ÎLÉMOR, l’emzao accompli (chapitres 9 et 10)

9


    Aussi accrochés soient-ils à leurs intérêts personnels, c’est par les idées que les humains communiquent entre eux ; s’emploient à justifier ceux-là, leur donner ne serait-ce qu’un semblant de vertu communautaire, un habit d’apparat, sinon de moine… Devenue centrales dans le débat breton au cours du premier quart du 20ème siècle, la question religieuse et l’affrontement entre les écoles laïque et privée y bousculèrent ainsi d’autant plus la vie sociale et politique que la Grande Crise de 29 s’était infiltrée jusqu’au profond des campagnes. Des mouvements paysans apparurent, plus ou moins discrètement soutenus par des notables conservateurs catholiques, notamment ceux de tradition monarchiste légitimiste. S’y oppo-saient non seulement les radicaux socialistes farouchement laïques mais aussi les démocrates-chrétiens, sans que ces deux forces ne pussent jamais s’accoupler. Et, tandis que l’église Catholique ne prenait plus position, le balancier électoral breton pencha nettement à droite. A contrario donc de l’orientation nationale acquise au Front populaire…

    Bourgeois solidement implanté à Vannes, Yannick Mabon avait à se situer dans cette effervescence. Très discret sur ses préférences politiques – il votait pour le Parti démocrate populaire – il était régulièrement contacté par divers courants parfois fort éloignés de ses convictions personnelles mais tous invariablement avides de s’attirer les sympathies de ce comptable si habile dans les placements boursiers. Invité dès 1930 aux réunions d’Henri Dorgères, il s’y était rendu poliment de loin en loin, cinq années durant. Avant de rompre résolument les ponts à la mise en place, par celui-ci, des « Chemises vertes » qui publiaient clairement ses tendances fascisantes, pour ne pas dire fascistes. Plus sensible à la personnalité du colonel de La Rocque – « Quelle noblesse ! Quelle droiture ! », disait-il à qui voulait l’entendre… – il ne s’en était pas moins écarté à la fondation, en Juillet 1936, du Parti social français où était tout aussi évidente l’influence des Croix-de-Feu, souvent moins démocrates, dans les faits, que ne l’était leur affiche. Ouvertement catholique, Yannick resterait républicain centriste. Discret. Et sans jamais donc briguer, en cette position, la moindre responsabilité politique… L’évêché lui savait gré de cette attitude modérée qui le mettait à disposition d’éventuelles négociations. 

    De fait plus influencé par le projet des quatre vieilles sur l’île, Yannick était surtout axé sur l’identité bretonne, seul pivot viable, lui semblait-il, d’une unité régionale assez puissante pour prendre place dans le concert national et même international. Aussi soutenait-il tout ce qui lui paraissait servir la cohésion bretonne, réservant toutefois une bonne part de ses prébendes à la caisse de l’école. On y vivait donc sans aucune gêne, malgré la difficile conjoncture. Mais les choses n’en changeaient pas moins. Toutes âgées de plus de quatre-vingt-cinq ans – « Brigit », soutenait Yves, « en a plus de cent ! » –  les vieilles ne quittaient plus le continent et c’étaient maintenant les élèves qui allaient à elles, consacrant deux par deux à chacune une journée, semaine après semaine. Très affaiblies, les commères ne s’en arrangeaient pas moins à donner, à leurs visiteuses, une tout aussi agréable qu’utile compagnie.

    Quatre ou cinq personnes, d’habitude, parfois six, avec toutes l’apparent objectif de faciliter la vie de leur vénérable hôtesse. Des membres de sa famille, souvent, insistant à ce que celle-là acceptât enfin de venir habiter avec les siens, mais toutes s’y refusaient. On se relayait donc à leurs soins quotidiens et c’était, de fait, des occasions multipliées de rencontre. Car, outre les demoiselles de l’île, tout un assor-timent de bretonnants et bretonnantes se faisait un honneur à aider la vieillesse de celles qui avaient tant donné au pays d’Armor. De tout âge et genre, avec cependant cette constante d’au moins deux jeunes célibataires présents au passage des ravissantes étudiantes. Ce n’était évidemment pas fortuit : pratiquement muettes et impotentes mais toujours lucides, les vieilles dames poursuivaient bel et bien leur plan.  

