ÎLÉMOR, l’emzao accompli (chapitres 11 et 12)

 11


    Naviguant toutes en milieu bretonnant, les élèves de l’île avaient assez peu conscience de la francisation de plus en plus manifeste du quotidien armoricain. Très prononcée en ville où, « yezh ar vezh », le breton se retrouvait carrément qualifié de « langue de la honte », elle se développait aussi notablement dans les campagnes avec la politisation des revendications paysannes exacerbées par les difficultés économiques et un exode rural croissant, notamment vers Paris. Mais aussi secondaire était resté l’usage du français sur l’île, sa réservation à l’écrit lui avait donné d’indéniables lettres de noblesse dans l’esprit des demoiselles. Notamment au vu des excellents résultats que chacune avait obtenus en son examen national respectif. On avait ainsi pris l’habitude, dès le début des années 30, de commenter tous les quinze jours telle ou telle édition de « L’Ouest-Éclair », fleuron démocrate-chrétien de la presse régionale, ou du « Nouvelliste de Bretagne », émanation de l’archevêché plus diversement orientée ; l’une et l’autre toujours soigneusement choisies par un Yves très attentif aux lectures de ses élèves…

    Campagnarde exilée dans son adolescence en ville, Solen éprouva d’autant moins de difficultés à participer à ces débats qu’ils s’exprimaient en breton. Et à en tirer le meilleur profit dans son exploration de la langue française que ses compagnes référaient à tout bout de champ aux textes qu’elle avait sous les yeux. Pour tout dire, le jeu la passionnait. Moins d’un trimestre après son arrivée à l’école, ses progrès en lecture étaient devenus tels qu’elle pouvait avaler, en deux ou trois veillées tardives, un des nombreux romans qui tapissaient les murs de l’ancien bureau de Louis transformé en bibliothèque. Sans cesser d’honorer, le jour venu, la langue de son terroir et cela l’amenait à des recherches sémantiques dont la seule idée lui aurait été tout bonnement interdite quelques mois plus tôt. Elle découvrait des ponts et des passerelles, parfois subtils, entre les deux idiomes, aidée beaucoup en cela par Aouragane, son amie de cœur, et plus encore peut-être Marie qui avait vécu, elle, une situation quasiment inverse à celle de Solen.

    C’était plus compliqué pour Aïcha. Encore loin de pouvoir tenir une conversation soutenue – a fortiori un tant soit peu savante – en français ou en breton, elle avait de surcroît à affronter un intense trouble culturel qui la bousculait jusqu’en ses plus simples habitudes quotidiennes. Certes, la présence très attentionnée de son époux l’aidait beaucoup à amortir le choc. Mais passé le premier mois où il ne quitta pas l’île un seul instant, il lui faudrait s’en éloigner régulièrement pour mettre en place ses activités professionnelles. Parfaitement consciente de cette évolution inéluctable, Aïcha s’employa à établir sans délai sa propre place dans l’univers étrange où le Destin l’avait placée. En commençant par s’investir auprès des deux petites de la troupe. « Tu pourrais apprendre l’arabe à ma fille », lui avait proposé Solen dont le zèle maternel se retrouvait un peu émoussé par sa nouvelle marotte, « c’est la langue de son père ». Une idée chaudement soutenue par Yves qui mit à disposition le vieux dictionnaire arabe-français de Kazimirski. Et Aïcha y découvrit ce qu’elle ne s’attendait absolument pas à trouver en Bretagne : l’approfondissement de ses propres racines associé à la floraison de son français.

    Spontanément intéressée par l’application de Briéga à tracer les belles courbes de la calligraphie arabe, Rabi’a se lança elle aussi dans l’exercice. Si bien qu’elle pourrait commencer à déchiffrer le Saint Coran avant même ses « quatre ans, quatre mois, quatre jours » dont l’accomplissement marque traditionnellement le début de l’alphabétisation dans le monde musulman. Le « petit prodige », comme l’appelaient affectueusement les grandes, rivalisait sans complexe avec son « Néné », gazouillait-elle de son côté en désignant Briéga. « C’est ton aînée », avait-elle immédiatement retenue de la présentation que lui en avait faite Yves dans le sinago : simple et plaisant à son oreille, le son lui était resté en tête. Un surnom dont Briéga n’était pas peu fière, tout heureuse de se trouver si soudainement promue au rang de grande sœur. Et tandis que se tissait leur complicité, d’autres attaches prenaient tout aussi naturellement forme, parachevant l’œuvre initiée treize ans plus tôt…

