particulièrement modeste [11] du khalife ‘Omar, en 638 à
Jérusalem, fut le fruit d’une heureuse négociation qui vit juifs et chrétiens
se placer sous administration musulmane, moyennant un tribut – la fameuse
jezzia – moins lourd que celui auparavant exigé par les Byzantins ; celle,
beaucoup plus triomphale, du turc Mehmet II à Constantinople, en 1453,
l’aboutissement d’un long siège où, bien que limité à quelques heures et à
certains quartiers, le pillage fut de rigueur. Mais, même en ce cas assez peu à
cheval sur les principes islamiques – en huit cents ans, beaucoup de vents
avaient soufflé – on resta très loin de la sauvagerie des Croisés qui avaient
massacré, en 1099, toute la population de Jérusalem, brûlant notamment les
juifs enfermés dans leur synagogue, et littéralement mis à sac, un siècle plus
tard (1204), la très chrétienne Constantinople, en dix jours du plus odieux et
effréné pillage.
L’édulcoration en un sens inverse de ces faits d’histoire, tant par la Papauté que par les historiens variablement laïcs du colonial 19ème siècle européen, aura, en bien des points, frisé à la falsification, voire la contrefaction. Jusqu’à acquérir aujourd’hui permanence, en ces formes frelatées, dans la représentation occidentale du Monde [12]. Elle occulte, ce faisant, la réalité du travail sur la violence effectué par le Saint Coran, Mohammed (PBL) et les premiers musulmans – ses compagnons (salafiyoun) – qui la soumirent à une dimension essentielle de toute organisation sociale durable : la mesure [13]. Tant en son recours qu’en son usage. Percevoir cela, c’est entendre, soit dit en passant, à quel point la dénomination de « salafistes » est inappropriée pour désigner les terroristes contemporains à visage islamique, et tristement dérisoire, leur prétention à la revendiquer. Mais c’est aussi entrevoir une tout autre dynamique dans la fulgurante expansion de l’Islam [14] au 7ème siècle. Plaçant la notion de pacte, notamment intercommunautaire, en valeur suprême – et, par voie de conséquence, celle de la forfaiture en faute gravissime, susceptible de la plus rude rigueur [15] – le modèle musulman y apparaît en projet de société équitable, tout particulièrement dans un Moyen-Orient fatigué des siècles de conflit entre Byzantins et Perses, pour le contrôle du commerce avec l’Orient.
Fidélité variable au projet de société
Partout où chrétiens « hérétiques », juifs et, plus généralement, populations autochtones se trouvaient en porte-à-faux avec la domination en cours – ce fut, aussi et notamment, le cas en Italie méridionale, Espagne et Sud de la France [16] – le projet musulman, plus souvent véhiculé par les marchands que par les guerriers, fut accueilli avec attention, discuté et à ce point adopté que nombre de cités lui ouvrirent spontanément leurs portes, après avoir négocié les plus favorables possible conditions de coexistence. À la différence de tant de conquérants dont, mue par sa seule ivresse, la force des armes ne put jamais qu’aller de l’avant, laissant le pays se refermer inexorablement derrière eux, les musulmans construisaient la paix et les échanges. Tant que ceux-ci furent équitables, ceux-là gardèrent la direction des affaires, parce qu’en respectant leurs engagements – plus souvent, ceux de leurs pères – envers les non-musulmans, ils se révélaient eux-mêmes fidèles à leur propre engagement devant Dieu.
La présence, constante durant quatorze
siècles, de fortes communautés non-musulmanes, notamment chrétiennes et juives,
en sociétés musulmanes, illustre cette fidélité. Une constance qui dut pourtant
subir les aléas de l’Histoire. De quelle lecture des Textes fondateurs et des
contextes de leur époque, le fatimide Al Hakim puis le seldjoukide Arslan
tirèrent-ils décision : pour l’un, d’expulser juifs et chrétiens de
Jérusalem ; pour l’autre, de leur en interdire désormais l’accès ;
offrant ainsi le prétexte de la 1ère Croisade ? Le turco-mongol
Tamerlan, fraîchement converti à l’islam, à détruire tout ce qui n’était pas
sunnite ? Les Almohades, à s’efforcer d’éradiquer le christianisme
d’Afrique du Nord ? Suivant les fatwas de quels sombres ou prétendus
oulémas ? Quelles que fortes étaient les contraintes géopolitiques de leur
temps, non seulement les uns et les autres s’attaquaient aux fondements mêmes
du projet universel de l’Islam et outrepassaient les limites assignées à la
violence par le Saint Coran et le Prophète (PBL), mais ils donnaient à nouveau
corps à l’hydre dévastatrice des sociétés humaines : la justification des
moyens par la fin.
De l’aveuglement né d’actes aveugles
Si le Saint Coran rappelle à cet égard
que les seuls responsables de l’apparition de la corruption « sur terre et
sur mer » sont les actes des hommes, khalifes [17] de Dieu sur terre, une des
règles communes à toutes les écoles traditionnelles de droit islamique insiste,
elle, sur la prééminence de l’éloignement du mal sur le commandement du bien.
Il est d’ailleurs assez savoureux que ce soit auprès d’un des plus fidèles
élèves d’Ibn Tamiyya, si souvent cité mais trop parcellairement, hélas, par les
plus pointilleux littéralistes, qu’on voit rappelée, avec le plus de netteté, la
fonction essentielle de la Chari’a [18], « toute justice,
miséricorde et bien » : servir l’intérêt des gens, en cette vie et
vue de l’autre. Et Ibnou Qayyim de préciser : « Toute sentence qui
tendrait à l’injustice, la non-miséricorde ou au mal n’est pas de la
Chari’a » ; puis, plus loin, « ne pas risquer engendrer pire est une
des conditions au bannissement du mal » [19].
Quel sort la laïcisation du Monde a-t-elle réservé aux sentences de Machiavel, si protégé par le très politique pape Jules de Médicis ? Le moins qu’on puisse dire est que les menées colonialistes et post-colonialistes des Français et des Anglo-saxons, tout au long des deux derniers siècles, les ont beaucoup banalisées en Islam, interférant dans le fréquent repliement identitaire des juristes musulmans tant contraints par la domination politique occidentale que par leur propre crainte de l’assimilation. Faut-il souligner le rôle des Anglo-saxons dans l’émergence et le développement du wahhabisme ? Celui des juifs de Salonique et de leurs homologues Donmeh dans la décision des Jeunes Turcs (si imbus de modernisme…) de déclencher, en 1915, le génocide arménien ? Ou encore de la Haganah sioniste dans le plasticage, cinq ans plus tard, de la grande synagogue de Baghdad ? Quelle que soit l’importance de ces manœuvres variablement exogènes, toujours est-il que le 20ème siècle et le début du 21ème sont marqués par une dégradation sensible de la situation des communautés non-musulmanes en terres d’Islam, signe patent de ce qu’un nombre de moins en moins négligeable de leurs concitoyens musulmans n’entendent plus les fondements du projet social islamique, jusqu’à même oublier de s’interroger sur la fin qu’ils poursuivent.
Encadré : la Chari’a De cha’ara : débuter, rendre clair, frayer
un chemin droit, etc. ; la Chari’a, c’est la Voie, tracée
directement par le Saint Coran et la vie du Prophète (PBL). À la différence
d’un simple recueil de lois et règlements, il s’agit donc d’un espace
délimité en vue d’offrir une direction. Principes et règles générales y
occupent une place prépondérante. Le nombre de prescriptions strictement
imputables au Saint Coran varie, selon les exégètes, entre deux cents et deux
cent cinquante – dont 60 % concernent, à part égale, le Droit civil et
celui de la famille – la portée juridique de certains préceptes restant
discutable, tandis que d’autres touchent plusieurs domaines du Droit. En ce
qui concerne la Sunna, le dénombrement est encore plus sujet à controverses.
Beaucoup de hadiths du Prophète (PBL) relèvent de la société arabe de son
époque, dans des situations toujours particulières, mettant en jeu
différentes personnes, et exigent une contextualisation encore plus
conséquente, pour en extraire leçons universelles. C’est de ce travail entamé dès la mort du Prophète (PBL) que vont naître les différentes écoles de fiqh (littéralement : compréhension, intelligence ; et par glissement de sens : jurisprudence). Celles-ci ne sont donc que des méthodes d’interprétation de la Chari’a. Notamment dans le traitement des situations postérieures et/ou étrangères à l’espace-temps de la Révélation. Selon le principe commun à toutes, notons-le bien au passage, que tout ce qui n’est pas expressément interdit par la Chari’a est permis. Variable selon les écoles, leur tendance à la fossilisation, avec la partition de l’Oumma et le développement de dominations non-musulmanes, a favorisé, d’une part, des confusions populaires entre Chari’a, fiqh et coutumes locales antéislamiques, au détriment de l’intelligence de la première, et, d’autre part, des réactions de rejet du second, à ce point outrancières parfois qu’elles en ont perdu jusqu’aux outils fondamentaux de compréhension de la Voie islamique. Remettre ceux-ci à l’évidence de tous est devenu un enjeu majeur du 15ème siècle de l’Hégire, où s’investissent un nombre croissant de savants, en ou hors école traditionnelle de fiqh. |
Voir clair et éclairer
Situation aggravée par la déstructuration
généralisée des sociétés traditionnelles. Le projet sécularisé du marché
triomphant n’a besoin que de multitudes d’individus, le plus finement
code-barrés possible, et d’un nombre limité d’États pour les encadrer, plus ou
moins démocratiquement – plus ou moins despotiquement, en mode « verre à
moitié vide »… – selon leur position dans l’architecture du système [20].
Tout converge donc à corrompre les organisations sociales préexistantes.
Nationalismes, guerres, exodes ruraux et autres migrations variablement
orchestrées détruisent, non seulement, les groupements traditionnels mais,
aussi, leurs systèmes de communications. En particulier, entre élites et masses populaires. À cet
égard, il faut remarquer par quels canaux nombre de jeunes français nés
d’immigrés musulmans ordinairement très peu au fait des fondements sociétaux
islamiques se sont intéressés à la religion de leurs parents : essentiellement les media français, bien avant les maghrébins ; plus tard moyen-orientaux,
surtout saoudiens et autres monarchiques du Golfe.
Du coup, il aura fallu, à ces jeunes – et leur faut encore, hélas – fournir un effort particulièrement soutenu pour s’extirper de la « traditionnelle » réduction guerrière de l’islam, assénée par les media français depuis le déclenchement, en 1979, de la révolution populaire iranienne que ceux-ci associèrent, immédiatement et systématiquement, au plus obtus et fanatique obscurantisme. Un obscurantisme variablement perceptible, au demeurant, en l’audience accordée, dans trop de media arabes, à des oulémas manifestement incapables de penser l’intégrité [21] de l’islam, sa fonction lumineuse, dans la complexité d’un monde contemporain dont ils méconnaissent les processus, tant vitaux que morbides. Les rares intellectuels, comme Tariq Ramadan, qui s’y hissent sont systématiquement traqués, par trop de leurs homologues non-musulmans, en cinquième colonne d’un islam « organiquement », disent ces derniers, belliqueux et liberticide. Mais l’indéniable succès de Tariq aura prouvé la réelle aspiration des musulmans français à atteindre les plus profonds et sûrs fondements de leur foi et ce n’est pas plus la violence, évidemment, que l’exclusion de l’Autre [22].