    La plupart de ces éventuels prétendants étaient des enseignants : ce n’était pas plus un hasard. Et l’affrontement entre les écoles laïque et privée n’en prenait que plus de virulence, dans la bouche de cette jeunesse passionnée. Grâce à Dieu – une expression de nature pourtant à faire bondir une bonne partie de ces enthousiasmes juvéniles… – tous partageaient un même souci d’épargner aux aïeules d’intempestifs éclats de voix. L’ambiance chez elles était donc parfois étrange, en cette année 1936 où les excitations politiques tendaient à mettre singulièrement à mal l’emzao. « Il faut des nuages et des orages », avait une nouvelle fois rappelé Brigit à son cher Yves qui s’inquiétait des retombées, sur l’île, de ces sectarismes, « c’est le prix de ce qui nous donne vie. Ils passeront, seul l’esprit demeure… ». Et celui qu’elle s’était ingéniée, avec ses amies, à développer chez leurs élèves résisterait même à un mariage d’amour, le transfigurerait sans aucun doute, à plus ou moins court terme. Elle en était convaincue. 

    Yves entendait bien le sous-entendu : l’école allait certainement perdre plusieurs de ses élèves, appelées à diffuser ailleurs ce fameux esprit si cher au cœur des vieilles. Il n’en éprouvait pas moins le pressentiment que celle-là avait encore à œuvrer. Plus qu’un pressentiment : une absolue confiance en ce qu’il percevait, par éclairs, de l’étrange lieu où leur communauté était née. « Écoute le vent du Sud », avait-il ainsi entendu auprès du roc sacré, au lendemain même de la mémorable fête de Beltaine de l’an 1936 qu’il avait célébrée dans une forêt non loin d’Auray, s’épuisant en vain à minimiser les pitoyables déchirements politiques qui assourdissaient la quasi-totalité de ceux et celles qui s’y étaient présentés, « il t’apporte l’enfant de la paix, tu lui enseigneras comment la partager ». D’autres signes annonçaient l’heureuse issue. Si les adolescents émois de Morgane s’étaient étonnamment calmés – « d’autres viendront », avait cependant prophétisé Muriel, « beaucoup plus adultes et puissants » – les crises de Goulawenn, assez bien régulées par les bons soins de la grand-mère de Gaud et quasiment semestrielles désormais, s’achevaient régulièrement par de flamboyants oracles.

    Celui recueillie par sa mère, au matin du dernier solstice : « Gardienne n’est reine ni reine n’est au centre ! Un, deux, trois, les quatre viennent ! Inaltérable, l’assemblée des trois deltas ! » ; était devenu l’argument d’une des plus pénétrantes leçons d’Yves sur le triskel et le tétraèdre. « Leur construction respective n’a aucunement besoin de pointer son centre », expliqua-t-il, règle et compas à l’appui, « et si nous avons dû, faute de conscience collective – mais il fut un temps de nature qui en faisait office, intégralement et le plus simplement du monde – accepter des chefs pour notre gouverne sociale, il fallut longtemps avant que ceux-ci ne se prétendent, chacun, nombril de l’Univers, à l’instar de César… ». Et de conter, en suivant, les assemblées de druides en Brocéliande autour du fol amoureux guenilleux… « Peut-être ne verrez-vous jamais en ce monde », concluait-il, « celle qui porte le cœur de votre assemblée. Serait-ce Viviane ? Je ne sais mais soyez certaines qu’à l’instant même où votre table sera complète, celle-là ne cessera plus de vous réunir, aussi invisible resterait-elle, aussi apparemment éloignées les unes des autres seriez-vous… ».

    Les discussions passionnées que suscitaient de telles leçons « tous azimuts » n’avaient cessé de démontrer à quel point différait ce qu’en percevaient les unes et les autres. Instantanément entendues en leur dimension spirituelle et classées, ce faisant, au rayon assez fourre-tout des « intuitions-émotions » par Goulawenn et Yuna, elles avaient amené Gaud à développer d’entêtées questions sur la matérialité des formes et la réalité des mythes, tandis que Morgane et Kelog en échafaudaient mille et une abstractions intellectuelles ; Aouragane s’appliquant, de son côté, à y chercher une lecture où tous ces points de vue puissent se retrouver. Leurs professeurs en avaient peu à peu conçu une certaine individualisation de leurs enseignements qui avait permis de présenter chacune de leurs élèves en candidat libre à l’examen d’État qui convenait le mieux à sa tournure d’esprit. Les résultats étaient à la hauteur de cette clairvoyance : certificats techniques pour les unes, baccalauréat pour les autres, toutes s’étaient retrouvées aisément nanties, avant leur vingt-et-unième année, de diplômes d’autant plus rehaussés de mentions élogieuses qu’elles s’étaient fait plaisir à les conquérir.
    