    Non pas que ce fût toujours facile, ainsi que le prouvait, par exemple, le malaise culturel d’Aïcha. Mais c’était comme si tout coulait de source. Quelque chose – quelqu’un ? Mais qui ? – était à l’œuvre, avec cette volonté inébranlable de former une réelle harmonie entre toutes, dans le plus total respect de chacune. Un écueil ? Il était vite contourné, voire fondu, par une concordance apparue bien avant qu’il ne pût seulement effleurer la barque de quiconque. La rencontre de Gaud avec Aïcha et sa fille était de cette veine. Longtemps dominée par Morgane, Gaud s’était construit un petit nid personnel à la fréquentation assidue de « La Forge » de Louis dont elle était devenue la meilleure élève et dont elle se faisait maintenant grand deuil du décès. Serait-ce que la Nature ait réellement horreur du vide ? Toujours est-il que le premier regard échangé avec la petite Rabi’a vint instantanément le combler. Une mutuelle attirance, quasiment magnétique, dont Gaud ne tarda pas à découvrir un premier argument à l’analyse de leur ciel respectif de naissance.

    De son côté tout aussi spontanément interpellée par cette femme si réservée, « si différente des autres», confia-t-elle à son mari, Aïcha y voyait un appui dans sa prudente quête d’intégration. Avec une interrogation majeure autour du micmac de cette société apparemment dépourvue de castes. « Non pas», rectifia Hoël, « elle n’en manque pas. Mais elles ne sont pas aussi étanches que chez vous. C’est particulièrement vrai ici, sur l’île, où s’est développé un projet de retour résolu à nos sources. Naguère, tout druide – zawi en votre univers – pouvait fort bien se muer à l’occasion en guerrier, maçon ou commerçant. Et inversement : c’étaient les actes et les situations – pas la naissance… – qui hiérarchisaient les gens. En n’y enfermant que ceux qui le voulaient ou ne parvenaient pas à saisir la tangente qui leur permettrait de s’en affranchir. Tu t’étonnais, à Atar, de ma boîte à outils. Ils sont partout, ici, et tout le monde sait les utiliser et entretenir. Avec certes plus ou moins d’assiduité et de plaisir à les manier, c’est là-dessus que se construisent nos castes. Cela dit, je connais très peu Gaud mais ce que m’en a dit ma mère va dans le sens de ton intuition : suis ta cadette, elle élargira ton chemin sans jamais songer à t’en dévier. »

    Aïcha n’eut qu’à accompagner sa fille dans son impatience à découvrir « La Forge » dont Gaud assurait la maintenance. « Ici », prévint d’entrée et d’autorité la maîtresse du lieu, « pas touche avec les mains, Rabi’a ! Juste les yeux ! » ; et d’expliquer à sa maman la dangerosité de certains produits, au-delà de celle évidente du feu. Instinctivement, Aïcha prit la petite dans ses bras, tandis que Gaud plaçait à hauteur tout ce qui pourrait nuire à l’une ou l’autre. Une fois assurés ces petits détails pratiques d’une importance extrême qui révélaient, sans mot dire, le pragmatisme fondamental de Gaud, les deux femmes discutèrent de la fabrication des ravissants bijoux maintenant étalés sur la table. « Ça, tu peux toucher », autorisa Gaud à Rabi’a qui ne s’en priva pas. « Choisis ceux que tu veux », proposa la forgeronne à la maman, « tout ce qui se fait dans l’île l’est d’abord pour ses habitants. – Merci », répondit Aïcha, « ils sont vraiment magnifiques ! », avant de prendre une broche et des boucles d’oreille que Gaud aida à fixer à leur place. « Prends aussi ce collier », ajouta celle-ci, « il devrait t’aller à ravir.» 

    Ainsi se scellent des amitiés. Et, de jour en jour entretenue, celle-ci se dévoilait particulièrement stimulante, pour ne pas dire carrément révolutionnaire. À son grand étonnement, la mauritanienne se piquait à découvrir les plaisirs d’une profession si méprisée par sa caste, tandis que se révélait, aux yeux de tous, la profondeur du lien qui unissait sa fille et la petite-fille de Muriel : leur commune nature guerrière. Aïcha y vit invitations du ciel à creuser plus résolument les fondations de sa culture. Un guerrier qui dépose les armes pour se consacrer à l’étude du Coran est dit « min tiyab », en hassaniya : c’était déjà ce qu’elle devenait en enseignant la langue du Saint Livre. Mais il lui apparaissait maintenant une autre nécessité : celle d’entendre les tenants et aboutissants de toutes les castes réputées inférieures dans son monde d’origine. En commençant par en pratiquer journellement les activités.