Henri Tincq aura-t-il contribué, dans son ouvrage sur la violence et le sacré, à les aider, en bon chrétien, dans cette quête ? Si ses citations finales de quelques versets – et non « des » quelques versets, comme il le prétend : c’est par centaines que se comptent les appels coraniques à la paix et à la mesure – consacrant la coexistence pacifique entre gens de convictions différentes [23], semble avoir vernissé son discours en ce sens, il est largement passé à côté de l’essentiel : la lucidité de l’islam envers la violence. Il est globalement exact que la vulgate juive reconnaît la réalité de celle-ci, y fait largement recours, démesurément à l’ordinaire, envers les non-juifs ; que Jésus (PBL) s’y opposa, laissant à César, bientôt empereur chrétien, et à « l’infaillibilité » des papes – avant les démocraties (« demo-kratia » : pouvoir des peuples prétendument souverains) – le soin de sa législation et… de son commerce ; mais c’est bien au Saint Coran et à Mohammed (PBL) qu’il advint de lui donner, dès le 7ème siècle, des limites explicites. Toujours susceptibles, il est vrai et comme ailleurs, de diverses interprétations, voire contorsions, mais réellement énoncées et auréolées du prestige de la Transcendance.
On entend bien que les convictions progressistes de Tincq l’aient empêché de valoriser cette œuvre. Mais on est tout-à-fait en droit de douter, a contrario, de celle de la sécularisation du Monde. Ce n’est certes pas l’islam qui inventé, développé et commercialisé les armes de destruction massive – on n’oublie pas que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU restent les plus grands producteurs d’armes de la planète – et, même « chirurgicaux », les « dégâts collatéraux » des interventions occidentales hors de leurs bastions hautement sécurisés, sont largement aussi abominables que les décapitations des écervelés alqahideux et consorts. Qu’auraient à envier à ces derniers leurs homologues occidentaux, notamment américains, désormais plus souvent laïcs que chrétiens mais pourtant en récurrente proie à de frénétiques et insensées tueries sur leurs propres territoires ? La publication de leurs selfies sur Youtube et leur célébrité gratuitement offerte par des media étrangement complaisants ? On attend, Henri, vos Lumières [24]. On mesurera, alors, les compatibilités entre votre modernisme et celui des musulmans fidèles. Tranquillisez-vous : c’est de moins en moins que vous manquerez d’interlocuteurs pour en débattre. Incha Allahou : n’est-ce pas Lui – et Lui Seul – qui sait ?
[1] Première
publication au printemps 2016, par l’hebdomadaire « Le Calame » :
lecalame.info/?q=node/2816 ; lecalame.info/?q=node/
[2] slate.fr/story/106311/violence-religions-judaisme ;
slate.fr/story/106313/christianisme-jesus-pacifiste-et-religi... ; slate.fr/story/106619/islam-une-histoire-de-desert-et-de-sang
[3] Une des
quatre méthodes d'interprétation des textes religieux juifs, incluant une
compilation de commentaires sur divers aspects de la culture juive.
[4] Zappant
ainsi la construction initiale du bâtiment par Abraham et Ismaïl (PBE), selon
la vulgate musulmane, objectivement tout aussi acceptable que ses homologues
chrétiennes et juives, dans la présentation, chacune, de son épopée…
[5] Hamza
n'était pas encore musulman quand il donna un coup d'arc à son cousin Abou
Jahl, oncle du prophète Mohamed (PBL) et ennemi acharné de la religion
naissante.
[6] Immunité
des églises, synagogues et autres ermitages, sauf utilisation prouvée à des
fins belliqueuses ; interdiction de tuer les enfants, les femmes et les vieillards ; d'une manière
générale, tout non-combattant ; les prêtres et les rabbins, à moins que
leur participation active à la guerre n'ait été dûment établie ; interdiction
d'empoisonner l'eau et les sols, de détruire le bétail et les cultures ;
interdiction du pillage et gestion rigoureuse du butin ; interdiction de
faire périr par le feu et de mutiler les cadavres ; interdiction d'user de
flèches empoisonnées, sauf si l'ennemi y a recouru en premier… Des règles que
la modernité, y compris « fondamentaliste djihadiste », est très
loin, hélas, d'avoir fait siennes…
[7] Ardemment
défendu par Ibn Hanbal (780-855), le plus littéraliste des fondateurs d'école
de Droit, ce dogme fut adopté, dans la seconde partie du 9ème siècle,
par la grande majorité des juristes, après deux siècles de controverses
théologiques sur le libre-arbitre et la prédestination. Il repose
essentiellement sur les versets suivants : « Hâ Mîm. Par le Livre
Clair ! Nous en avons fait un Coran en langue arabe, afin que vous en
puissiez saisir sens. Il est auprès de Nous, en l'Écriture-Mère [la Mère du Livre, Oummoul Kitab], sublime
et plein de sagesse » (43 - 1, 2, 3 et 4). « Incréé »
signifie, en cette acceptation, « traduit d'un Attribut divin
éternel » et, donc, indissociable de Dieu, a contrario de toute créature.
Mais, ainsi que le rappela Abul Hassan Al Ash'ari et, depuis, la grande
majorité des oulémas, nos lectures du Saint Coran, aussi affinées que peuvent
les rendre notre étude des contextes de sa « descente », restent
forcément relatives, limitées par nos conditions existentielles. C'est
justement cette limitation universelle, quelque graduée soit-elle par nos
efforts, chacun, à la restreindre, qui nous rend libres et égaux en droits,
notamment d'études et de lectures, ce qui ne garantit évidemment pas l'égalité
de leurs résultats ni des savants, étudiants ou simples lecteurs...
[8] Ce cousin et
gendre du Prophète (PBL) ne tint jamais « bataille » contre Uthmane, a
contrario de ce que soutient Henri Tincq ; ne « prit » pas « le
pouvoir » mais y fut placé, par les musulmans, à l'exception du gouverneur
de la puissante région du Cham et neveu d'Uthmane, Mouawiya, et de ses
partisans qui exigeaient, en préalable à leur soumission au nouveau khalife, le
procès des meurtriers de son prédécesseur. Quant aux fils de 'Ali, seul le
cadet, Hussayn, fut tué à Kerbala, par un homme de main de Mouawiya qui avait,
ce faisant, désormais le champ libre pour fonder sa dynastie. Hassan, le grand
frère de Husayn, était décédé dix ans plus tôt, probablement empoisonné sur
ordre de Mouawiya.
[9] On ne peut
ainsi entendre le sens de cette sourate, si l'on omet de signaler, en sus de ce
que Dieu y « […] annonce un châtiment douloureux aux incrédules » (9 - 3),
qu'Il en exclut, cependant et dès le verset suivant (9 - 4), « […]
les polythéistes avec qui vous avez conclu un traité [et qui] n'ont pas failli,
dans l'accomplissement de leurs obligations envers vous, ni soutenu personne
contre vous. Respectez donc le traité avec ceux-là jusqu'à son terme.
Assurément, Allah aime ceux qui sont justes ». De même, on ne peut citer
le verset 5 de cette même sourate, comme le fait Tincq, sans celui qui le suit
immédiatement : « Et si quelqu'un d'entre les idolâtres te demande
protection, accorde-la-lui, afin qu'il puisse ouïr la parole de Dieu ;
ensuite, conduis-le en son lieu de sûreté. Et ce, parce que ce sont des gens
qui ne savent pas » (9 - 6). La règle générale coranique est que tout verset susceptible d'être
compris comme une exhortation à la violence est suivi, dans la même sourate,
ordinairement à moins de cinq versets, par des considérations qui nuancent,
précisent, limitent ou cadrent cette violence éventuelle. Enfin, est-il besoin
de le rappeler, si « combattre » contient bien l'idée de « produire
un effort » (jahada, en arabe, d'où jihad), la violence, tant en français
qu'en arabe, ne lui est pas systématiquement associable. Ni, donc, forcément
associée…
[10] Akhbar, à
l'instar, par exemple, de Rahmane (Tout-Miséricordieux) ou Qadir (Tout-Puissant),
est bien « plus » qu'un superlatif. Il signifie la grandeur dans
sa totalité. Une réalité sans faille, absolue, strictement divine donc, hors
de portée de l'humain, être nécessairement relatif et limité. Il est aisé
de comprendre par quel glissement de sens des musulmans peuvent-ils utiliser « Allahou
Akhbar ! », formule pieuse par excellence, indispensable à la
validation de toute prière, pour tenter de sacraliser leurs violences, justes
ou non.
[11] Sans armes, vêtu du plus simple et commun habit qu’il reprisait lui-même, à l’instar de Mohamed (PBL), ‘Omar décline l’invitation du patriarche chrétien à prier dans sa basilique, de peur que « les musulmans ne s’en croient les nouveaux locataires », explique-t-il, et choisit l’emplacement du Rocher, alors dépourvu de tout édifice religieux. Il y fera construire une mosquée, très rudimentaire, que les Omeyyades transformeront en la célèbre Al Aqsa. Lire http://www.etudes-francaises.net/jerusalem/histoire.htm
[12] Parler des « cavaliers
d’Allah », du « sabre de l’islam » ou des « invasions
arabes » semble aller, en France, tout autant de soi qu’évoquer la
« pax romana », « l’œuvre civilisatrice d’Alexandre le Grand en
Orient », voire « l’invention de l’école par Charlemagne »… Suspecte déviance, donc, que de seulement
penser « l’inverse » : « pax islamica », « épée de
Charlemagne », « œuvres civilisatrice de l’islam en Occident »
et autres « invasions grecques ou romaines »…
[13] Omniprésente
dans le Saint Texte : « […] Nous avons fait de vous une communauté de
juste milieu […] » (2 – 143) ; « Ne suivez pas les
passions, afin de ne pas dévier de la justice […] » (4 – 135) ;
« […] Que votre aversion envers un peuple ne vous porte pas à être
injustes […] » (5 – 8) ; etc. ; l’exhortation à la mesure
l’est également dans la bouche du prophète Mohamed (PBL) : « La
modération ! La modération ! C’est seulement par elle que vous
arriverez à bon port » ou encore : « La religion est aisance et
facilité. Jamais quelqu’un ne cherchera à rivaliser en force avec la religion
sans que la religion ne l’écrase. Suivez plutôt la voie du milieu.
Rapprochez-vous en douceur de la perfection et soyez optimistes ».
[14] La majuscule
(Islam, Chrétienté) distinguant l’organisation civilisationnelle, l’ensemble
sociétal, de la religion proprement dite (islam, christianisme). Ainsi l’on
peut entendre que l’islam est la religion dominante – et non pas exclusive – de
l’Islam.
[15] C’est le seul
point de morale publique sur lequel le Prophète (PBL) se montra intraitable,
comme en témoigne particulièrement l’exécution de quasiment tous les mâles
pubères de la tribu juive des Beni Quraïdha qui avait trahi, lors du siège de
Médine (bataille du Fossé), le pacte de neutralité conclu avec leurs
concitoyens musulmans. On se souviendra également que l’Islam (projet de
société) naquit d’un pacte : celui établi entre les musulmans mecquois et
les représentants des deux tribus majoritaires de Yathrib où habitaient
également les Beni Quraïdha.
[16] Sous
domination wisigothe depuis le 5èmesiècle, en dépit de récurrents
raids francs, le Languedoc et la Provence à l’Ouest du Rhône forment la
Septimanie, très imprégnée d’arianisme, secte chrétienne croyant en la nature
humaine du Christ (PBL). Le réveil du commerce méditerranéen, avec l’Islam dont
la religion dominante proclame une foi analogue, et les problèmes successoraux
des Wisigoths, conclus par le débarquement des musulmans en Andalousie,
électrisent la situation de la Gaule méridionale. La même année (719) où
Charles Martel met au pas la basse vallée du Rhône, les musulmans s’installent
à Narbonne et c’est alliés au duc Mauronte, duc de Provence, qu’en 735, ceux-ci
délivrent Avignon et Arles de l’emprise franque. Charles Martel ravage et
récupère la Provence, quatre ans plus tard, mais ce n’est qu’en 759 que son
fils, Pépin le Bref, entre victorieusement à Narbonne, achevant ainsi la
conquête de la Septimanie. Si l’islam reflue assez rapidement du pays – il
subsistera dans le Fraxinet puis en Maurienne, jusqu’en 973 – c’est, surtout,
l’enterrement définitif de l’arianisme en Gaule et l’établissement, certes
encore très relatif et fragile, d’une unité politico-religieuse, de la Manche à
la Méditerranée.