    Mais, pas plus que les galanteries des beaux jeunes hommes croisés chez les aïeules, l’idée d’exploiter chacune sa singularité hors de leur communauté ne parvenait pas à entamer leur volonté de rester ensemble. « Les années et vos attentions », répondaient-elles en chœur aux hypothèses de séparation que leur glissaient Marie et Soisic, « nous ont coulées dans un même or. – Nous en sommes fort heureux », commentait gaiement Yves, « et l’on aurait beau en faire mille-et-un bijoux, il n’en restera pas moins toujours identique à lui-même ». Les demoiselles riaient du propos sans s’en faire cure. Il leur en faudrait beaucoup plus pour accorder une plus étendue considération à leur condition féminine. Cela ne prit pourtant que le temps d’une coïncidence : les mariages conjoints, au début du mois d’Août 1936, de Nolwenn et Annick, tout aussi résolument inséparables, elles, avec deux vrais jumeaux dont le père s’était associé à Yannick pour ouvrir une succursale de son cabinet à Redon…

    La fête fut particulièrement grandiose. On s’y était attelé dès les fiançailles des tourtereaux, neuf mois plus tôt, autour de l’idée centrale de « noces à l’ancienne » qu’on aménagerait juste ce qu’il fallait pour bien les vivre dans l’air du temps. Ce sera donc à pied que les époux ramèneront à Redon, en sonneries bruyantes, leur dulcinée respective. Mais pas depuis leur domicile vannetais, non : seulement au sortir du festin qu’on allait organiser à Rochefort-sur-Terre, plus ou moins à mi-chemin des deux villes. Les deux familles y avaient un lointain cousinage commun qui disposait d’un grand champ où l’on pourrait accueillir sans compter.

    Et l’on ne compta pas. Plus de huit cents personnes envahirent Notre-Dame-de-la-Tronchaye, la vieille collégiale où se célébrèrent les deux mariages « jumeaux », avant de rejoindre, derrière les mariés et sous un concert de bombardes et binious, en procession d’autant plus joyeuse donc mais toujours respectueuse des rangs de parenté, le « pré de Gwenn » où étaient dressées de longues tablées sous de solides bâches qu’on s’était employé à dresser, des jours durant, tandis que le voisinage accourait avec ses marmites et autres ustensiles de cuisine. Volailles et légumes du coin, pot-au-feu, pain, beurre salé et crème à profusion, en attendant la dégustation des vingt cochons grillés pour la circonstance, couronnée, au final, de fars on ne peut plus bretons… Un festin, vous dis-je, dont on se souvint longtemps. Fixé initialement à cinq heures de l’après-midi, le départ pour Redon fut repoussé au lendemain : il faisait beau, an dro, hanter-dro et dañs dro – trois des rondes les mieux partagées des pays vannetais et gallo – allaient bon train, tandis que coulaient à flots cidres et hydromels… C’était parti pour une nuit tout aussi mémorable !

    Arrivées à Vannes la veille, les demoiselles de l’île avaient été du petit cercle des intimes qui avaient accompagné, dès l’aube, Nolwenn et Annick au « pèlerinage aux sources », selon le bon mot d’Yves. Trois calèches avaient été réquisitionnées pour la circonstance et l’on avait filé, tout droit au Nord, jusqu’à Loperhet. Cet immémorial « lieu de Brigit », avait fait remarquer en chemin leur très estimé guide, « a été à ce point peint de couleurs chrétiennes que quasiment plus personne ne perçoit le lien entre la chapelle dressée au centre du village, la fontaine un peu plus haut et, à un kilomètre de là, le vieux dolmen ». Nolwenn et Annick déposèrent, sur l’autel du sanctuaire désert à cette heure matinale, chacune un sac de seigle et tous de prier à la fécondité des imminentes mariées, avant de monter, à pied, au vieux dolmen. Yves y chanta, avec ses élèves, un hymne aux moissons prochaines, et l’on poursuivit la montée jusqu’aux cairns de Min Goh Ru, point culminant des landes de Lanvaux. « Ici, il vous suffira simplement », proposa le maître, « de vider complètement vos poumons, marquer un instant les yeux clos, puis de reprendre paisiblement le souffle du lieu, le vôtre, celui de l’éternelle Armor ». Un frais vent d’Est caressait les bras, les calèches attendaient à Colpo, au bord de la route. Allègrement rejointes – « Emzao, emzao », murmu-raient les demoiselles d’honneur aux oreilles des reines ainsi sacrées avant même leur couronnement à l’église – celles-là les conduisirent à bon trot jusqu’à Elven où était prévu le grand rassemblement de la délégation morbihannaise. Et, à dix heures tapantes, la longue file des automobiles s’en était ébranlée vers Rochefort…

    Passablement compris en ses fondements par les mariées qui n’en avaient pas moins été profondément émues, le pèlerinage aux sources avait, bien plus que la fête elle-même, ouvert d’autrement amples perspectives aux filles de l’île. Particulièrement chaperonnées par leurs vieilles parentes, Aouragane, Gaud et Kelog semblaient à cet égard les plus enclines à prendre le large. Ce fut pourtant Morgane qui en amorça le mouvement. Parmi les jeunes professeurs qui côtoyaient le domicile de Ninog, la belle-sœur de Brigit et Tuala qui clôturait le quadrige des aïeules, figurait un jeune gallois dont la puissante carrure avait d’emblée impressionné la cadette de Yannick. Après s’être intérieurement moquée de cette « bête attirance animale », disait-elle, elle s’accordait maintenant l’attention de remarquer les nombreuses autres qualités du « Bel Inconnu », comme elle s’était plu à le surnommer.