    On la vit donc s’appliquer avec bonne humeur à toutes les tâches du quotidien de l’île : outre celles ménagères et cuisinières où l’on officiait à l’ordinaire deux par deux à tour de rôle, selon un emploi du temps réglé de concert chaque dimanche, et ses engagements dans l’enseignement de l’arabe, elle allait et venait à sa guise entre le jardin, avec surtout Soisic et Yuna ; les soins aux animaux, avec Solen et sa fille ; l’atelier de poterie, avec Morgane et Aouragane ; les tissus et teintures où excellait Goulawenn, de moins en moins soutenue par Marie, vite fatiguée du moindre effort ; tandis que Kelog, à l’assemblage du bois, et bien sûr Gaud, à celui des métaux et des pierres précieuses, complétaient son exploration du monde ouvrier. Et même de son homologue marchand, avec telle ou telle de ces travailleuses, dans le négoce de leurs productions sur le Continent… Une ruche bourdonnante de chants et plaisanteries où les mâles semblaient quasiment exclus.

    Bien présent, tout de même, le premier mois de son arrivée, notamment au chargement et déchargement du sinago, ainsi qu’à tout besoin nécessitant quelque effort musculaire intense, Hoël avait été placé d’autorité, par ses grand-mère et mère réunies, en la citadelle d’ivoire où s’était confiné Louis, agrandie – « temporairement, pour soulager Marie », avait précisé Soisic – d’une fonction d’intendance et de comptabilité indispensable au bon ordre de la maison. Mais toutes savaient qu’il faudrait bientôt se passer de lui. Quant à Yves, il était quasiment revenu à son rôle de simple passeur. « Elles en savent largement assez », avait-il expliqué à Soisic, « pour vivre et transmettre aux nouvelles ce qu’il vous faut vivre ensemble, avant de vous séparer. C’est à vous que l’île a été confiée et c’est à vous de prendre en main ce qui vient ».

    Ainsi présentée, la séparation apparaissait comme l’aboutissement paradoxal de la manifeste soudure qui s’accomplissait entre toutes les femmes de la communauté. « De quelle île ai-je donc la garde ? », songeait Soisic. Avant même qu’elle n’eût trouvé les mots pour exprimer l’idée sous-jacente à son interrogation, Yves reprenait : « L’île dont ton deuil t’avait fait gardienne n’est plus celle que tu vois et qui disparaîtra, inéluctablement. Dans les flots ou un autre monde, cinq ans ou cinq siècles, peu importe. Mais le commentaire de Tuala au départ de sa sœur ne t’a-t-il pas déjà instruit de l’évènement ? Tu es plus libre que moi, ma chérie, d’aller où et avec qui tu veux. Et même plus encore, puisque tu peux transmettre à Goulawenn la charge dont tu t’es si noblement acquittée ». Les joues de Soisic rosirent. Non pas du mot « chérie » – elle connaissait parfaitement le sentiment d’Yves à son égard – ni du compliment dont il la gratifiait mais de sa soudaine prise de conscience de l’extraordinaire liberté qui s’ouvrait à elle. 

    Sans l’affecter outre mesure. L’île qu’elle avait sous les yeux, dans son cœur, en ses habitudes, était bel bien toujours là, avec toutes les responsabilités, joies et peines que cela impliquait. Il lui était tout simplement inconcevable de la quitter. Abandonner sa chère belle-mère, le Vénérable, son roc, sa fontaine, son merveilleux jardin et toute cette heureuse compagnie qui lui donnait tant à goûter le bonheur d’être femme ? Impensable ! Mais l’idée d’un possible ailleurs n’en était pas moins semée et, à l’instar de Morgane dont les fiançailles officielles avec Cadfan, le 1er Août 1937, n’avaient, six mois plus tard, encore quasiment rien changé à son quotidien, Soisic portait en elle son propre mouvement de chrysalide, à ceci près qu’elle n’avait, elle, aucune direction pour le conduire. Elle en était d’autant plus libre de rêver à sa guise. Et, imprégnée d’un tel parfum de métamorphose sans bornes, c’est avec un entrain redoublé qu’elle accompagnait l’enchantement de leur communauté.