[17] Représentants
ou, plus précisément, tenant lieu (matrice du plus équivoque
« lieutenant »…). À
chacun de méditer le contenu théologique et humaniste des versets suivants :
« Ne voyez-vous pas que Dieu a soumis à votre service tout ce qui est dans
les cieux et sur la terre ? Et Il vous a comblé de Ses bienfaits,
apparents et cachés. » (31 – 20) ; « C’est Lui qui a fait
de vous Ses khalifes sur la terre et qui vous a élevés en rangs les uns
au-dessus des autres, afin de vous éprouver en ce qu’Il vous a donné. » (6
– 165) ; « La corruption est apparue, sur terre et dans la mer, à
cause de ce que les gens ont accompli de leurs propres mains et afin que Dieu
leur fasse goûter une partie de ce qu’ils ont œuvré. Peut-être reviendront-ils… »
(30 – 41).
[18] Voir encadré ci-après.
[19] Ce passage sur
Ibnou Qayyim est extrait d’un précédent article, « Conjuguer le passé au
présent », voir : lecalame.info/?q=node/2153
[20] Démocraties « avancées », dans les pays industrialisés, dits également « centraux » ; démocraties « retardées », dans les pays sous-développés, qualifiés de « périphériques ». Une organisation source de multiples violences… Voir les analyses de la dépendance systémique (Giovanni Arrighi, Samir Amin, etc.).
[21] Autrement
dit : intégralement…
[22] À cet
égard, la récente révélation des écarts de conduite du célèbre conférencier
n’auront prouvé que l’universelle faiblesse humaine et leur médiatisation à
outrance guère servi la nécessaire symbiose entre les cultures et les peuples à
laquelle son travail intellectuel a réellement contribué.
[23] Basée sur le pacte de non-agression. « Un polythéiste sans lien de parenté musulmane jouit au moins d’un droit : celui du voisin » : ce hadith authentifié du Prophète (PBL) étend à tout non-musulman l’aide de proximité ordonnée au musulman. Voir, plus loin, « Citoyenneté en Islam ».
[24] Dont le siècle
produisit en France une révolution infiniment plus « progressiste »,
au sens suggéré par Henri Tincq, que l’iranienne mais autrement plus violente
et meurtrière, avec ses quatre cent mille morts (dont la moitié en Bretagne et
Vendée), en moins en dix ans… Une « broutille », cependant, comparée
aux dizaines et dizaines de millions de victimes cumulées des on ne peut plus
laïques révolutions russe, chinoise et khmère, en guère plus de temps,
contribuant généreusement à alourdir le coût humain de la sécularisation
(marchandisation ?) du Monde : de la révolution française à nos
jours, tous conflits confondus, quasiment un demi-milliard d’individus, civils
en grande majorité…
Terrorisme islamiste ? Terrorisme islamique ? Ou, plutôt,
islam terrorisé ? Affublé du terrorisme comme d’un masque grotesque, une
caricature obscène. Pour nous, musulmans lambda, associer terrorisme et islam,
ça a quelque chose de contre-nature. Une incongruité qui ne correspond en rien
à ce que nous apprenons et vivons quotidiennement de notre religion.
Corruption ? Manipulations ? Convulsions ? Essayons un peu d’y
voir clair…
Si l’assassinat de quatre touristes français aux environs d’Aleg (Brakna), le 24 Décembre 2007, fit l’effet d’une bombe en Mauritanie, c’est surtout la révélation de la nationalité des assassins qui stupéfia l’opinion publique locale : il s’agissait, tous, de mauritaniens ! Comment, entendit-on dire partout dans le pays, une telle déviation de l’islam avait-elle pu corrompre ainsi nos jeunes ? On voulut croire à l’exception. Mais divers évènements, depuis, ont prouvé sans contestation possible que le terrorisme recrutait bel et bien en Mauritanie. Pourquoi et comment ?
On pressent d’emblée que la problématique dépasse la seule société mauritanienne. Met-elle en cause la religion musulmane ? La civilisation qu’elle a engendrée ? Les relations développées avec les sociétés non-musulmanes, ces derniers siècles ? Avant d’examiner les spécificités historiques, socio-culturelles et économiques mauritaniennes et régionales qui nuancent fortement ces questions générales, penchons-nous sur celles-ci.
L’argument fondamental des terroristes à visage islamique pose que la communauté des croyants – l’Oumma – est en guerre. Tout particulièrement contre « l’Occident », quintessence, à leurs yeux, de la mécréance. Tous ceux qui s’en réclament, collaborent à ses projets ou, plus généralement encore, ne s’en démarquent pas nettement sont donc, effectivement ou potentiellement, les ennemis de l’islam. Un tel manichéisme est suffisamment simpliste pour enrôler, d’une part, les moindres rancœurs existentielles et servir, d’autre part, les diverses entreprises planétaires de partition populaire, à des fins banales d’exploi-tation capitaliste.
L’argument est d’autant plus séduisant, pour le musulman incertain, que s’honorer du titre de djihadiste, c’est, quelque part, s’imaginer de retour aux sources. Un viatique qui permettrait de s’affranchir, et de sa propre histoire, et de la loi ? Las ! Si la guerre a quelques lettres de noblesse, en islam, les musulmans sont tenus par leur religion elle-même à certaines règles dans sa conduite. Diverses injonctions, coraniques en premier chef, interdisent en effet de s’en prendre aux femmes, aux enfants, aux vieillards, aux religieux d’autres religions – à moins que leur implication dans le conflit ne soit dûment prouvée – aux pactisants fidèles à leurs engagements, aux lieux de culte monothéiste, aux arbres, aux cultures, aux élevages : bref, aux non-belligérants ; même si l’ennemi use à l’inverse de telles agressions. Autant de prohibitions suffisamment précises pour exclure tout recours au terrorisme : l’attentat aveugle est sans conteste islamiquement illégitime et condamnable.
Cependant, l’irréfutable a été balayé, d’un simple revers de main, par Al Qaïda – dont on ne s’appesantira pas ici sur les étonnants services rendus à l’impérialisme occidental [2] – pour qui « à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles », décrétant que les règles fondamentales de l’islam pouvaient être transgressées pour les besoins de la lutte. Une position violemment combattue, notons-le ici sans attendre, par divers autres mouvements de lutte armée, comme les Takfiristes, dissidence des Frères musulmans formée dans les geôles égyptiennes, entre les années 50 et 80, qui connaîtra divers avatars, notamment le long de la bande saharo-sahélienne.
À cet égard, il faut souligner une vieille récurrence. S’il existe un volumineux corpus juridique – le fiqh, distingué en plusieurs écoles – se prononçant en détail, parfois de façon contradictoire, sur les divers fondements (oussoul) de la jurisprudence islamique accumulée depuis quatorze siècles, c’est au sein du peuple que s’est invariablement décidée la pratique sociale religieuse, d’autant plus qu’il n’y a pas de clergé dans la majeure partie du monde musulman. Très tôt acquis, cet enracinement populaire ne s’est jamais démenti, en dépit des efforts des puissants à contenir, sinon cueillir à leur profit, les multiples efflorescences de cette vitalité. De la révolution abbasside au « printemps » tunisien – les tenants et aboutissants internationaux de ce dernier sont certes plus équivoques, surtout en Libye et en Syrie – en passant notamment par la révolte des Zanjs en 870 et la révolution iranienne de 1979, ce sont les masses populaires qui se lèvent pour défendre ce qui leur paraît être le ciment du pacte islamique. Avec une constante invariable : l’exigence de justice sociale.
La question a pris une tournure singulière ces deux derniers siècles, avec les conséquences mondiales de la révolution thermodynamique [3] née en Occident au début du 19ème siècle. Surmultipliées par l’emballement phénoménal de la production, les nécessités de la chose marchande ont engagé les nations industrielles dans des politiques impérialistes et consommatrices, inféodant l’Humanité, dans son ensemble ; plus largement encore, la Biosphère ; à ses contraintes quantitatives. Un nouvel ordre du Monde, fondé sur l’accumulation matérielle et dénué, a priori, de toute considération spirituelle, s’est mis en place, situant l’Occident pionnier au sommet de la nouvelle pyramide.
La déstructuration de l’Oumma est patente. Relativement entamée au fil des siècles, avec les diverses partitions khalifales ou sectaires, mais toujours bien adoucie par les liens religieux (citoyenneté entière de tout musulman en la moindre cité musulmane et Pèlerinage, notamment), commerciaux et linguistiques (arabe), elle est institutionnalisée, en moins d’un siècle, avec la fondation, sous l’égide d’une ONU dominée par l’Occident, d’une quarantaine [4] d’États, unités territoriales nécessaires et suffisantes, avec quelque cent-soixante autres de moindre puissance, à une gestion planétaire de la marchandise dont on se contentera de dire, ici, qu’elle n’est pas précisément équitable, tant socialement qu’écologiquement.
En réaction à cette situation, résistances et compromissions n’ont cessé de s’interpénétrer depuis deux siècles, prenant, au cours de la seconde partie du dernier, une intensité toute particulière, alors que de nouvelles exigences géopolitiques se faisaient jour, avec la raréfaction des matières premières, notamment dans le secteur des hydrocarbures, fondement énergétique, après le charbon, de tout le système. Quarante années après l’effondrement de l’empire Ottoman, théâtres d’une domination occidentale quasiment sans partage, on vit alors apparaître de nouvelles forces centripètes à l’intérieur de l’Oumma, qui reflétaient bien la profonde ambivalence des repositionnements islamiques dans la modernité [5].
Quoique les premières tentatives de régénérescence politique aient jailli des masses populaires – le mouvement des Frères musulmans, dès les années 30 en Égypte, en est un des éloquents prototypes – c’est parmi les plus économiquement puissants que se manifestent les plus appuyées de ces forces, à partir de l’Arabie saoudite en particulier, sous l’égide d’un wahhabisme très tôt liés aux intérêts pétroliers anglo-saxons et, par extension, aux forces d’argent internationales. L’icône « Oussama Ben Laden », dont les liens avec la famille Bush n’auront cessé d’intriguer, sera le symbole même de cette étrange symbiose. D’autres mouvements plus panarabiques qu’islamiques, comme le nassérisme ou le baassisme, tentent également de se frayer un leadership, avec des moyens à peine moins équivoques, adhérant variablement au projet occidental.
Le débat idéologique se concentre entre le rigorisme
étroit des Wahhabites et la laïcisation appuyée des Baassistes, avec, en
position médiane, toute l’armada des courants populaires réformistes, enclins à
se concentrer fortement sur les oussoul – le Saint Coran et la sunna du
Prophète (PBL) – au détriment de l’étude du fiqh, fréquemment jugé, du moins en
ce qui concerne le domaine des affaires sociales (les mu’âmalat), inadapté à la
vie contemporaine. On a résumé cet énorme et complexe bouillonnement sous
l’étiquette « salafisme », c’est-à-dire : partisan du retour – à
la lettre… ou à l’esprit, ce qui n’est pas tout-à-fait la même chose… – au
« temps des Salafs », les premiers compagnons du Prophète (PBL).