    Intelligent et travailleur infatigable, Cadfan était régulièrement sollicité par « An Oaled », la revue trimestrielle de Jaffrenou, pour traduire en breton de nombreux poèmes épiques de Galles, d’Irlande et d’Écosse dont il dominait les antiques idiomes. Une vraie passion où se révélait une plus ardente quête d’exploits guerriers. Mais cette nature chevaleresque, il la contenait fermement par une réserve constante dans l’expression de ses humeurs et de ses sentiments et c’était surtout cela qu’admirait Morgane si souvent confrontée, elle, à l’extrême difficulté de contrôler les siens. Tissés autour de la participation éventuelle de la jeune femme à « An Oaled », les liens s’étaient graduellement renforcés jusqu’à devenir besoins réciproques. Cadfan était, à l’orée du printemps 1937, de quasiment tous les déplacements de Morgane hors de l’île. Cavalier émérite, il l’avait notamment invitée, au début de l’année, à un concours hippique. Elle y avait accouru pour assister au triomphe de son preux chevalier et rencontrer, en prime, ses parents. Au cours du repas qui s’en était naturellement suivi, on avait convenu d’une visite à Vannes…

    Yannick prit ses renseignements, demanda à rencontrer Cadfan en tête-à-tête et, convaincu de la droiture du jeune homme, proposa le lundi de Pâques à la réunion préliminaire des deux familles. Mais le décès soudain de Louis, dans l’après-midi du Vendredi Saint, ajourna l’affaire. Aussi soudain, au demeurant, qu’on ne peut plus paisible : le patriarche ne s’était tout simplement pas réveillé de sa petite sieste journalière et ses traits détendus témoignaient de la quiétude en laquelle la mort l’avait emporté. Après une première veillée funèbre dans sa chambre garnie de chandelles et de fleurs printanières cueillies au jardin par ses petites-filles, on attendit l’arrivée d’Yves, à l’aube, pour terminer les ablutions rituelles du corps, augmentées de diverses frictions d’onguents dont Soisic détenait les secrets, profitant de l’occasion pour les enseigner à Gaud et Morgane, tandis qu’Yves et Kelog s’employaient à construire le premier cercueil, sommaire, qui amènerait, le soir venu, la dépouille embaumée du vieux forgeron à Vannes. L’imminence de la Pâque repoussait au mardi l’enterrement à Sainte-Anne d’Auray où les bonnes sœurs de la famille entretenaient un caveau depuis plusieurs décennies. L’attente auprès de Yannick fut ainsi l’occasion de très nombreuses visites, ponctuées de deux mémorables veillées, qui allaient faire, d’un enterrement banal, un quasi-évènement mondain. 

    La lettre de Marie annonçant à Hoël le décès de son grand-père lui parvint étonnamment vite. Un des amis de Yannick présents à la veillée du lundi devait justement partir en avion à Dakar le lendemain soir et se chargea de transmettre la missive ; « au plus tôt », promit-il. Il tint parole et c’est à la veille du Maouloud, huit jours après le dernier soupir de Louis, que le courrier parvint à son destinataire. L’appel discret de Marie que sut immédiatement y entendre Hoël tombait à pic. Les efforts du jeune homme et de ses amis à démarrer un autre système de relations franco-sénégalaises, adossé à une vraie coopération où chacun trouverait son juste dû, restaient systématiquement barrés par des obtusions coloniales exacerbées par les difficultés économiques. « Rentré chez toi », soutenaient conjointement Ibrahim et Omer Descemet, « tu auras des opportunités pour établir un pont solide avec Saint-Louis. Va sans crainte », ajoutait le premier, « je veillerai ici sur ton bien ».

    Hoël retint l’idée d’acquérir en Bretagne un chalutier capable d’effectuer plusieurs traversées chaque année entre les deux continents, à l’instar de ce que réalisaient déjà quelques armements de Douarnenez. « Pars avec Mamadou et mon cousin Ahmed », proposa encore Ibrahim, « tous deux de citoyenneté française et fins marins, ils formeront l’ossature de ton équipage. » Et même beaucoup plus : Ahmed, qui n’avait d’ailleurs acquis que tardivement la citoyenneté française, suite à une complaisante – et onéreuse… – modification de son acte de naissance le rajeunissant soudain d’une dizaine d’années, avait également cette qualité de hafîz Al Koran – diplômé de la mémorisation complète du Saint Coran – qui lui permettrait d’ouvrir une école coranique en Armor, notamment à l’intention de la petite Rabi’a « si prometteuse », disait-il. Monsieur Descemet obtint d’autant plus rapidement les divers sésames adminis-tratifs au départ de ses protégés qu’on était une nouvelle fois fort content de se débarrasser du décidément encombrant expatrié breton. Et le dimanche 21 Juin 1937, ce fut en la salle-à-manger de Yannick que se retrouva à festoyer, Pentecôte oblige, au milieu d’une Mabonnée ébahie de tant de couleurs tropicales, le pentagone multiracial débarqué la veille à l’aérodrome de Rennes…