    Le cycle des grand-messes dominicales avait repris une dizaine de jours après le retour de Marie. Une discussion en aparté, après l’office, entre Hoël qui s’y était présenté seul, sans participer à la communion, et le curé qui s’en était étonné, mit les choses au clair. « Je suis chrétien musulman », commença Hoël, « non pas le cul entre deux chaises mais bel et bien sur le même granit de notre breton commun. Probablement hérétique, à tes yeux, mais en paix. Avec moi-même et tous ceux que j’aime. Quelle que soit leur position, c’est dans sa transcendance que nous nous rencontrons. Et nous rencontrerons peut-être tous les deux, si Dieu veut. Quant à mon épouse plus simplement musulmane, elle croit, tout comme moi, en un seul Dieu, Créateur du ciel et de la Terre, respecte Jésus et tous les prophètes – paix et bénédictions sur eux – souhaitant quiétude en ce monde et pardon dans l’Au-delà à tous les gens de bonne volonté ».

    Luc hochait la tête. « Merci pour ta franchise », répondit-il, « j’entends bien que tu as quitté notre Sainte Mère L’Église et je prierai pour que tu y retournes. Le temps des anathèmes est révolu, comme l’a si bien dit Sa Sainteté Pie XI, et son estime envers Massignon nous oblige. Mais mon breton, Hoël, n’en est pas moins exclusivement catholique… » La messe était dite, il ne restait plus qu’à partager cordialement le repas. Les deux hommes s’y abstinrent de tout sujet susceptible de lancer de vains débats. « Le même granit de notre breton commun », souligna néanmoins Yves, à l’écoute de ce que lui rapportait Luc dans le sinago les ramenant à Vannes, « tes accointances avec Perrot te donneraient-elles à refuser la réalité anté-chrétienne de notre Armor ? Et ce que celle-ci partage peut-être avec le monde musulman ? Accompagner, ne serait-ce qu’un temps, Hoël dans sa quête, pourrait fort bien te révéler un plus universel entendement à ta foi… ». 

    Moins abruptement posée, la question religieuse se jouait, dans la communauté de l’île, surtout autour de l’alimentation. Or l’absence d’une porcherie limitait déjà beaucoup les charcutailles, réduites en conséquence à des hors-d’œuvre importés : pâtés, jambon, saucissons… ; poulets et lapins fournissant l’ordinaire des plats de consistance. Hoël se chargea tout naturellement d‘égorger ceux-là, en traduisant le « bismillahi » impératif, en islam, à tout sacrifice animal, par un sonore « au nom de Dieu » dont chacune convint de se faire sien, lorsque le maître de céans serait absent. Marie y voyait un enrichissement spirituel, rappelant à toutes le respect d’Abel et des patriarches bibliques envers leur bétail ; et Soisic, dont les tendances végétariennes lui donnaient à valoriser surtout le troisième commandement de la loi mosaïque, un heureux arrangement avec la miséricorde divine. Bref, on s’employait tout simplement à vivre en bonne intelligence.

    La célébration du quinzième anniversaire de la fondation de l’école, dans l’épaisse nuit noire du 1er Février 1938 – seconde nouvelle lune de l’année – y apporta un singulier éclairage. Arrivé assez tôt dans l’après-midi avec Ninog et Tuala – souffrante, Muriel s’était alitée et « ne verra peut-être pas la pleine lune », avait sobrement averti la première – Yves fit installer confortablement les deux vieilles auprès de Marie devant la cheminée, tandis que les jeunes filles s’affairaient à la grande lessive d’Imbolc. Associée à une Aïcha assez ébahie par l’extraordinaire remue-ménage, « c’est la grand-fête des femmes, cette nuit », commentait Gaud à genoux, brossant énergiquement le sol de l’entrée. « Nous honorons la terre, nous saluons le ciel et la lune, à ceci près, cette année, que celle-ci est absente, pour la première fois à un jour près diamétralement opposée de ce qu’elle était, il y a quinze ans. Elle est vraiment sublime, l’œuvre de Dieu ! Tu dis Allah, Yves Grand Maître, d’autres encore n’osent ou refusent même de Le nommer, qu’importe : il est l’Un Unique, oui, voilà tout ». Et, dessinant de son doigt humide un discret triskel sur le dernier carreau encore sec, elle en désigna le centre vierge, alors que s’en effaçaient déjà les contours, bus par la pierre. « Qoul : Houa Allahou Ahad », murmura Aïcha. Elle savait maintenant, de source claire et sûre, en quoi elle était femme de l’île.