Mais la grande innovation, entre 1950 et 2000, concerne l’usage de la violence comme moyen de reconquête, tant territoriale que sociale et culturelle. L’assassinat en 1949 de Hassan Al Bannat, le fondateur des Frères musulmans ; les démêlés violents entre ceux-ci et le pouvoir nassérien ; les luttes nationales de libération en Afghanistan et au Maghreb, parfois féroces (Algérie) ; la permanence, dans une opposition dramatiquement dissymétrique, du conflit en Palestine ; l’engagement sans équivoque du colonel Kadhafi auprès de divers mouvements terroristes anti-impérialistes ; la révolution iranienne – un choc colossal qui sembla démontrer à beaucoup que l’islam gardait toute sa capacité à générer un projet social fédérateur – la guerre des militaires algériens contre leur peuple ; le conflit impérialo-identitaire dans les Balkans ou en Tchétchénie ; et la première guerre du Golfe, enfin, où la constitution d’une coalition internationale entérinait, aux yeux de l’opinion publique musulmane, l’évidence du « deux poids, deux mesures » outrageusement pratiqué par la Communauté internationale, ces fameux « membres permanents du Conseil de sécurité » qui réunit, en fait, les cinq plus grands marchands d’armes de la planète : tous ces évènements ont concouru à faire pénétrer, dans un imaginaire musulman globalement réfractaire à cette vision de l’action, le redoutable concept, banalisé en Occident depuis des siècles, que la fin justifie les moyens.
Petite rétrospective contemporaine
Le 11 Septembre 2001, Mohamed ould Chabarnou, le
plus âgé des futurs meurtriers des touristes d’Aleg, n’a pas vingt-et-un ans.
Son compère Maarouf ould Haïba, juste un an de moins, le troisième larron, Sidi
ould Sidna, n’est pas encore adolescent. Les deux premiers circulent dans une
Nouakchott joyeuse où nombre de chauffeurs de taxi arborent, les jours suivant
l’effondrement des tours, des photos d’Oussama ben Laden sur fond d’avion de
ligne. Enfin l’Amérique arrogante goûte-t-elle un peu de ce qu’elle fait subir
aux peuples musulmans, entend-on dire ici et là. Les cybercafés, qui ont poussé
comme des champignons un peu partout dans cette ville de bientôt un million
d’habitants, pour une population nationale d’à peine trois millions
d’individus, se voient assaillis par des nuées de jeunes désœuvrés – le chômage
touche le tiers de la population active, plus de la moitié des chômeurs ont
moins de vingt-cinq ans et les jeunes de moins de dix-huit forment la moitié de
la population totale – s’agglutinant, autour d’un même écran d’ordinateur, dans
la consultation des grands sites arabes d’information et, entre deux fenêtres
anodines, djihadistes. On rêve d’épiques aventures et d’exploits.
Dans la foulée, voici qu’apparaissent à l’étal des petits commerçants de rue des CD vantant la lutte armée – le jihad appelle en Afghanistan où le grand héros du 11 Septembre attend les futurs glorieux martyrs – quelques prêcheurs se signalent dans les quartiers populaires, comme le marché Sebkha, par leurs diatribes virulentes, non seulement, contre les USA et, plus généralement, l’Occident impie mais, aussi, contre le pouvoir discrétionnaire et corrompu d’Ould Taya, qui mène la Mauritanie depuis 1985 entre carotte et bâton. De fait, la société mauritanienne – un concept qui n’a pas cinquante ans d’âge – n’en finit plus de se chercher depuis le départ des militaires français en 1960.
Il faut bien entendre en effet que c’est la colonisation qui a, non seulement, construit l’État mauritanien, comme banalement ailleurs en Afrique, mais, encore, donné son nom à la toute nouvelle nation. Non pas que l’espace considéré fut dépourvu d’histoire mais il en était riche de plusieurs, diverses et débordantes, dont la réunion, en une unique entité administrative, n’avait jamais eu lieu [6]. Un effort qui eût été certes inutile et vain, des siècles durant, tant l’établissement des hommes était adossé, en ces temps et lieux de nature, aux fluctuations météorologiques qui définissaient, d’année en année, de mois en mois même, les espaces vivables. Dans de si rigoureuses et incertaines conditions, la survie de l’individu était naturellement contingentée à celle du groupe, selon une hiérarchie codifiée de rôles, précisément adaptés à des besoins vitaux réduits à leur plus simple expression.
En 1950, l’objet restait un épiphénomène dans le quotidien des nomades – surtout semi-nomades au demeurant – Maures et Peulhs qui représentaient plus de 80 % du million d’habitants peuplant alors l’espace mauritanien. Moins de cinquante, dans toute une vie d’homme, garnissaient l’univers de l’immense majorité de ces gens et relevaient tous d’une technologie rudimentaire. Les conditions quotidiennes d’existence, entre le chef de tribu guerrière ou maraboutique, le griot vantant les exploits de la généalogie de ce dernier, le forgeron battant le fer et l’esclave tirant l’eau du puits, n’étaient guère différentes : le premier entamant toujours les plats avant ses commensaux, à l’instar du lion dominant ; disposant parfois de tapis sous sa tente et ordinairement d’un pantalon, emblèmes de pouvoir ; mais partageant, avec tous, le même sable dans la bouche, les mêmes chaleurs exténuantes, le même fataliste et stoïque désarroi devant la maladie et la sécheresse.
Certes, il y avait eu quelques changements, avec l’arrivée des Français, au début du 20ème siècle, notamment dans les décisions de percement de puits – un bouleversement lourd de conséquences dans la codification des parcours de pâturage, qui nécessitait naguère de grandes concertations tribales, autour de « l’assemblée qui lie et délie » et dont plus grand monde ne se souciait désormais, confiant en la science de l’administration française – mais le peu d’investissements et d’établissements coloniaux, a contrario de ce qui s’était passé au Sénégal voisin, n’avait guère modifié le quotidien qui restait très largement compréhensible aux doctes oulémas qu’on venait consulter de temps à autre pour quelque litige tribal, presque toujours pastoral.
Question religion, si l’unanimité restait quasi-complète autour du sunnisme de rite malékite, deux grands courants s’affrontaient en silence : l’obédience confrérique, généralement concentrée dans les tribus zawayas, dites « maraboutiques », se partageant entre tariqa Qadiriya, la plus ancienne, et Tijaniya, apparue au 19ème siècle ; et son rejet, regroupant divers soufis indépendants et de réels opposants à toute structuration hiérarchique du religieux, recrutant surtout au sein des tribus hassanes, dites « guerrières ». Mais guère enclins à se lancer prématurément dans une « réouverture de l’ijtihad » – cet effort de relecture des oussoul à la lumière de l’évolution de la société, dont nombre de savants avaient décrété l’inutilité, voici plusieurs siècles, jugeant que « tout avait été dit » : en toute apparente nouvelle situation, il ne s’agirait plus que de fouiller les travaux déjà accomplis – les uns et les autres se retrouvèrent singulièrement dépassés par les évènements suivant la fondation de l’État mauritanien.
Non pas, d’ailleurs, que le courant maraboutique se fût systématiquement signalé par sa complaisance envers les militaires français [7]. Beaucoup de « djihadistes » contre les colonisations occidentales en Afrique de l’Ouest relevèrent de confréries soufies : quadiris, comme Cheikh Mélaïnine ou Muhammad Lamine Dramé, sinon tijanis, à l’instar d’El Haj Omar Tall ou Seyid ould Ektewechni. Certes, le désir de paix, entre les différents émirats et tribus maures qui se déchiraient volontiers avant l’arrivée des Français, avait incité tel ou tel, comme Cheikh Sidiya ou, plus tard, Cheikh Mohamed Saïd, à pactiser avec ceux-ci ; certes encore, les plus célèbres chefs confrériques du 20ème siècle, comme Cheikh Muhammad Bamba ou Ibrahima Niasse, du Sénégal voisin mais comptant nombre de disciples en Mauritanie, ne prirent jamais les armes pour résister à la colonisation. Non pas qu’ils fussent contre tout jihad, mais parce qu’ils croyaient que la forme la plus appropriée à leur contexte, la plus profondément en phase avec l’enseignement du Prophète (PBL), était le jihad par l’éducation, la formation, le travail et la purification du cœur. Certes enfin, les arrangements commerciaux satisfirent sans grand problème de conscience un certain nombre d’hommes pieux, sans parler, bien évidemment, de ceux qui l’étaient moins. Comme ailleurs, résistance et assimilation ont ainsi composé toute une palette de positionnements face à la domination non-musulmane.
La première décennie de l’État mauritanien se déroule globalement de façon paisible, à part quelques heurts ethniques, en 1968, autour de l’arabisation et des quotas de représentation des différentes communautés linguistiques dans l’administration. On rêve d’une intégration progressive des réalités saharo-sahéliennes dans la modernité, structurant la nation mauritanienne autour d’un islam malékite où tout le monde semble se retrouver. Fondée par les Français autour d’un de leurs petits forts militaires, bâti au début du 20ème siècle, la capitale Nouakchott ne compte en 1960 que 3 000 habitants ; 20 000, dix ans plus tard : le pays continue à mener sa vie traditionnelle, à distance certaine de l’État. L’aide internationale reste discrète – moins de cinq millions de dollars US par an – et les grands courants islamiques qui s’affrontent au Moyen-Orient ne semblent guère s’intéresser au sort de ce désert du bout du monde musulman.
La grande sécheresse de la décennie suivante va totalement bouleverser cette marche tranquille. Ne pouvant plus gérer la pénurie de pâturages en déplaçant les troupeaux vers des territoires plus arrosés – il y a maintenant des frontières qui séparent la Mauritanie de ses voisins – les gens abandonnent en masse leurs modes traditionnels d’existence et se ruent vers une capitale où s’organise en hâte l’aide internationale. En 1974, celle-ci avoisine les deux cents millions de dollars US – une augmentation de quelque 4 000 % en huit ans ! – contribuant à plus du quart du PIB : une manne dont tous entendent tirer profit à moindre effort. Se construisent, dans le même temps, de grandes mosquées où se distinguent de nouveaux partenaires : notamment les royaumes du Maroc et d’Arabie saoudite où affluent, toute barbe dehors, des milliers de quémandeurs maures, porteurs des plus islamiques projets de développement.
De fait, les barbes raccourcissent vite et les projets avec, une fois nos bédouins de retour, juteux chèques princiers en poche. Mais des idées et de nouveaux comportements circulent. La Mauritanie dénuée de tout est entrée de plein pied dans la société de consommation. À Nouakchott où se pressent maintenant plus de deux cent mille réfugiés – une augmentation de près de 1 000 % en cinq ans ! – les marchés se multiplient et leurs étals croulent de marchandises diverses, de la plus piètre qualité à l’ordinaire ; une vraie frénésie d’achats saisit les néo-citadins fraîchement débarqués de leur brousse et tous les moyens sont bons pour se procurer la divine ouguiya, nouveau sésame d’Ali Baba. Espace sans passé, Lekhliv [8] perpétué, Nouakchott devient le théâtre des plus sordides compétitions dont la régulation légale peine à sortir des cartons et où la religion se perd journellement.
L’exode rural a porté un coup fatal à l’organisation sociale traditionnelle des espaces mauritaniens. Les années 70 voient un très grand nombre d’esclaves (Abids maures, Mathioubés halpulaars, Komos soninkés), d’affranchis (Hartanis maures, Gallun-koobés halpulaars, Komo-xosos soninkés), et de castés – forgerons, griots, Eznagas, etc. – s’agglutiner à Nouakchott dans des « kebbés » – variété locale du bidonville – en attendant d’hypothétiques attributions foncières, tandis que les diverses aristocraties se reconvertissent en bourgeoisie (hauts fonctionnaires civils et militaires, médecins, juristes, affairistes, etc.) et investissent les quartiers huppés, au voisinage des riches coopérants non-musulmans. L’abolition officielle de l’esclavage, en 1983, vient entériner les faits et l’on se retrouve dans cette étrange situation où la libération des anciens rapports de sujétion débouche sur une distanciation extrême des conditions de vie : l’ancien maître se repose dans sa maison climatisée, dégustant des mets rares et raffinés, tandis que son ex-esclave cuit sous des tôles en zinc, avalant péniblement une plâtrée de riz blanc saupoudré de sable… Quoiqu’il s’agisse, là, d’une présentation évidemment caricaturale d’une conjoncture beaucoup plus nuancée, voire autrement contrastée, la fracture du quotidien est réelle et d’autant plus grave, en Mauritanie, qu’elle tend à séparer le peuple des tenants traditionnels du savoir islamique.