*
*    *




10


    Les portes du temps, ma douce amie, ce sont les coïncidences. Le vent se lève, l’eau jaillit, la foudre frappe, la terre s’ouvre mais de quelle rencontre – quel apparent désordre ? À tout le moins, quel anormal ? – la pierre donne-t-elle naissance à la source ? Il te faut percevoir les fissures et les décalages, aussi infimes soient-ils… Viviane suit attentivement les gestes qui accompagnent les paroles de son maître chéri. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme… Les voilà tous deux buses planant haut dans le ciel. Elle le voit à présent très distinctement, le roc sous la légère couche de terre. Mais pourquoi, Merlin, refuses-tu de me prendre, dessus, enfin ce que j’espère tant te donner ? – Parce que cela serait vain : ce n’est que dedans, en son cœur, que l’Œuvre peut s’accomplir. Nulle part ailleurs. Ouvre l’œil, comprends la limpidité du granit…

    Elle s’inquiète des gardiens de l’Obscur. Tu n’es pas seule, Viviane, tes sœurs assemblent le joyau qui t’en préservera. Déchaînés sitôt que tu oseras voir, ils ne pourront envahir que la surface du monde : aussi subtils soient-ils, ce ne sont que des forces naturelles. Tu les verras s’habiller de toutes les couleurs, de tous les partis, de tous les prétendus contraires, dans le seul et vain objectif de détruire l’indestructible gemme. La nef royale attend, elle, paisiblement le vent de ton entrée dans la pierre. Et leur panique croissant avec le développement de leur emprise sur l’apparence des choses et des gens, de leur commerce et de son spectacle, en graduera l’approche majestueuse. C’est très certain, c’est oracle : nous ne sommes pas seuls, Viviane, notre union est le signal du Grand Retour. Entends-tu maintenant le nom de notre refuge ?

    Vouloir, c’est encercler résolument le désir. Les volutes que dessinent les onduleux mouvements de Merlin autour de Viviane, bras et mains roulant comme une boule invisible d’énergie, font frissonner la belle d’une volupté plus intense que jamais. Prise dans le tourbillon, elle danse à son tour, sans que leur peau ne s’effleure un instant. Le ciel au-dessus courbe, veiné de lueurs mauves. Résolument, Viviane ! Pourquoi hésites-tu ? – Aller et venir dans le temps, ici et là, d’une forme à une autre, à la bonne heure, mon bon maître ! Mais comment t’y retrouverai-je ? Ce que je veux, c’est toi. Ces univers sont trop vastes, ta liberté trop grande, si je ne connais pas l’enchantement du captif. – Te voilà déjà presque femme, gourmande ! Je te l’enseignerai… à son heure. À celle d’aujourd’hui, voyons un peu ce que tu as retenu de ces petits pas.

    Il te la faut, mon amour, cette peur de me perdre. De là, en eau ton palais sous le lac scintille. Quatre-vingt, sur la table, appelle l’Un royal. Avant d’oublier ton je, écris : Lui, Seul Unique, se suffit à Lui-même. Tout en vient, tout y retourne, à Sa seule volonté et sous l’effet de Sa seule miséricorde, infinie. Elle gémit, la cicatrice de son périnée palpite, l’eau jaillit de la fente… tandis que vibre l’île ordinairement invisible qui navigue, depuis la nuit des temps, entre ciel et terre. Les innombrables fils qui la relient au sol, légers comme des cheveux soyeux – pas un lieu de ce monde qui n’en soit effleuré… – dansent une folle sarabande. Certains casseront, gare aux aventuriers et aventurières ! À l’inverse dessous, l’autre montagne grogne de plaintes obscures et leurs racines percent la surface des choses. Le fétide se répand, il deviendra coutume… un temps, avant que ne se lève le souffle irrésistible du Grand Retour. Dors, ma belle, dors à présent, je demeure déjà dans l’arbre où tu me veux tenir… 