    Associée, elle, à Aouragane, Briéga construisait le petit assemblage de bois qu’Hoël aurait à allumer, la nuit venue. « Nouvelle lune, nouvelle lune », chantonnait faiblement Ninog qui présidait à l’ouvrage, douillettement calée dans sa chaise longue couverte d’un édredon. Et de signaler, d’une petite dénégation de l’index, les imprécisions de la gamine. « Pas dessus celui-là, sur l’autre à droite… » Dehors, Morgane et Kelog emplissaient bidon sur bidon à la fontaine du Vénérable qui coulait abondamment depuis deux jours et, tandis que les deux hommes les ramenaient au logis, Goulawenn et Yuna terminaient de plier le linge qui flottait au vent, Soisic et Solen s’activaient à la cuisine… Épuisée d’avoir couru tout le jour des unes aux autres, Rabi’a s’endormit avant le crépuscule dans les bras de son arrière-grand-mère. Il faisait froid. Hoël alluma le feu dans la cheminée. Assis devant, sur des tabourets à côté des aïeules emmitouflées, on y partagea une soupe bien chaude, avant de murmurer doucement, tous ensemble, la petite berceuse qui plaisait tant à leur petite fée. Rabi’a souriait aux anges. Le jour s’annonçait radieux.


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12


    « C’est peu dire que nous étions, ton père et moi, comme deux frères. Nous avons bu les mêmes laits, partagé les mêmes jeux, échangé les mêmes idées… Et c’est ensemble que nous avons entamé, en 1904, notre initiation auprès de Brigit. J’avais peut-être une plus belle voix que lui – c’est du moins ce que prétendait la docte femme – mais il était beaucoup plus doué que moi dans l’appréhension des mystères… » Yves savourait manifestement l’évocation de cette fraternelle amitié. « Hoël, chaque fois que je pense à lui, mon cœur se réchauffe, j’ai cette certitude qu’il ne m’a jamais quitté. » En cette glaciale matinée de Février, les deux hommes allaient en calèche vers Hennebont pour un rendez-vous d’affaires avec un armateur. De fait, Yves s’était beaucoup employé, l’année précédente, à préparer le terrain de l’entreprise de son élève. En commençant tout d’abord par introduire Mamadou et Ahmed dans le monde des pêcheurs bretons.

    Leur ardeur au travail et leur bonne humeur avaient conquis les plus méfiants. On se souvenait du jeune Mabon qui prenait tant plaisir, quinze ans plus tôt, à aider les uns et les autres et l’idée qu’il avait maintenant d’établir un pont entre les côtes « si poissonneuses de l’Afrique de l’Ouest », ainsi que le soulignaient les deux sénégalais, et celles d’Armor de plus en plus souvent en manque, intéressait plus d’un. Diverses propositions d’association capitaliste avaient été avancées mais c’était au final l’option familiale qu’avaient retenue les Mabon et Cie. Cie, c’est-à-dire Bart et bien sûr Le Couët. Yves était de la partie et se réjouissait déjà à l’idée de découvrir l’Afrique. « Tu as pris trop d’avance sur moi », plaisantait-il à l’adresse de Hoël, « dans la fonction de passeur que nous a confiée Brigit, il est grand temps que je te rejoigne ! Essayer, à tout le moins… » Et cette modestie ne faisait que draper la réalité : l’initiation du jeune homme avait tout naturellement repris au cœur même de beaucoup plus triviales préoccupations professionnelles.

    Autrement attentionné que Luc à l’histoire d’autrui, Yves évitait les conflits d’idées. D’autant plus, en l’occurrence de ses rapports avec Hoël, qu’il avait de longue date compris la fibre qui balisait la démarche de celui-ci. « Nous allons tous en notre labyrinthe personnel », rappelait-il à qui voulait l’entendre, « à la rencontre de notre propre Minotaure ; gardons-nous de compliquer le parcours de quiconque et, surtout, de couper le fil qui lui permettra d’en trouver l’heureuse issue… ». C’était donc en le suivant qu’il guidait le fils de Pierre. Pour l’heure, on en était simplement à aller et venir le long de la côte méridionale, en quête d’un bateau. Cela suffisait : en chemin de port en port, il y avait toujours quelque lieu dont Yves demandait à son futur « patron » – « Jamais de la vie ! », rétorquait Hoël, « Associé, si tu tiens vraiment à requalifier ce qui nous lie ! » – d’apprécier la saveur : pierre levée ou couchée, tertre, forêt profonde, chêne pluricentenaire… Mais c’était invariablement du côté d’Auray que le cœur d’Hoël penchait. 