Ainsi transplantée dans la société de consommation, l’antique organisation du désert famélique accouche d’un hybride qui apparaît d’autant plus monstrueux que les signes de l’iniquité de partage des richesses sont matériellement omniprésents – 4x4, maisons de luxe, parures somptueuses… – et font bientôt office de référentiel de valeurs ; en porte-à-faux, donc, de celles frugales du désert et de celles communautaires de l’islam. C’est dans ce contexte que se développent diverses prédications islamiques exogènes. Deux tiennent particulièrement le haut du pavé. L’enseignement wahhabite et les missions des Tablighs. Le premier a pignon sur rue, près la grande mosquée saoudienne, et s’évertue particulièrement à démontrer le caractère « pervers » des confréries soufies, notamment la Tijaniya, qui détiennent la grande majorité des écoles coraniques et des mahadras dans le pays. De fait, le « projet » wahhabite, en Mauritanie, relève de la stratégie d’implantation sous-régionale du royaume saoudien en Afrique de l’Ouest et combat tout ce qui lui semble concurrentiel.
La prédication tabligh tient école à proximité de la mosquée des Chorfas, non loin du marché Capitale. Elle essaimera plus tard en divers quartiers de la banlieue, au Sud et à l’Est surtout, investissant quelques mosquées, à l’instar des Wahhabites, via leurs élèves formés dans leur mahadra. Ordinairement quiétiste, elle est plus spécifiquement salafiste, en ce qu’elle insiste particulièrement sur la lecture – en sus, bien évidemment, du Saint Coran – des sunnas du Prophète (PBL) et de ses compagnons, dans une approche ordinairement littéraliste qui les rapproche singulièrement des Wahhabites, mais toujours consciente d’une dimension spirituelle qui les garde relativement au contact des soufis.
D’autres influences, plus maghrébines, diffuses et irrégulièrement alimentées par les allées et venues spontanées entre le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie – l’hypothèse que cette dernière puisse devenir une base de repli pour diverses cellules terroristes d’Afrique du Nord fut évoquée dès 2002 – sont plus difficilement repérables. Mais, somme toute, il manquait à tous ces éléments variablement déstabilisateurs d’un « bon sens bédouin » assez souple pour avoir traversé des siècles d’Irivi – nom local de l’Harmattan – un catalyseur suffisamment puissant pour déclencher de notables réactions conjuguées en Mauritanie. Si la seconde guerre du Golfe exaspéra l’insupportable sentiment général d’injustice, c’est un autre facteur, apparemment fort éloigné de considérations islamiques, qui semble pourtant mettre le feu aux poudres : l’entrée de la Mauritanie dans le cercle étroit des producteurs de pétrole.
Grandes manœuvres mondiales…
La
question avait agité, à la veille des indépendances, le microcosme des grands
décideurs de la planète : les ressources minières sahariennes, certaines
quoiqu’encore insuffisamment prospectées, étaient-elles exploitables ? Le
projet français de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes (OCRS)
l’affirmait et proposait une étonnante solution qui ne fut pas retenue [9],
au profit d’une partition à la règle qui débouchait tout droit – c’est le cas
de le dire – sur l’établissement d’une vaste zone de non-droit où au moins cinq
États naissants avaient à entretenir d’interminables frontières, à des milliers
de kilomètres de leur capitale respective et dans les pires conditions
climatiques possibles. La question revint discrètement sur le tapis vingt-cinq
ans plus tard, avec le premier choc pétrolier, mais ce n’est véritablement qu’au
tournant du millénaire que la flambée des cours des hydrocarbures et, plus
généralement, la raréfaction planétaire des produits miniers firent convenir de
la prochaine rentabilité de l’exploitation industrielle du Sahara.
En 2001, l’annonce de la découverte, par Woodside, une compagnie australienne de prospection en hydrocarbures, d’un gisement à huit cents mètres de profondeur, au large des côtes mauritaniennes, attise les convoitises. Fin 2002, un rapport de la Banque Mondiale (BM) évoque la très forte probabilité d’une nappe colossale dans le bassin de Taoudenni, une zone à cheval entre le Nord-est mauritanien, le Nord du Mali et le Sud-ouest algérien. On va assister, alors, à une succession de coïncidences pour le moins troublantes. Après l’annonce de la BM, une délégation de militaires états-uniens se rend à Alger, début Janvier 2003, officiellement pour discuter d’un contrat de ventes d’armes dans le cadre de la lutte anti-terroriste. Elle rencontre notamment le général Mohamed Médienne, dit Tawfiq, chef du Bureau du Renseignement et de la Sécurité (BRS). Fin Janvier, voici le secrétaire-adjoint américain de la Défense chargé de la sécurité, Peter W. Rodman ; début Février, c’est au tour d’une délégation représentant plusieurs services états-uniens de renseignements, dont le FBI, la CIA et la NSA, de venir discuter avec les services du DRS et de l’Armée Nationale Populaire (ANP), toujours dans l’officiel cadre de la coopération antiterroriste.
Entre le 22 Février et le 22 Mars, six groupes de touristes européens (trente-deux personnes au total, dont seize allemands) sont enlevés avec leurs véhicules, près d’Illizi. C’est la première action d’éclat accomplie, au Sahara, par un groupuscule à visage islamique que la presse algérienne identifie, fin Avril, comme étant une unité du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC), conduite par Abderrazak El Para, désormais présenté comme un « lieutenant de Ben Laden » chargé d’« implanter Al Qaïda dans la région du Sahel ». Auparavant considérée par l’opinion internationale comme le sanctuaire d’une légitime revendication touarègue, au même titre que celle des Kurdes au Moyen-Orient, la zone va désormais apparaître, avec ce coup hautement médiatisé, comme un nouveau foyer d’insécurité qu’il va falloir tôt ou tard éteindre. Fin de l’acte 1.
Mais, pour comprendre la suite, il est nécessaire de revenir un peu sur l’histoire du GSPC. Fondé en Septembre 1998, ce groupement avait supplanté, dès l’élection d’Abdel Aziz Bouteflika, l’année suivante – la chronologie n’est pas fortuite – les Groupes Islamiques Armés (GIA), sur la scène du terrorisme à visage islamique en Algérie. Neuf ans plus tard, il se transformera en « organisation d’Al Qaïda au Maghreb Islamique » (AQMI). Rappelons, ici brièvement, que les GIA, officiellement ennemis du pouvoir algérien, l’étaient surtout de l’Armée Islamique du Salut (AIS), présenté comme le « bras armé » du Front Islamique du Salut (FIS) dont la victoire électorale, en Décembre 1991, avait provoqué le coup d’État militaire de Janvier 1992 et la longue « guerre civile » qui s’en suivit. Dans un volumineux dossier, paru pour la première fois en 2007 – quelques mois après la fondation d’AQMI – sur le site d’« Algeria-Watch » [10], une association algérienne de défense des droits de l’Homme, François Gèze et Salima Mellah ont montré que l’exploitation rigoureuse et critique des nombreuses sources « ouvertes » disponibles sur le GSPC algérien (sites Web, articles des presses algérienne et occidentale), combinée à l’analyse des singularités du régime algérien depuis 1962, ne laissait place à aucun doute : le GSPC était une œuvre du DRS dont les chefs contrôlent, depuis la guerre civile des années 1992-1999, la réalité du pouvoir. Derrière la façade civile du président Abdelaziz Bouteflika, réélu en 2004 et 2009, le « terrorisme résiduel » du GSPC fut un de leurs instruments pour consolider leur mainmise sur les richesses du pays et se légitimer auprès des puissances occidentales, en particulier auprès des États-Unis, grâce à l’adhésion à la « Global War on Terror ».
Cependant, pour bien comprendre les péripéties de cette manipulation, il faut entendre que les intérêts états-uniens ne restèrent pas les seuls à s’agiter sous la couverture du pouvoir militaire algérien. Quoique le puissant général Tawfiq fut manifestement acquis à leur cause, divers autres généraux, à commencer par Abdel Aziz Bouteflika, cherchèrent à contrecarrer cette omnipotence, en tentant de jouer d’autres cartes, notamment russes et françaises. Longtemps en vain. Mais les intérêts français s’agitent, eux aussi, sous une autre façade : la Mauritanie. La piste est au moins doublement sérieuse : tout d’abord, la relativement faible distance entre le bassin de Taoudenni et l’océan Atlantique, comparée à celle vers la Méditerranée ; secondement, les liens étroits tissés avec certains hauts militaires mauritaniens, via notamment leurs formations militaires au Maroc.
C’est en 2005 que se joue l’un des plus grands moments de la partie de poker. En Juin, l’Initiative Pan-Sahel (IPS), que le Pentagone avait mis en place, dès 2002, pour structurer la coopération antiterroriste entre la Mauritanie, le Mali, le Niger et le Tchad, sous égide états-unienne – quelque mille soldats des forces spéciales furent envoyés sur place dans ce but – est élargie à l’Algérie, au Maroc, à la Tunisie, au Sénégal et au Nigéria, devenant la Trans-Saharian Counter-Terrorism Initiative [11], dotée par Washington d’un budget annuel de cent millions de dollars, pour cinq ans. Les premières manœuvres conjointes débutent le 6 de ce même mois, du Nord du Mali au Nord du Niger.
Or, c’est deux jours plus tôt, alors que toute la région est sous surveillance satellitaire maximale, qu’un groupe de cent à cent cinquante hommes lourdement armés, circulant à bord d’une douzaine de véhicules, attaque une caserne de l’armée mauritanienne, au Nord-est du pays, à Lemgheïty, près des frontières algérienne et malienne. L’attaque se solde par dix-huit morts et vingt blessés parmi les soldats mauritaniens, tandis que cinq assaillants sont tués. Immédiatement, le régime du président Ould Taya attribue l’attaque au GSPC. De fait, celui-ci revendique l’opération dès le lendemain, par un communiqué publié sur son site Web. Deux mois plus tard, Ould Taya est renversé par un coup d’État mené par un groupe d’officiers supérieurs mauritaniens, où un certain Mohamed ould Abdel Aziz occupe un rôle de premier plan, à peine masqué par la stature de son cousin et mentor, le colonel Ely ould Mohamed Vall, tous deux issus de l’école militaire de Meknès…
Mais ce qui interpelle particulièrement dans cette attaque, c’est la présence, avérée pour la première fois, de combattants maures parmi les assaillants. L’information ne sera connue que tardivement et deux noms souvent cités : Abderrahmane El Nigiri et Abdallahi ould Hmeïda. Le premier vivait au Niger et était particulièrement impliqué dans les trafics de cigarettes et de kif sur lesquels Mokhtar Belmokhtar bâtit son pouvoir saharo-sahélien et sa fructueuse relation avec Abderrazak El Para, avant que celui-ci ne disparaisse de la circulation, fin 2004. Abderrahmane El Nigiri sera souvent présenté comme « l'homme des affaires difficiles », chargé de « missions importantes en Mauritanie, au Mali et au Niger »… Quant à Abdallahi ould Hmeïda, il aurait rejoint « Al Qaïda depuis l'âge de quatorze ans » – en Afghanistan, donc ? Guère crédible, l’information est cependant intéressante, en ce qu’elle signale l’activité probable de filières actives, entre la Mauritanie et le pays des Talibans, dès le début des années 90 – et, enrôlé à son retour dans la katiba de Mokhtar Belmokhtar, ne l’aurait plus quittée.