*
*    *

    La moins étonnée, probablement, c’était Gaël, exceptionnellement sortie de son cloître pour fêter en famille la descente de l’Esprit Saint. Non pas que ce fut un réel écart de la règle de sa congrégation dont les membres officiaient banalement hors des murs de leur communauté aux services des laïcs. Mais elle s’était fait une sorte de discipline de ne rendre normalement qu’une seule visite par an aux siens, à Pâques ou à Noël, tandis que la Toussaint voyait ceux-ci affluer à Sainte-Anne. Cette année, elle avait choisi Noël et assisté également à l’enterrement de son grand-père, au surlendemain de la Pâque. Cela faisait beaucoup. « Ce n’est pas pour toi », la convainquit cependant sa grand-tante, « qu’il te faut recevoir ton frère et sa famille musulmane en ce jour saint. L’Esprit souffle où Il veut et c’est à Son service que tu demeures. »

    La sourde appréhension qu’elle éprouvait sans parvenir à prendre pleinement conscience de sa source fondit à l’instant même où l’épouse de son cher frère l’enserra dans ses bras. Un geste quasiment naturel pour Aïcha la mauritanienne, rodée aux cordiales convenances sociales entre femmes, mais qui se doublait d’une réelle empathie envers l’initiatrice des élans amoureux de son mari. Quelque chose comme une union mystique s’accomplit. Et le plus extraordinaire fut que la petite Rabi’a le partagea intuitivement, en sautant littéralement dans les bras que lui tendait maintenant Gaël. On s’émerveillait, autour, de cette petite fille si peu farouche qui babillait un breton mâtiné de hassaniya, wolof « et même pulaar », faisait remarquer Ahmed. Très entourés par les jeunes garçons de la famille et, à distance plus respectueuse, leurs grandes sœurs et cousines, les deux sénégalais communiquaient, eux, dans un français de suffisamment bon aloi pour entretenir une joyeuse découverte les uns des autres.

    Une discussion en aparté entre Hoël et son oncle, au bureau de celui-ci, mit rapidement les pendules à l’heure. « J’entends bien ton projet de pêche », admit Yannick, « et t’y aiderai dans la mesure de mes moyens. Dans l’immédiat, laisse tes amis avec moi, je les logerai jusqu’à ce que nous trouvions ensemble le meilleur environnement à votre entreprise commune. Et vois comment installer ton épouse et sa fille auprès de ta mère, c’est probablement leur place la plus sûre, pour l’instant. » On discuta beaucoup, à table, des différences de goûts, couleurs et interdits alimentaires, en distinguant aimablement l’incon-tournable du plus douteux, et rit des étonnements des uns à ce qui paraissait, aux autres, de l’ordre le plus naturel qui soit. Seconde de l’après-midi, la prière de ‘asr fut conduite par Ahmed au petit salon, Hoël et Mamadou serrés côte-à-côte deux pas derrière, et deux pas plus loin encore, Aïcha qui découvrait, en cette situation de si forte réduction communautaire, le plaisir de prier en commun.

    Les soudains soubresauts de Goulawenn, un peu après le crépuscule, firent craindre une violente crise mais, avant même que sa mère n’ait pu lui donner la potion qui en atténuerait singulièrement la force, il se passa un évènement inouï. Rabi’a qui jouait, tout près, avec la poupée que lui avait offert Erel dès son arrivée, s’était approchée de sa jeune tante tressaillant au sol et lui avait posé, en toute innocence, sa main sur le front. Les convulsions s’étaient aussitôt arrêtées. Stupéfaite, Soisic contemplait maintenant sa petite-fille totalement inconsciente, semblait-il, de ce qu’elle avait produit, et qui gazouillait, toujours agenouillée à côté de Goulawenn, le refrain de Toutouic, la chansonnette bretonne dont son père la berçait si souvent. « Ô mon trésor ! », murmura Goulawenn ré-émergeant de son orage, « Tu es notre petite fée ! » et enserrant tendrement la petite dans ses bras, se mit à pleurer à chaudes larmes. 

    « N’en soufflez mot à personne ! Il faut absolument préserver cette enfant des commérages ! », commanda fermement Yannick, « Prévenez simplement Yves, il saura quoi faire. » Soisic téléphona sur le champ à son ami. Occupé, tout le samedi, entre la conduite des demoiselles de l’île chacune en sa famille, les besoins des siens et la préparation du « Pardon des oiseaux » à Toulfoën, Yves n’avait pas été de la réception du « vent du Sud », comme il disait si bien et dont il attendait merveille. L’annonce du probable don de Rabi’a ne l’étonna donc pas. « Je serai chez vous après-demain dans l’après-midi avec les autres filles et nous rejoindrons l’île tous ensemble ».  Sans mesurer un seul instant l’étendue de son très sage conseil, Yannick avait sacrément raison : Yves avait à faire. En commençant à se rendre, tôt dans la matinée, chez la vieille Ninog qu’il conduisit au domicile de Muriel. « C’est donc l’heure », convinrent-elles à l’écoute du récit que rapportait Yves, « allons chercher Briéga et sa mère ». 

