D’ICI À LÀ - V - INTERFÉRENCES - V-4 : Une mosquée dans la ville, quoi de neuf pour la cité ? ; V-5 : Entre culture et nature, déconcentration et partage. CERISE... : Bac philo 2012.
UNE MOSQUÉE DANS LA
VILLE,
QUOI DE NEUF POUR LA CITÉ ? [1]
Il y a quelques années, notre frère et ami Saleh
Paladini, musulman andalou militant pour l’établissement d’une mosquée à Séville,
proclamait l’idée suivante : ce n’est pas tant les musulmans sévillans qui
ont besoin d’une mosquée mais bien plutôt la ville elle-même, toute entière ;
au nom de son passé prestigieux, en regard de sa position géographique, dans la
perspective planétaire de cultures en dialogue… Séville a besoin d’une mosquée.
Lieu de rassemblement des musulmans : la mosquée l’est-elle toujours ? Nous sommes tous conscients qu’une en son principe, notre communauté se divise en une multiplicité de points de vue, écoles et autres sectes. On peut comprendre que chacune d’elles ait ses lieux de vie, voire de prières, mais ces derniers sont-ils alors de véritables mosquées ? Il faut rendre au terme sa dimension première de rassemblement de tous les musulmans, sans distinction sectaire ; c’est-à-dire concrètement : conserver toujours, dans la mosquée, un espace réservé exclusivement à l’adoration divine et prévoir dans ses annexes suffisamment de lieux pour que s’expriment les débats, opinions et jusqu’aux assemblées sectaires.
Cette gestion responsable de la diversité nous semble le premier défi à relever. C’est de n’avoir plus su l’affronter que l’islam fut arraché une première fois – et, à la grâce de Dieu, la dernière – des cœurs espagnols. Sachons retenir la leçon de l’Histoire et faire de cette priorité notre étendard. On viendra de loin pour prendre exemple d’une mosquée où prient régulièrement ensemble wahhabites et soufis et l’on dira, dans la cité : quoi de neuf en ce lieu ? Des citoyens qui reconnaissent à leurs divergences une indiscutable transcendance commune et le vivent en pratique.
Un lieu central de prières. Des espaces attenants de discussion, rencontres et réunions diverses. Pour l’instant, nous n’avons pas quitté le cercle de notre communauté. Or établir une mosquée à Séville, Mexico ou Shanghaï, c’est l’inscrire dans un univers non-musulman ; c’est-à-dire : un univers où nous avons responsabilité de témoignage, d’expression citoyenne de notre foi. Mais on confond parfois expression citoyenne et revendication politique. C’est, à notre humble avis, mettre « la charrue avant les bœufs ».
Certes, l’islam intègre dans son projet la direction des affaires. Cependant, ce n’est là qu’un moyen : le véritable objectif n’est pas de ce monde. La trajectoire de Mohamed (PBL) est à cet égard sans équivoque : appeler à la foi et à la pratique des bonnes œuvres en vue de la vie future ; s’y contraindre dans l’adversité, des années durant ; avant d’accepter la responsabilité, lorsqu’il y fut sollicité par ses concitoyens, de conduire la cité afin d’offrir au plus grand nombre un chemin droit vers cet avenir posthume : ni complot, ni coup d’État, ni dictature, dans l’action prophétique ; a fortiori dans toute action musulmane…
La vie citoyenne du musulman, c’est tout d’abord son comportement journalier, à l’instar de notre prophète Mohammed (PBL). Probité, justice, douceur envers autrui, rigueur envers soi-même, goût de l’effort, patience et mesure en toute chose : pour musulmanes qu’elles soient, ces qualités n’en sont pas moins universellement reconnues, hors de toute considération religieuse. Combien de cœurs furent gagnés à l’islam par la seule humanité exemplaire du Prophète (PBL) et de ses compagnons ? À l’inverse, combien en sont détournés par notre négligence à mener ce grand djihad ?
Non pas que des actions politiques soient à exclure. Le sens du partage et de la justice, là encore, mais aussi le respect de la Nature et la non-accumulation des richesses – signalés partout à l’attention des musulmans, tant dans le Saint Coran que dans la sunna de notre Prophète (PBL) – nous indiquent à quel point l’islam est insoluble dans le capitalisme sauvage et en constitue l’alternative la plus globale. Encore faut-il le démontrer dans les faits. C’est à ce dessein qu’il nous faut ouvrir des espaces dans l’univers de la mosquée.
Une fois clairement définies les limites strictement musulmanes – la salle de prières en particulier – des lieux à usage public gérés par la communauté musulmane locale, en collaboration éventuelle avec les services sociaux de l’État, occuperont l’environ. On pense à une bibliothèque, une salle de conférences, un centre social, des lieux d’hébergement d’urgence et de restauration gratuite. Dans la tradition arabo-andalouse, on imagine bien un jardin médicinal mettant en œuvre de judicieux systèmes d’irrigation ; un hammam partageant sa chaufferie avec un four à pain ou à céramiques, etc. Un certain nombre de mosquées en Europe fonctionnent avec l’aide de centres commerciaux islamiques implantés à proximité. On y trouve nourritures halal, livres, parfums et tissus ; parfois même des produits en provenance du Tiers-Monde, dans un cadre d’échanges commerciaux équitables : réalisations à méditer et amplifier.