Il existe au moins deux analyses « non-officielles » de l’attaque de Lemgheïty. L’une, développée par « Algeria-Watch » et appuyée par une enquête de l’Observatoire Mauritanien des Droits de l’Homme (OMDH), conclut à une manipulation orchestrée par les services secrets mauritaniens, en concertation avec le DRS algérien. Selon cette hypothèse, l’objectif poursuivi par le pouvoir de Nouakchott était de déconsidérer ses opposants islamistes modérés qu’il accusait de collusion avec le GSPC. Toujours selon l’OMDH, un « pacte de coopération » aurait été conclu le 12 Janvier 2004, entre le général à la retraite Moulaye ould Boukhreïss, ancien chef d’état-major des armées, et Mokhtar Belmokhtar, offrant au groupe de l’émir de la zone sud du GSPC « soutien financier et assistance logistique, ainsi qu’asile, à toute unité dont il attesterait l’identité ». L’autre analyse, qui n’a fait l’objet, à ma connaissance, d’aucune publication, avance que l’unité de Belmokhtar aurait été, certes, manipulée par des éléments infiltrés des services secrets mauritaniens mais au service de hauts-gradés préparant leur coup d’État contre Ould Taya, de connivence avec la France…
Toujours est-il que Lemgheïty est bel et bien situé au cœur du bassin de Taoudenni. Alors que deux contrats de partage de production sont signés en Octobre 2005, entre l'État mauritanien et la société Total, sur deux blocs dudit bassin, totalisant 58 000 km² de surface – rappelons ici que le groupe pétrolier français travaillait déjà dans le Nord de la Mauritanie, frontalier de l’Algérie, en collaboration avec la Sonatrach – la sécurisation du périmètre apparaît d’autant plus indispensable que d’autres prétendants s’avancent : Woodside, Dana, ENI, IPG, le chinois CNPCIM, l’espagnol Repsol, l’égyptien Foxoil… En Algérie pendant ce temps (Juillet 2006), le président Bouteflika annule les principales dispositions de la loi sur les hydrocarbures, adoptée en Avril 2005, qui prévoyait d’accorder aux grandes compagnies pétrolières étrangères, surtout américaines, des avantages considérables. Les États-Unis se retrouveraient-ils les dindons de la farce ?
Il semble plutôt qu’ils aient jugé le temps venu de temporiser dans la région, pour leur plan beaucoup plus large d’implantation le long de la bande sahélienne. De fait, la marge est encore importante entre l’hypothèse de Taoudenni et les réalités plus à l’Est. Pour comprendre ce pragmatisme, il suffit de se rappeler les gros intérêts pétroliers des USA au Nigeria – où s’agite un certain Boko Haram [12] susceptible d’établir, à tout moment, une connexion forte avec l’AQMI – et, de plus en plus évidents au Tchad voisin, pas non plus dénué de mouvances agressives à visage islamique… On en aura bientôt – en 2011 – des indices plus tangibles : si le volume des échanges entre le continent africain et les USA aura plus que doublé de 2002 à cette date, le premier pays africain exportateur vers l’Oncle Sam sera toujours, et de loin, le Nigeria, tandis que le Tchad pointera à la cinquième place [13]. Échanges au demeurant très déséquilibrés, puisque 82 % de leur volume total, en 2008, concernent les exportations africaines (86 milliards de dollars) ; le recoupement des deux informations signifiant tout le poids du pétrole nigérian, principalement, et tchadien, en moindre part… La nécessité de « sécuriser » l’ensemble du Sahara vaut bien un arrangement à l’amiable avec la France. Plus subtilement encore, avec la Chine qui est, en fait, « le » compétiteur maximus des USA en toute cette affaire [14]… En fin de compte, ne serait-ce pas plutôt l’Algérie qui ferait les frais de la manœuvre ?
… sous petites combines régionales
La question laisse entendre toute l’ambiguïté
du personnage de Mokhtar Belmokhtar et de son entourage, notamment mauritanien.
Quoiqu’on ait taillé, au premier, toute une biographie de parfait djihadiste
algérien – études en Arabie saoudite dès l’âge de dix-sept ans ;
Afghanistan, de 1991 à 1993 ; GIA de 1993 à 1998 ; puis GSPC – c’est
à son indéniable origine saharienne qu’il doit surtout sa carrière au sein de
ce dernier groupement. Né à Ghardaïa dans les années soixante-dix, il a
entretenu des liens forts avec divers « négociants itinérants », un
euphémisme qui révèle l’étendue et la variété des opérations commerciales
transsahariennes. Un tel homme était indispensable à l’implantation du GSPC au
Sahara et Abderrezak El Para le comprend fort bien, en appuyant sa nomination,
en 2003, à la direction de la zone 5 (Sahara). Mais la connaissance du milieu
qu’a l’homme l’amène à conduire, dès 2005, une politique de plus en plus
autonome par rapport à son nouveau chef, Abdelmalek Droukdel, qui vit, lui, aux
environs d’Alger. Une émancipation qui semble l’orienter, comme on l’a suggéré
plus haut, vers la Mauritanie.
Mokhtar est l’époux d’une femme berrabiche de Kidal. Rappelons ici que les Berrabiches, très proches des Maures mauritaniens, représentent la composante arabe fortement tournée vers le commerce, formant, avec les Touaregs berbères, plutôt centrés, eux, sur l’élevage, et les Songhaïs noirs, sur l’agriculture et l’artisanat – mais il y eut beaucoup de mélanges au cours des siècles – la population de l’Azawad. La femme de Mokhtar est la nièce d’Omar ould Hamaha, 50 ans, qui étudia dans sa jeunesse dans une mahadra mauritanienne, avant de s’investir dans le mouvement Tabligh. Après plusieurs périples dans le vaste monde, il adopte au milieu des années 2000 une position djihadiste, plutôt takfiriste semble-t-il, rentre au pays et devient un des proches de Mokhtar. Si l’on a peu de renseignements sur El Hacen ould Ahmedou ould Khalil, le maure mauritanien qui s’exprimera, en 2013, au nom de Belmokhtar, on sait par contre que Hamada ould Mohamed Kheïrou, 42 ans, futur fondateur, fin 2011, du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), quitte la Mauritanie fin 2005 et rejoint à son tour le chef de la région 5 du GSPC. Ces indices, associés à la présence d’au moins deux mauritaniens parmi les assaillants de Lemgheïty, convergent pour démontrer l’existence, deux dizaines de mois après la prise officielle de fonction de Mokhtar, d’un contingent important de mauritaniens auprès de celui-ci.
Avant 2005, les saisies de cocaïne avoisinaient la tonne dans toute l’Afrique. Mais, de cette date à 2008, elles vont en cumuler, pour la seule direction de l’Europe, quelque quarante-six, jusqu’à atteindre aujourd’hui une cinquantaine par an. La quasi-totalité du trafic s’organise à partir de l’Afrique de l’Ouest. La filière la plus occidentale – la plus active, semble-t-il – met en relation la Guinée-Bissau, le Sénégal, la Mauritanie et le Maroc. Au centre, c’est de toute la côte septentrionale du golfe de Guinée que la cocaïne remonte vers la Méditerranée, par le Mali et l’Algérie. Plus à l’Est, les mafias ghanéennes et nigérianes, installées de longue date dans le crime international, se disputent les circuits jusqu’aux rives maritimes libyennes et tunisiennes. Mais bien d’autres acteurs participent au festin : cartels colombiens, Cosa Nostra italienne, par exemple, tandis que se développe tout un fourmillement d’organisations plus localisées, notamment dans les pays où l’autorité de l’État est faible. Si la complicité de douaniers, gendarmes et autres petits fonctionnaires ne fait aucun doute, l’implication d’hommes d’État, de hauts gradés de l’armée et de proches de certains présidents – quand on voit les soucis judiciaires d’un Noël Mamère, inutile de s’aventurer plus avant en telles spéculations… – est périodiquement évoquée, sans que les soupçons n’aient été encore étayés par d’assez catégoriques preuves. Dans des pays où la majeure partie des activités économiques et financières se déroulent hors de tout cadre formel, c’est bien compréhensible… En tout cas, le risque est présenté comme celui d’une « mexicanisation » ou d’une « colombanisation » de l’Afrique de l’Ouest : des réseaux criminels deviendraient paramilitaires, gangrénant les États, et des mouvements armés se transformeraient en organisations criminelles.
Les trafics s’interpénètrent d’autant plus aisément qu’ils empruntent souvent les mêmes routes. Il semble ainsi que la cellule djihadiste responsable des assassinats d’Aleg, comprenant Abderrahmane Ellibi, Maarouf ould Haïba, Mohamed ould Chabarnou, Sidi ould Sina et Taghi, se soit d’abord formée dans le commerce de voitures volées et la falsification des cartes grises, à partir du grand marché informel de Casablanca où convergent tous les véhicules dérobés en Europe de l’Ouest, avant d’être dispatchés, via Nouadhibou, Nouakchott, la route de l’Espoir et le second marché de Bamako, dans toute l’Afrique occidentale. Comme ailleurs, c’est souvent en prison que se forgent les plus étranges arrangements entre crime et religion, la promesse benladennesque d’une absolution éternelle, contre estampille alqahideuse de leurs activités, suffisant à convaincre les moins regardants, sinon les plus ignares, de nos Billy-the-Kid du désert. Mais il y a d’autres sources d’inspirations : séjours plus ou moins longs en quelque zone « pérennisée » de combat (Afghanistan, Somalie, Irak ou, plus récemment, Libye et Syrie), fréquentation variablement assidue, à proximité de Nouakchott, de quelque mahadra ; plus souvent infiltrée, notons-le bien, par des élèves enivrés de hauts faits djihadistes, que favorable à des outrances fort peu traditionnelles en Mauritanie…
Ajoutons, au pactole de la drogue qu’on évitera, bien évidemment, d’attribuer aux seuls djihadistes – réduire ceux-ci à l’étiquette narcotrafiquants semble tout de même un tantinet simpliste – l’apport probablement plus certain des quelques dizaines de millions d’euros rapportés par le filon des otages. Sans s’attarder ici sur l’énorme marché d’armes [15] qu’a brutalement généré la chute de Kadhafi – « La » déstabilisation majeure, avant celle de l’État malien concluant la manœuvre, l’une et l’autre indispensables au « bon » déroulement de la stratégie franco-états-unienne – faudrait-il également comptabiliser, dans les caisses de l’AQMI et consorts, les droits d’octroi prélevés sur le trafic des émigrants clandestins ? Et celui des vrais-faux médicaments ? Probablement oui, alors qu’on se serait ingénument plutôt attendu à ce que la domination de si farouches soldats de l’islam éradiquât de telles injustes pratiques. Faudrait-il, en outre, se résigner – à l’instar de Bilal Hicham, nigérien de nationalité et seul africain sub-saharien à diriger une katiba à Gao, déclarant, après avoir déserté, courant 2012, son unité MUJAO basée dans la ville : « Ils n’ont rien de musulmans. Ils tuent, violent et volent » – à entendre que le pouvoir de la violence n’a jamais d’autre issue que la violence du pouvoir ?
On
apprend, dernièrement, qu’une katiba du même MUJAO serait formée de recrues
locales issues de tribus Songhaï, alors que les quatre autres seraient
essentiellement composées de maures mauritaniens, les combattants berrabiches
ayant pour la plupart suivis Omar ould Hamaha dans sa fondation, fin 2012, d’un
nouveau mouvement, Ansar Al Charia.
Un pas, donc, vers l’impérative « déracialisation » – impérative pour
le projet affiché des djihadistes sahariens – d’un conflit malien hanté par la
problématique entre Touaregs et Négro-maliens ? Plus généralement, de
l’exploitation de l’homme – et de la planète – par l’homme… À cet égard, ce n’est pas vraiment un hasard que le premier – et
unique à ce jour, que Dieu nous préserve d’un second ! – kamikaze
mauritanien fût noir. Deuxième d’une famille de huit enfants, entre un père
ex-boulanger reconverti en gardien de parking et une mère couturière occasionnelle,
le petit Moussa grandit dans la pauvreté, à l’instar de la grande majorité des Harratines.