    La communauté que les vénérables dames s’étaient ingéniées à établir sur l’île, sous l’égide de Brigit, manquait de certains éléments, ainsi que celle-ci l’avait rappelé lors de la fondation de l’école, après en avoir secrètement expliqué la nécessité à ses amies. Elles y avaient donc pourvu docilement, sans la moindre idée de la durée que le Grand Maître leur assignait à cette tâche. Mais un certain oracle révélé à Muriel, en 1933, leur en avait annoncé la fin, avec juste ce qu’il fallait de signes pour l’achever heureu-sement. Le premier de ceux-ci avait été la visite d’une pauvre jeune femme au domicile de Tuala, moins d’une semaine après la transe de Muriel. Serveuse dans un restaurant de Lorient, Solen était tombée amoureuse, en 1929 – elle courait encore à ses dix-huit ans – d’un jeune négociant irakien en pourparlers avec un homme d’affaires de la ville. Musulman chiite, le galant lui avait proposé un mariage « à la mode de chez nous », avait-il précisé. Autrement dit, temporaire… Moyennement francophone et surtout très éprise, Solen n’avait retenu que le mot mariage, pour se retrouver, six semaines après le départ probablement définitif, lui, du séducteur déçu de ses espoirs commerciaux, assez enceinte pour se mordre les doigts de sa naïveté.

    Refusant de recourir au secret avortement que voulait lui imposer sa famille bigoudène effrayée à l’idée du scandale, elle en fut tout aussi discrètement bannie. Solen accoucha donc seule et se débrouilla à survivre dignement, en courant d’un petit boulot à un autre, son petit paquet d’amour inconditionnel accroché au dos. Mais, en ce printemps 1934 où sa fille allait comme l’eau vive, il devenait urgent de trouver un cadre plus stable pour assurer ses pas. Solen avait entendu beaucoup de bien sur Brigit et ses amies. Elle en espérait au moins un conseil. Tout à l’écoute de l’infortunée maman – Ha, les hommes et les inconséquences de leurs démangeaisons libidinales ! – Tuala était surtout frappée par le regard pétillant d’intelligence de la petite Briéga. Intelligence, c’était peu dire : il y avait quelque chose de beaucoup plus fort – mais quoi, exactement ? – et c’était cela qui avait amené Tuala à présenter sans tarder la mère et l’enfant à sa sœur aînée. 

    Bien calée dans le fauteuil qu’elle ne quittait quasiment plus, Brigit avait posé quelques questions sur les dates et lieux de naissance des visiteuses, posé ses mains sur la tête de l’enfant, fermé un moment les yeux puis, hochant du bonnet, dicté à sa sœur un message pour un de ses grands fils, en lui enjoignant de pourvoir Solen d’un emploi et d’un logement décents. « Elle est des nôtres », avait-elle ajouté, « et sa fille est mienne. » Puis, à l’adresse de Solen : « Vous voilà désormais en sécurité. Sois confiante et patiente, nous t’aiderons à donner la meilleure éducation possible à ta chère petite ». Ledit grand fils entretenait une solide amitié avec le grand-père d’Aouragane et, de fil en aiguille, celle-ci s’était retrouvée de connivence avec les nouvelles venues, appréciant beaucoup, chez Solen, la droiture et l’exigence de ses sentiments. « Ce serait formidable », lui disait-elle, « de te voir rejoindre notre communauté sur l’île avec ta fille. Votre place est là-bas, j’en suis sûre ! »

    Une conviction qu’elle avait su faire éclore chez Gaud et Kelog, en multipliant les occasions de rencontres entre les unes et les autres, aidée en ce sens par les encouragements appuyés de leurs vieilles parentes mais qui insistaient à ne pas y associer prématurément les demoiselles Mabon. Dans le secret de cette réserve, « il faut deux pôles à un aimant », avait expliqué Yves à Aouragane qui s’impatientait de voir incomplet le « triangle de feu » qui irradierait, elle en était tout aussi certaine, la petite communauté de l’île. « Oui, tu as raison mais ce n’est que du sol que s’élève l’emzao et ce n’est pas pour rien qu’Armor est de granit… Sois patiente, l’autre pôle ne tardera plus ». Aouragane avait acquiescé silencieusement et cette compréhension témoignait déjà du degré de science qu’elle avait atteint. Première de ses compagnes à s’être résolument détournée des « chimères prédictives » – « On y perd son temps », disait-elle, « alors qu’il y a tellement mieux à explorer ! », une position chaudement félicitée par son professeur – c’était passionnément à la lecture des gens et surtout des situations qu’elle utilisait l’astrologie.