    Bien plus que son adolescence et les amis qu’il s’y était faits, il retrouvait dans les rues de l’antique cité quelque chose de « la magie des Bart », disait-il en l’honneur de sa mère qui y avait passé une grande partie de son enfance. Cet irrésistible aimant orientait même sa recherche navale : son bateau serait basé à Saint-Goustan et ses dimensions forcément donc contraintes aux limites du petit port. Et voilà qu’après avoir en vain fouillé les offres de Nantes à Brest, celle proposée par l’armateur d’Hennebont était enfin la bonne : « Le Vaillant », un remorqueur de seize mètres doté de faibles tirants d’air et d’eau qui lui permettraient d’entrer et sortir à sa guise de Saint-Goustan, moyennant quelque attention aux marées. Hervé, le grand frère de Soisic qui avait repris la forge du père Le Goff, s’offrit à transformer le navire en chalutier-langoustier, on réunissait les équipements, étudiait les cartes, le grand large envoyait de belles bouffées d’air… 

    Ça faisait du bien. 1938 ne sentait pas très bon, à terre. Sauf dans les vieux lieux écartés de la folie des hommes. Ailleurs, c’était à tirer les couteaux et les haches, à tout le moins les fourbir. Attaqué de droite à gauche, le Front populaire agonisait, alternant mesures apaisant la grogne paysanne – fondation de l’Office du blé, par exemple… – et attisant celle des ouvriers, avec les « assouplissements » de la loi sur les quarante heures, ici et là portées à quarante-huit, tandis que le taux général de l’impôt sur les revenus finirait l’année au tiers de ceux-ci… Les extrêmes s’affichaient partout, en France comme dans toute l’Europe, sur tous les continents jusqu’au Japon, et si la « résolution » de la crise des Sudètes à Munich – théâtre, en réalité, de la plus pitoyable abdication devant la voracité nazie – se voyait acclamée en France au retour de Daladier et Chamberlain de la capitale bavaroise, l’odeur de la poudre et des charniers s’annonçait, laide et hélas plus que jamais ravivée. Une pestilence dont le pape Pie XI s’était résolument écarté, quatre mois plus tôt, en s’éloignant ostensiblement du Saint-Siège pour ne pas y accueillir le dictateur nazi invité à Rome par Mussolini… 

    Les Bart disposaient, à Saint-Goustan, d’un entrepôt désaffecté surmonté d’un étage et le mirent à disposition de Hoël, complétant ainsi leur contribution à la nouvelle entreprise. Le jeune patron y aménagea une petite partie du bâtiment, en bas, pour les commodités de ses deux partenaires sénégalais ; réservant, en haut, les bureaux et un bel appartement à sa petite famille, avec un escalier sur le côté qui en assurerait l’indépendance. La pendaison de la crémaillère, le 14 Septembre, où affluèrent amis et parentés, fut suivie, trois jours plus tard, de l’ouverture beaucoup plus discrète, à cinq cents mètres de là, de la peut-être première école coranique en pays d’Armor. Parcourant le pays les mois précédents, Mamadou et Ahmed avaient fait la connaissance de quelques membres de la petite communauté musulmane de la région, très groupusculaire à l’époque. « Un hafiz al Coran, ici, en Bretagne ?! », s’étaient-ils tous écriés après avoir constaté la parfaite récitation de l’érudit hal pulaar, « Il te faut ouvrir une mahadra, Ahmed, sans tarder ! »

    Ladite communauté ne devait probablement compter guère plus d’une centaine de personnes, concentrée dans les ports ouverts au commerce international. Moyen-orientaux, surtout, mais aussi maghrébins et plus rarement encore africains, au service de tel ou tel potentat colonial. Très peu de familles, au final, mais assez tout de même pour entretenir, avec l’aide précieuse de Hoël, le quotidien des huit élèves âgés de quatre à douze ans qui s’étaient présentés à l’ouverture du cours. Ils y passeraient quatre jours sur sept, chaque semaine du lundi matin au jeudi soir, avant de retourner chez leurs parents à Lorient, Vannes ou encore Saint-Goustan chaque jour avec sa mère, en ce qui concernait Rabi’a, la seule fille pour l’instant et de loin benjamine du groupe. De fait, elle en était comme le phare, pour ne pas dire l’argument. Débarquée à Auray au début du mois avec Aïcha, elle avait stupéfié Ahmed par sa précocité à lire et écrire l’arabe. « Subhane Allah ! C’est le signe dont j’avais besoin », s’était exclamé l’heureux professeur, « pour lancer mon école ! »