Après avoir raté deux fois son bac, il part au turbin, quittant, tous les matins
au petit jour, la maison familiale, dans le quartier populaire de Basra à
Nouakchott, pour se poster à proximité de la Polyclinique, avec les journaliers
– manœuvres, peintres, menuisiers, etc. – alignés le long du trottoir, en
l’attente d’une hypothétique embauche. C’est ainsi : le destin ordinaire
d’un harratine, en Mauritanie, est de travailler de ses mains. Moussa avait
bien tenté de conjurer le sort, en 2008, en cherchant à intégrer le corps de la
gendarmerie. En vain. Il revint donc arpenter le trottoir. Est-ce là que les
frères Ould Hmeïda vinrent lui proposer son dernier boulot ? Actionner le
bouton d’une ceinture d’explosifs nouée autour de la taille, un certain 8 Août
2009, devant l’ambassade de France à Nouakchott… On en rirait, si ce n’était si
triste…
Jusqu’à quand ?
Aura-t-on
suffisamment entendu, maintenant, que le terrorisme, en islam, c’est comme une
marée noire le long du plus beau littoral ? Certes, des réactions
démesurément violentes à des conjonctures mal maîtrisées, il y en eut, en
terres d’islam comme ailleurs, bien avant que les pétroliers ne polluent le
Monde. Les massacres perpétrés par un Tamerlan ou un Mohamed de Ghur [16]
sont bel et bien écrits en lettres de sang dans les cahiers de l’Histoire.
Mais, a contrario de ce qui s’est longtemps passé en Occident où leur fréquence
conduisit banalement à des conséquences génocidaires, ces convulsions se
conclurent, systématiquement en terres d’islam, par de longues périodes de
paix sociale. Les splendeurs civilisatrices des Timurides et des Ghurides sont
tout aussi réelles que les excès de leur fondateur respectif. S’il fallut deux
cents ans à l’Inquisition pour effacer du cœur des Espagnols sept siècles
d’islam, les communautés juives et chrétiennes étaient, en maintes régions du
monde musulman, encore bien vives et puissantes au début de la Première guerre
mondiale ; quelque treize siècles, donc, après la descente des premiers
Saints Versets.
Valeurs apaisantes de l’islam d’autant plus
actives qu’elles sont populaires. Mais, avec les
« trois blessures : la domination politique, l’exploitation
économique et l’invasion culturelle » [17]
portées par l’Occident à l’Oumma, de 1850 à aujourd’hui, avec la pesante
constance signalée ci-dessus ; et leur aggravation quotidienne, par
des élites sociales locales variablement dégondées des principes sociaux
fondamentaux de l’islam ; les masses populaires souffrent. Sans cesser
néanmoins de pressentir que leur guérison passera nécessairement par un
approfondissement de ce qui les relie, c’est-à-dire, leur vie religieuse dans
toutes ses dimensions : naturelle, morale et spirituelle. Dans cette quête
de médication, innombrables sont les chercheurs et c’est bien la
caractéristique de l’islam, intimement communautaire, que de permettre cette profusion.
Mais, en définitive, ne prévaudront que celles qui seront réellement efficaces.
Tout à la fois les plus souples et les plus profondément fidèles au Divin
Message.
Cette confiance irréductible laisse également à penser que tout ce qui arrive, en ces tâtonnements tous azimuts, est nécessaire : la corruption éhontée comme le plus obtus djihadisme. Il eût été stupéfiant que la Mauritanie, aux prises avec la fulgurante révolution sociétale qu’on sait, échappât à cette double morsure. Mais rien n’oblige à se mettre dans la gueule du loup. Si nous avons tous mission de médecin, veillons tout de même à ni contracter ni inoculer la rage… Et Dieu, certes, est le Savant.
[1]Première parution dans « Le Calame »,
Mai-Juin 2013.
[2]Nafeez Mosaddeq, Ahmed, La Guerre contre la vérité, Éditions Demi-Lune, 2006.
[3] La Thermodynamique, la révolution industrielle et la révolution carnotienne, in Entropie, numéro hors-série, « Thermodynamique et sciences de l’homme », 1982, p. 21-32.
[4] Quoique
cinquante-sept pays très exactement (voir http://www.oic-oci.org/oicv2/states/)
sont adhérents à l’Organisation de Coopération Islamique, près d’un tiers n’ont
été islamisés que tardivement et encore minoritairement, pour certains
(notamment en Afrique noire).
[5] Ramadan,
Tariq, Aux sources du renouveau musulman,
Bayard Éditions/Centurion, 1998.
[6]Voir, notamment, la seconde partie de mon ouvrage : LE WAQF […] LA MAURITANIE […].
[7] Ould
Mohameden, Mohamedou Meyine, La
résistance culturelle en Mauritanie à travers la Mahedhra, in « RAWAFID »,
Revue de l’Institut supérieur de l’histoire du Mouvement national tunisien,
n°16, Université de Manouba, Tunisie, ou encore, Ba AliouIbra, Les Mauritaniens face à la pénétration
française, Nouakchott, 2017.
[8] Le Lekhliv, c’est ce court espace-temps, en fin de saison humide, où les pâturages sont verts et abondants, où les tentes se réunissent en zone sahélienne, devisent joyeusement, organisent mariages et autres réjouissances : deux à trois mois où les contraintes et la pénurie soudain s’effacent…
[11] Le terme « Initiative »
devenant, en Juillet 2008, « Partnership », trois mois avant la mise
en place de l’AFRICOM, le commandement militaire unifié des USA pour l’Afrique.
[12] http://www.monde-diplomatique.fr/2012/04/VICKY/47604
[13] http://fr.allafrica.com/stories/201002181028.html
[14] http://www.geo-phile.net/IMG/pdf/4._la_chine_et_les_etats_unis_avancent_leurs_pions_au_sud-soudan.pdf
[15] Dont il y
aurait cependant énormément à dire, notamment en ce que s’y agitent toutes les
manipulations évoquées ci-haut. Voir Laurent Léger, Trafics d'armes, enquête sur les marchands de mort, Flammarion,
Paris, 2006.
[16] Voir,
notamment, mon ouvrage, GENS DU LIVRE […],
déjà cité.
[17] Ramadan, Tariq,
op.cit.
D’ICI À LÀ [1]
Divers contretemps et
indisponibilités des personnalités pressenties à l’alimentation de notre débat
sur la sécurité au Sahel ont ralenti le rythme des interviews annoncés. Ce
n’est que partie remise. En attendant,
les deux petits intermèdes suivants,
beaucoup moins théoriques qu’ils
n’en ont l’air a priori, devraient donner de quoi méditer à nos fidèles
lecteurs…
À la base de tout mouvement, il y a un déséquilibre. C’est déjà suggérer une distinction. Entre un ensemble et tel ou tel de ses éléments. Un système quelconque et son environnement. Un passé et un présent, le tout en quête d’un avenir stable, une satiété, une quiétude, un bien-être. La relativité du propos et le caractère très variablement objectif de ces concepts sont peut-être plus évidents encore lorsqu’on considère leurs contraires : instabilité, carence, inquiétude, malaise [2] … Éminemment manipulable, leur réalité se nourrit en nos consciences, autant, sinon plus, de fantasmes que de faits. À cet égard, les informations dont nous sommes journellement abreuvés, via l’artifice de l’urbs et des media, sont souvent à couteaux tirés avec ce que nous percevons directement de notre milieu [3]. Jusqu’à parfois altérer cette perception immédiate – et, par conséquent, la saveur même – de ce que nous vivons à l’instant.
Il faut sans doute voir ici les effets de la marchandisation tous azimuts du Réel. Car jouir de celui-ci à l’instant, dans toute sa plénitude, n’est pas négociable. Aussi cette disposition naturelle se retrouve-t-elle exclue du marché qui prétend pourtant, omnivore, tout contraindre à sa loi d’échanges. La voilà donc insensiblement sommée de disparaître. « Entre Soi et soi-même, comme entre l’Un et l’Autre, il y a toujours désormais un objet quelconque, une consommation, un péage à investir ou à payer, sinon à détruire, puis un autre et encore un autre, indéfiniment » [4]. Immobile sous sa khayma, Ahmed goûtait paisiblement, en l’attente de sa calebasse de lait, l’alchimie entre le creux de son ventre et les bêlements du cabri séparé, le temps de la traite, de sa mère. Les yeux rivés sur son i-pad, le petit-fils de celui-là rêve aujourd’hui d’un clinquant ailleurs où rien jamais ne manque, ne serait-ce qu’un instant. Il n’est pratiquement plus jamais présent à ce qui est naturellement à sa portée. À ce qu’il peut tenir en main, son « main-tenant »… si ce n’est son i-pad et ses chimères.
Ici paraît d’autant moins porteur d’à-venir que le marché en est lointain. À cet égard, l’apparition d’emplois locaux, sources de revenus et par conséquent d’échanges économiques accrus, est conditionnée par le rapport entre l’accroissement attendu et l’investissement nécessaire à telle fin. C’est ainsi essentiellement au vu des coûts de transport que les comptes ont été vite et sommairement faits, des décennies durant : il était plus rentable de déplacer – plus exactement laisser se déplacer, à leurs frais – les consommateurs, plutôt que les marchandises. À ce détail près que ce n’est que pourvu d’un emploi – plus généralement de revenus, quelle qu’en soit la légalité – qu’un migrant devient un consommateur. Dangereux truisme, en ses limites particulièrement virulentes, en période de récession économique
Ce n’est donc pas exclusivement ni même nécessairement la pauvreté, au sens économique du terme, qui fait accourir les peuples du Trois-Quarts-Monde vers les artifices nord-occidentaux dont les publicités tapageuses dégoulinent des DVD, séries Bollywood et autres rutilances américanoïdes. Tout porte à croire qu’il ne serait plus possible d’atteindre, ici même, à Bir Moghreïn ou Aïoun, cette présence d’esprit qui faisait d’Ahmed un être au diapason de son environnement. Quels exemples, en quels quotidiens ; quelles images, sur quels écrans ; sauraient-ils en suggérer des pistes ? Quels programmes, chevillés durablement au quotidien des gens, leur permettraient-ils d’entrevoir le potentiel vital de leur propre histoire, leur propre culture, leur propre environnement ? Et leur propre place, dynamique, dans l’exploitation contemporaine de ce potentiel ? Non seulement à leur propre profit, mais aussi à celui de l’Humanité dans son ensemble et de la planète toute entière...
Incongrus voici dix ans encore, ces questions peuvent être examinées aujourd’hui avec quelqu’attention par les stratèges du Système. Les problèmes migratoires internationaux ne sont plus des épiphénomènes variablement liés aux convulsions politiques de telle ou telle région sensible de la planète. On pressent des tares inhérentes au Système lui-même qui produirait, à son insu, les poisons susceptibles de l’asphyxier. Certes, on n’en est pas encore à chiffrer les coûts comparatifs, entre traitements de choc, éventuellement drastiques, appliqués sporadiquement ; et prévention, infiniment plus intelligente et adaptée mais probablement de nature à provoquer une révision approfondie de l’architecture et de la dynamique du Système dans son ensemble.
De nombreux signes tendent pourtant à
signaler l’imminence d’une telle nécessité. L’accélération des cycles de crises
financières, le raccourcissement des temps de latence qui permettaient de
minimiser, tant se faire que peut, leurs conséquences économiques et sociales,
la raréfaction croissante des matières premières, l’intensification de la
problématique énergétique, l’alourdissement exponentiel de la facture
écologique, la perte généralisée de repères transcendant les aléas existentiels
en sont les symptômes les plus flagrants. Il semble bien que les réponses séparées
se révèlent, à de plus en plus court terme, plus nocives que les maux qu’elles
prétendent, sinon éradiquer, du moins minimiser. La complexité des phénomènes
et, surtout, de leurs enchevêtrements exige une ampleur réellement
extraordinaire – peut-être même surnaturelle, pour ne pas dire métaphysique –
de point de vue, tout à la fois au plus haut point élevé et apte à saisir, en
un clin d’œil et très précisément, le plus localisé particulier.