    Trois années s’étaient ainsi écoulées depuis l’entrée de Solen dans leur cercle. Et maintenant qu’Yves informait, dans le sinago qui les conduisait toutes les cinq à Vannes, des autres nouvelles qui allaient compléter leur équipage insulaire, Aouragane voyait enfin dans toute son étendue le panorama astral convoqué à cet effet. À un détail près qu’elle allait découvrir en entrant dans le grand salon des Mabon. Prise d’un malaise cardiaque, la veille au soir, Marie avait été conduite à l’hôpital où l’on avait décidé de la garder deux à trois jours en observation. Et intensément sollicitée par sa mère, Gaël avait accepté de rester encore un peu – « jusqu’au retour de Marie », avait-elle même convenu – pour aider son frère et sa famille à s’installer sur l’île. Non pas que cela fût une nécessité : la maisonnée comptait largement assez de mains adultes pour y pourvoir. Mais Gaël avait immédiatement pressenti une dimension beaucoup plus intime en cette opportunité : accueillir elle-même au lieu de leur folie d’enfance l’épouse de son frère chéri, c’était, pensait-elle, en éteindre définitivement la plus infime braise, pour peu qu’il en restât…

    Rares, pour ne pas dire rarissimes, les orages en Bretagne à cette époque de l’année. Celui qui se manifesta, à peine une heure après le débarquement de la petite troupe sur l’île, fut très discret : un seul coup de tonnerre, assez lointain mais bien audible, un peu comme « une salve d’honneur », nota galamment Hoël à l’adresse de sa femme ; et la petite pluie fine qui s’en suivit perdura juste assez pour éveiller, à l’aube, la fontaine du Vénérable. Yves en emplit quatre bidons. Déposant le premier à l’entrée de l’ancienne chambre de Louis où Soisic avait installé Hoël et ses belles – « ne discute pas, mon fils, c’est ce que veut Marie » – deux autres à celle de la salle de bains communautaire et le dernier à côté du bénitier de la chapelle. « Tu pars déjà ? », s’enquit Soisic déjà affairée à la cuisine avec Solen et Aouragane. « Oui », répondit-il, « ce qui est fait n’est plus à faire, je vous ramènerai Marie jeudi, si tout va bien, et nous reprendrons les cours samedi. Mais vois déjà avec les grandes comment organiser ceux des petites ». Et de retourner une dernière fois à la fontaine pour quelques bouteilles à donner ici et là, avant de tirer au large vers Sarzeau.

    Il y trouva le domicile de Brigit animé d’une inhabituelle agitation : « elle s’est levée cette nuit sans rien dire », répétait inlassablement la dame de compagnie que lui avaient assignée les siens, « je ne l’ai pas entendue sortir de la maison et ne l’ai plus revue depuis ». Après avoir fouillé en vain le bois avoisinant, les gendarmes s’étaient rendus chez Tuala. « Elle est partie parce que tout est accompli », se borna-t-elle à dire, « et l’on n’enterre pas Brigit »… On s’était alors signé devant l’incompréhensible, en rappelant combien la vieille dame – d’aucuns pensaient sorcière, sans oser prononcer le mot… – n’avait jamais rien fait comme tout le monde. Plus étrange encore le sentiment grandissant qu’éprouvait Gaël en cette matinée sur l’île. Arrivée dans l’idée d’une fin, elle se découvrait tout au contraire irrésistiblement aspirée dans la ronde qui s’initiait sous ses yeux. Elle allait en sortir, c’était certain, mais ne cesserait plus d’y vivre, à jamais indissociable de ce formidable groupe. Et le rêve qu’elle fit, la nuit suivante, acheva de la convaincre.

    Son grand-père Louis allumait un grand feu dans la nuit. Un chant merveilleux et grave s’élevait autour de lui et, tandis que Soisic lançait un cri terrible vers le ciel, Gaël très impressionnée en était presqu’à pleurer. Mais qu’elle était douce, la chaleur des bras où elle s’était, toute petite, blottie ! Celle qui l’avait ainsi accueillie se pencha vers elle et Gaël reconnut le visage de Brigit. « Fille de l’île, ma fille », murmura celle-ci à son oreille, « depuis toujours et à jamais ; fille de l’île, ma fille, fille de l’île pour l’éternité ». Soudain, ce n’était plus Brigit mais Aïcha qui l’entourait de ses bras. Mon Dieu, comme elle s’y sentait en paix ! Puis c’était elle-même qui tenait dans les siens la petite Briéga et lui murmurait à l’oreille la même chansonnette que lui avait fredonnée Brigit ; et encore, l’instant d’après, elle ouvrait, dans la plus dense obscurité, une porte éclatante de lumière à Yuna habillée tout de bleu… « Passé, présent, avenir », commenta Yves dans le sinago qui la ramenait à Auray, « le rêve raconte parfois le Réel… »

*
*    *
 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Juifs en Chrétienté

FAJR

D’ICI À LÀ - V - INTERFÉRENCES - V-1 : Leçons d'un vrai faux-débat ; V-2 : Osmose ; V-3 : Citoyenneté en Islam