    Voici « Le Vaillant » prêt en ce début de printemps 1939 ! Toutes formalités accomplies, réserves, équipements et équipage au grand complet ! Outre Hoël, Yves et Mamadou, Jeannot le mécanicien, Glen le langoustier et Didier le mousse – un jeune cousin Bart – tandis qu’à terre, Aïcha assurera le contact radio et la garde de l’entrepôt, avec l’aide, en semaine, de Jakez, le fils cadet d’Yves, et d’Ahmed en fin de celle-ci. Jakez s’occupera également de la navette du sinago, le week-end, entre le continent et l’île. Bien évidemment, « Le Vaillant » ne partira pas à vide : on a, depuis six mois, multiplié les échanges avec Saint-Louis et ses cales seront quasiment pleines, entre les commandes très diversifiées du clan Descemet avec lequel Yannick a pris langue et celles, bien moindres mais plus spécialisées, des pêcheurs de Guet Ndar regroupés autour d’Ibrahim ; même le ponton accueillera son comptant de caisses, sitôt le tout chargé à Vannes avec la bénédiction du chef Mabon. Restait la météo.

    On s’en préoccupait depuis la mise à l’eau du navire en Janvier. Une autre sacrée fête qui avait réuni quasiment tout le monde, du plus humble docker à l’évêque, en passant par tout ce que Vannes comptait de notables, hauts uniformes et, bien évidemment, sonneurs de tout poil. « Voyez comme nos trois antiques classes sociales sont toujours vivaces ! », fit remarquer Yves à Hoël et son épouse au premier rang de l’estrade dressée, pour la circonstance, au bord de la rampe ouvrant l’atelier d’Hervé à la mer, « On n’y circule plus comme naguère mais, bon, on s’y retrouve tout de même… ». Saluant Aïcha, l’évêque s’était un instant mépris sur le teint de madame, l’associant instinctivement à quelque ascendance juive, avec l'onctueuse évocation de la récente déclaration du pape : « Par le Christ et dans le Christ, nous sommes tous de la descendance spirituelle d'Abraham… » ; qui fit sourire Hoël. « C’est on ne peut plus vrai », nuança-t-il poliment, « arabo-berbère mauritanienne, mon épouse est musulmane… – Ha ? Enchanté, madame », conclut le prélat, sans mesurer la portée autrement œcuménique que sa réponse donnait à la saillie de Pie XI contre l’antisémitisme, « bienvenue parmi nous ! »

    Il est vraiment doux, ce 12 Avril où « Le Vaillant » s’élance dans le golfe sous encore un concert de bombardes et binious ! La très forte probabilité d’une météo clémente pour au moins cinq jours devrait permettre d’atteindre Madère sans encombre… « Rassurez-vous, mesdames », commente le capitaine du port, « le ciel est avec vos époux ». Mais, fière et toujours aussi hautaine en public, Aïcha ne manifeste rien, quant à elle, de l’angoisse qui l’étreint ; à ses côtés, Solen essuie une larme, tandis qu’excitées par l’ambiance, les deux petites trépignent au rythme des sonneurs. Cela fait maintenant trois jours que la bigoudène est venue rejoindre la mauritanienne à Auray, elle lui tiendra compagnie jusqu’au retour de Hoël, tout en portant main-forte à la vieille Madalen, la cuisinière qui officie à l’école coranique. De quoi arrondir un peu sa maigre bourse et permettre à Briéga de poursuivre son apprentissage de l’arabe… 

    Glen avait été, dix ans plus tôt, d’un petit armement de Lorient qui s’était essayé à la pêche de la langouste verte non loin de Port-Etienne, le port mauritanien dont Gruvel faisait si grand cas. L’affaire n’avait pas perduré mais Glen y avait acquis une suffisante connaissance des lieux et des méthodes de capture pour inciter Hoël à accorder une attention particulière à ce qui pouvait constituer une très intéressante plus-value. On ferait donc escale à Las Palmas pour acheter quatre ou cinq nasses canariennes, avant d’en tester l’efficacité dans la Baie du Lévrier. Un petit retard d’une semaine, tout au plus, qui allait se révéler des plus juteux. Prévenu par radio des excellentes prises réalisées, Ibrahim se chargea d’organiser l’expédition et la commercialisation des langoustes sur le marché dakarois, tandis que se poursuivait le stockage du salé-séché qui constituerait l’essentiel de la cargaison au retour vers les ports bretons. « Al hamdou lillahi ! », disait encore Mamadou, « Tu es vraiment béni de Dieu, Hoël ! – Fasse donc Le Tout-Puissant qu’il en demeure ainsi ! », lui répondait celui-ci.