Non pas, bien évidemment, qu’on prétende se tenir en telle posture ni seulement en percevoir un tant soit peu de texture. Mais l’énoncé de la proposition en indique peut-être l’essence : en ce qu’elle doit tout-à-la-fois s’appliquer au tout et à chacune de ses parties, celle-ci semble bel et bien d’ordre strictement spirituel et l’intuition géniale d’Arthur Rimbaud [5], voici bientôt un siècle et demi, alors que d’autres pensaient colonisation du Sahel, prend aujourd’hui tout son sens. Bien avant que d’examiner le champ des mesures stratégiques et techniques, variablement spécialisées, susceptibles de faire œuvre efficace, mobilisant en cette perspective toute une foultitude d’experts, c’est au contemplatif, à l’homme de religion, dans le sens le plus accompli du terme, bien au-delà donc – c’est-à-dire ici, au plus profond – des strictes formes morales, qu’il convient de faire d’abord appel.
Qûtb (pôle) dans la tradition musulmane, Melchisédech [6] dans la judéo-chrétienne, moyeu immobile de la roue dans celle de l’Inde ou mage-ermite au cœur évidé du vieux chêne dans l’univers des druides occidentaux, ce n’est qu’à partir de cette vacuité de pensée pleinement vécue que peut s’élaborer une méthode [7] assez souple pour être universellement entendue, traduisible en une indéfinité de cultures, chacune selon ses règles et conventions. Nul n’en détient la clé mais tout un chacun peut s’y ouvrir. Justement en ce qu’il est un tout. C’est chacun au fond de son intime puits personnel – et nulle part ailleurs, en dépit des apparences – que nous « con-naissons » l’eau universelle [8]. C’est en ce lieu sans coordonnée géographique ni temporelle, hors de toute relation d’échanges, que centre et périphérie se reconnaissent, eux, une même identité et, partant, des nécessités vitales communes.
On aura, prochainement incha Allah, à entrevoir quelques pistes explorables, dans l’établissement, enfin, de cette communauté inhérente à tout système naturel, entre les diverses parties de ce qui entend former aujourd’hui une même Humanité. Y sont pour ainsi dire tenues désormais, tant imbriquées paraissent leurs conditions existentielles contemporaines. La pseudo-méthode qui consistait à systématiquement imposer, d’ici à là, une lecture univoque de nos vides, orientant nos efforts à les combler/négocier matériellement, plutôt qu’à les vivre et les partager réellement – c’est-à-dire, spontanément, sans obligation d’achat ni de vente – révèle, chaque jour un peu plus, la tendance fatale de ses artifices à l’écroulement. Ici, appauvrissement ; là, accumulation ; tensions, partout, d’une matrice écartelée par des contractions de plus en plus fréquentes… Il suffit alors d’un rien ; parfois un seul éclair… et le Vrai renaît.
Dialogue vital
Le sentiment généralisé, en Mauritanie
comme dans tous les pays classés « du Sud », est d’être dominé par un
système élaboré par et pour les habitants du Nord de la planète, plus
particulièrement de son occident. Un sentiment bien plus qu’un constat, tant
fait défaut l’analyse objective des tenants et aboutissants de cette
domination. Une nouvelle croisade contre l’islam, se contente-t-on chez nous de
juger, notamment en nombre de mahadras, s’épargnant ainsi le bénéfice d’une
étude rigoureuse de la question et alimentant, ce faisant, des incompréhensions
dévastatrices de la paix, objectif pourtant partout en filigrane du dernier
Message Divin.
Aisément compréhensible en son esprit, la mesure qui permettrait à ces mêmes mahadras d’éviter un tel piège et de rendre aux musulmans l’intégralité de leurs devoirs vis-à-vis d’eux-mêmes, de l’Humanité – d’une manière plus générale, de la Création – est plus complexe à mettre en œuvre. La journée ne fait que vingt-quatre heures et la semaine sept jours, alors que se chevauchent les contraintes d’études islamiques centrées sur l’indispensable mémorisation du legs transmis par les siècles, celles de la plus que souhaitable analyse du Système en cours et les sollicitations quasiment acridiennes, enfin, des produits (objets, activités, etc.) générés à flots ininterrompus par celui-ci.
De fait, c’est bien d’abord à l’aune des nécessités de la production et de la consommation – plus globalement, de la marchandise – et non plus de quelque souci d’hégémonie religieuse qu’il convient de lire les stratégies élaborées par les maîtres du Système : multinationales, notamment bancaires ; qui dictent aujourd’hui leur loi à tous les États, à commencer par la vingtaine qui forment le Centre apparent de la domination mondialisée. La dimension spirituelle de celle-ci n’apparaît qu’en ce qu’elle n’obéit qu’à ces impératifs matérialistes et ne se développe qu’en ce que les gens, quelle que soit leurs convictions philosophiques ou religieuses, y obéissent à leur tour, de plus en plus nombreux, le plus d’heures possible, chaque jour, chaque nuit. Pour perdurer en son état actuel – exploitation sans frein des ressources de la planète – le Système doit ainsi couvrir la vie présente d’artifices les plus clinquants possible et attiser la passion des richesses et des possessions égoïstes. Voilà en quoi le Système s’attaque à l’islam ; autrement dit : à l’esprit de soumission au Principe Créateur.
Musulmans, on doit cependant admettre le droit de ceux qui nient l’existence de Dieu et toute vie en l’Au-delà à jouir de la vie présente, le plus pleinement possible à leurs yeux. Mais nous n’avons pas seulement devoir de les informer des risques, pour eux-mêmes, de leurs négations : nous avons également celui de gérer, en partage avec eux – nous sommes tous fils d’Adam (PBL) – le monde où nous vivons. Or le constat est actuellement sans appel : dirigée par les seules nécessités de la marchandise, la mondialisation génère infiniment plus de désordres, destructions, injustices, artifices que de bonheurs, paix, partages équitables et jouissances véritables. La vie même de la planète est menacée. Si nous sommes certains, musulmans, que c’est en Dieu que résident les solutions à ces problèmes, nous ne pouvons évidemment pas imposer cette certitude à tous. Mais nous sommes tenus de chercher des remèdes pratiques, universellement lisibles, susceptibles d’atténuer ces plaies, voire les guérir, incha Allahou, et écouter tous les hommes et femmes de bonne volonté qui s’efforcent d’œuvrer dans un esprit analogue. Ils sont plus nombreux qu’on ne se l’imagine, même parmi les négateurs du Divin Maître. Précisément peut-être parce qu’ils entendent jouir au mieux de la vie présente et qu’ils sont assez lucides pour reconnaître les très grands manquements – pour ne pas dire oppositions – du Système à le leur assurer…
En quoi l’enseignement dans nos madaris s’applique-t-il à former leurs élèves en ce sens ? En quoi sont-ils soutenus, par les représentants en Mauritanie du Système, sinon par les non-musulmans conscients des manquements de celui-ci, à développer une telle quête de thérapie universelle ? Bien plus que de perdre son temps à traquer et fermer les éventuelles écoles figées sur une approche aveuglément passéiste de la religion – une répression qui ne fait qu’attiser les ressentiments et repousser dans la clandestinité leur inéluctable organisation – il s’agit d’aller à la rencontre les uns des autres, échanger les points de vue, pousser au débat, chercher les valeurs communes, sinon analogues, les traduire en actes positifs d’entraide et d’échange… Il n’est pas une seule civilisation, aujourd’hui, qui puisse se prétendre exempte de maladie ; des maux longtemps intériorisés et d’autant moins perceptibles de l’intérieur… Quelle que soit l’éminence de ses références, nul en ce monde ne détient la vérité absolue et la dialectique dominant-dominé ne se superpose pas à celle sain-malade. C’est tout aussi vrai pour les individus que pour les sociétés, voire les civilisations. À cet égard, chacun, chacune est potentiellement un malade en soi et un médecin pour autrui : il faut avoir le courage de se dire, écouter, se parler.
Nous avons ici un solide bagage. La culture saharo-sahélienne a ceci de profondément africain de vivre encore fermement ancrée à la Nature. Contraintes d’un climat omniprésent, assurément. Mais, aussi, souplesse d’une religion encline à chercher des compromis, des équilibres, des espaces et des temps de transition, à l’instar des procédés classiques des phénomènes naturels. Contrairement à une idée assénée par les tensions contemporaines, les attitudes excessives ne sont pas l’ordinaire de l’islam. Constante durant quatorze siècles, en dépit d’épisodiques raidissements doctrinaux et/ou politiques, la présence de chrétiens et de juifs au Moyen-Orient en fut une des plus indéniables preuves. La nouveauté « contemporaine » – à partir, disons, du milieu du 19ème siècle – tient à ce que cette présence s’est retrouvée de plus en plus et durablement associée à la domination politico-économique mondialement mise en place à partir de l’Occident.
Probablement à son apogée lors de la première guerre du Golfe, celle-ci chancelle aujourd’hui, en dépit des apparences où l’on voit s’en concentrer la puissance en un comité de plus en plus réduit de personnes, au prix des libertés publiques les plus fondamentales, non seulement dans les pays de la Périphérie mais aussi dans ceux du Centre. Le risque d’effondrement par excès de poids a vertigineusement augmenté. Et la classique solution – pour les maîtres du Système, ceux qui se sont invariablement entendus ; s’entendent, toujours ; à s’en réserver la part du lion, pour ne pas dire de l’ogre – reste l’orchestration de l’affrontement entre les peuples : on reconcentre tout le pouvoir, l’argent, le nerf de la guerre, avant de démolir tout ce qui a généré cette concentration… et l’on recommence, comme en l’an 40 ! Plus que jamais la nécessité, pour les peuples, de résister à la tentation du repli sur soi, à l’exclusion de l’Autre, à l’aveuglement d’identités frelatées, oppositionnelles, devient vitale. Dans cet effort général, nous avons, musulmans, des arbres à planter. Pour tous, sans illusions et jusqu’au dernier souffle de vie sur cette terre. Amine.
[1] Première
publication in « Le Calame », printemps 2016.
[2] Autant de
concepts, notons-le au passage, essentiels au discours de la sécurité…
[3] Le milieu, il
n’est pas vain de s’en rappeler de temps à autre le paradoxe, c’est,
conjointement, le centre et l’environnement…
[4] Voir un autre
de mes ouvrages, Petite chronique d’autre
regard, Éditions de la Librairie15/21, Nouakchott, 2012, réédition 2018, p
220.
[5] « Nous
allons à l’Esprit, c’est très certain, c’est oracle […] » in Mauvais sang, « Une saison en enfer »,
Avril-Août 1873.
[6] Melchisédech : Melki (Al-Malik) Tsedek (As-Sadiq),
prêtre-roi de Salem (As-Salam : la paix) ou Luz (lumière), la cité
secrète, intérieure, en communication perpétuelle avec le Ciel et à la porte de
laquelle Yakoub (PBL), le doux prophète, fit le songe qui lui donna le nom
d’Israël si odieusement caricaturé, depuis bientôt un siècle, par les Sionistes
en Palestine…
[7] Une situation
tout aussi célébrée, dans la Chine ancienne,
par le recueillement annuel de l’Empereur – fils du Ciel – au cours de la cinquième
et très courte saison, cinq ou six jours intercalaires entre l’été et
l’automne, dans la pièce centrale et sans fenêtre de la Maison du Calendrier.
C’est la qualité même de cette stase silencieuse qui détermine celle de la
réordonnance cyclique du temps et de l’espace…
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