    L’accueil, à Saint-Louis fut aussi festif qu’au départ de Vannes, à ceci près qu’à défaut de bombardes et de binious, c’étaient les djembés et autres tamtams qui assuraient l’ambiance. Mais toujours la même exubérance populaire ; « Ah non ! Beaucoup plus vive ! », rectifiait un Yves stupéfait des trémoussements des femmes électrisées par les folles cadences ; la même dignité des uniformes et des notabilités, notamment religieuses étonnamment mélangées en cette réception intercontinentale. L’imam de Guet Ndar enlaçait tour-à-tour Hoël et Mamadou, tandis que le curé s’empressait auprès de leur équipage, avant de s’autoriser l’un et l’autre à de moins pastorales salutations. De fait, c’était un quasi-évènement, cette arrivée : désormais pratiquement tous aspirés par Dakar, on ne les voyait plus que de loin en loin, les gros bateaux de pêche sur lesquels on avait tant misé au tournant du siècle...

    Chargées dare-dare sur deux des pirogues de Hoël et un camion, la majeure partie des langoustes partit vers Dakar avant onze heures, le restant déjà vendu au marché improvisé par Mina et Fatou à même le quai Roume. Maintenant, la grande grue à vapeur achevait de débarquer les marchandises du « Vaillant », sous l’œil attentif du douanier et du représentant de la maison Descemet qui en tenaient le compte, avec Mamadou en cale et Hoël sur le pont. Ibrahim avait accompagné les nouveaux venus aux « Jasmins » que ses derniers locataires avaient libérés un peu avant Noël. Depuis trois mois, on y entreposait, en bas, le salé-séché et la suave appellation de la maison s’en était retrouvée passablement aigrie. Mais, bon, on était entre pêcheurs rodés aux effluves de poisson et le lieu leur seyait d’autant mieux que toute une compagnie féminine était à l’accueil, Dièye en tête, avec force bissam et autre bohé délicieusement rafraîchis par la réserve de glaçons gracieusement fournie par les Descemet.

    Un seul regard et une poignée de mains, dès l’arrivée du bateau, avaient suffi à Yves et Ibrahim pour établir la réalité de leur intime identité spirituelle qu’avait intuitivement présumée Hoël au Breitenstein. Allongés sur de petits matelas au salon des hommes, c’est avec peu de mots qu’ils savouraient leur rencontre, en l’attente de leur ami commun. « Un petit tour sur le fleuve jusqu’à Diâranguèl ? Mon père sera très honoré de te recevoir… – Et moi donc de le saluer ! Volontiers, Ibrahim… si le patron nous en laisse le loisir ! – Oh », s’esclaffa le colosse, « il nous doit bien ça ! » Chacun depuis longtemps assez informé par Hoël de ce que l’autre apportait à celui-ci, les deux hommes n’éprouvaient aucun besoin d’en dire plus, s’épargnant ainsi d’encombrants éloges. Les actes viendraient naturellement, à leur heure. Et parleraient d’eux-mêmes, démontrant sans discours les bienfaits d’une osmose pleinement vécue.

    Réunis le lendemain autour de Hoël, Yves et Ibrahim, les propriétaires de pirogues intéressés à l’exportation de leurs produits vers la métropole – leur nombre avait triplé en moins de vingt-quatre heures, à la seule vue du chalutier entrant à Saint-Louis et au constat des offres d’achat consenties par les deux premiers – pourraient ainsi apprécier la force de ce qui reliait les trois compères, en dépit de leur différence d’âge et de culture. Hoël, on le connaissait de longue date mais Yves, c’était comme si l’on retrouvait un frère après des années de séparation. D’autres se seraient stupéfaits de l’aisance avec laquelle le barde-pêcheur se mouvait en telle compagnie avant même d’en avoir déchiffré les signes et, plus que le métier que partageait toute cette assemblée, c’était évidemment de l’accord tacite d’Ibrahim paraphant chacune des interventions de celui-là que cette facilité découlait. Basée sur un tel trio, l’affaire paraissait solide et le bouche-à-oreille se chargerait d’en grossir les rangs.


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