Au centre donc, la salle de prières. En ses premiers environs, des lieux de rencontre et d’échanges intermusulmans, voire d’études et de productions spécifiques : écoles coraniques, cuisines hallal, par exemple. Puis, dans un second cercle, des espaces ouverts à tout public, nettement colorés par les principes sociaux régissant notre religion. Nous prendrons pour exemple la ségrégation réfléchie entre hommes et femmes dans la sphère publique musulmane. Nous perdons souvent notre temps à tenter de l’expliquer, l’argumenter, en faire un enjeu intellectuel. À l’heure de l’égalitarisme forcené, c’est peine perdue. Par contre, nous pouvons en proposer l’expérimentation ; une expérimentation équilibrée, saine, non exclusive, à l’image des réformes que l’islam introduisit sur de longues années, comme la prohibition de l’alcool.
Convivialités
Dans l’éventail des lieux ouverts environnant notre lieu de prières, on peut ainsi envisager un centre d’activités féminines géré par et pour des femmes : alphabétisation et calligraphie arabe, hammam, artisanats divers, hébergement d’urgence et restauration gratuite, consultations gynécologiques et pédiatriques en constitueraient les principales animations. D’autres lieux, comme la bibliothèque, sont à penser dans la mixité. Là encore cependant, des nuances, discrètes mais nettes, révéleront l’initiative musulmane. On annexera ainsi à la salle mixte de consultation des salles masculine et féminine d’études, laissant à chacun et chacune le libre choix de son séjour. La pratique démontrera, nous en sommes convaincus, le caractère en fin de compte beaucoup plus naturel qu’on ne se l’imagine des dispositions sociétales islamiques.
Il n’est jusqu’aux relations économiques que nous ne puissions expérimenter dans un tel contexte. Nonobstant les différents traitements, parfois fort problématiques, des minorités musulmanes à travers le Monde, le développement de ces relations passe impérativement par la confiance, établie et entretenue, avec l’État. De tels centres d’activités impliquent en effet des financements lourds, réunissant divers partenaires. Impliqués de droit dans toute structure d’intérêt public, l’État et les collectivités locales en seront les principaux ou, du moins, les incontournables. Un certain nombre de réalisations – infrastructures générales, centres sociaux d’hébergement, restauration, alphabétisation, bibliothèque et autres services de santé – peuvent faire l’objet de subventions publiques et soutenues par ce même canal, en l’attente de bénéfices dégagés par les activités rémunératrices attenantes au projet. Cette présence affirmée de l’État et des collectivités locales inscrit la mosquée dans le droit et la légalité de la société qui l’abrite. Mais cette présence a ses limites, matérialisées, d’une part, par la nécessaire autonomie financière de la salle de prières et de ses annexes strictement islamiques, et, d’autre part, par le poids des intérêts privés engagés dans les établissements rémunérateurs : hammams, centres commerciaux, artisanats, etc.
Un tripode d’influences est ainsi envisagé : la communauté musulmane locale, gestionnaire des lieux ; l’administration publique, garante de leur intégration dans la cité ; les intérêts privés, animateurs de leur économie. Des règles simples sont à même d’en assurer la cohésion. Nous en citerons trois qui nous paraissent essentielles. Tout d’abord, nous l’avons dit mais répétons-le avec force, la confiance mutuelle. À plus ou moins long terme et degrés divers, chacun des partenaires a tout intérêt à ce que la mosquée réalise son intégration dans la cité ; à ce que la cité intègre « sa » mosquée, pour reprendre la belle idée de Saleh. Nous naviguons ici entre affirmation et altération ; confiance ne signifie nullement naïveté, à nous de mener les plus lucides et justes possibles négociations…
Secondement, la prohibition du ribat sur l’ensemble du « territoire » de la mosquée. Pas d’intérêts donc supérieurs à 0 % : l’État connaît dans de nombreux pays ce genre d’aides à l’initiative populaire... Quant aux fonds privés engagés dans l’entreprise, si la mesure ne garantit pas leur origine islamique, du moins écartera-t-elle radicalement les visées capitalistes à court et moyen terme. L’intégrité religieuse a souvent, nous le voyons ici, du bon et du bien bon… D’autres principes annexes, comme l’investissement au risque partagé, compléteront cette disposition.
Troisièmement, la défiscalisation des bénéfices au prorata de leur réinvestissement dans les secteurs de la mosquée soutenus par l’État et les collectivités locales. Cette mesure visant au désengagement progressif de l’État est tout-à-la-fois résolument moderne et dans le droit fil de la tradition musulmane où l’un des rôles essentiels du khalifat – ici bien évidemment au sens de la mission de gérance confiée à chaque humain par le Seigneur des mondes, via Adam (PBL) [2] – consiste à stimuler la responsabilité sociale du citoyen. Formidable enjeu : détruisant la mystification du capitalisme protecteur de la démocratie, alors qu’il en est le plus sombre fossoyeur, on y substituera la réalité des équilibres islamiques vivifiant une société de citoyens responsables.
Si les musulmans n’ont peut-être jamais envahi l’Espagne [3], ils n’envahiront certainement pas le Monde : c’est le Monde qui choisira l’islam, en pleine connaissance de cause et d’effets. En ce but, réalisons des lieux de convivialité où expérimenter la vie sous conduite islamique, partout où nous le pouvons, le temps où nous le pouvons, avec ou sans faste, plus ou moins de limitations, à la mesure toujours de chaque situation locale. À commencer par nous-mêmes, en conscience de la mosquée que nous sommes, chacun d’entre nous. Quoi de neuf dans la cité ? L’influx de notre conscience réunie, apaisée, apaisante…
Nous ne prétendrons jamais tarir la réflexion sur le dynamisme de la mosquée dans la vie de la cité. Souvent négligé dans les sociétés musulmanes, ce thème prend toute son ampleur, lorsque la communauté se retrouve en situation de minorité religieuse. C’est alors un ferment de créativité inépuisable dans une tradition où, semble-t-il à certains, tout a été envisagé. Et certes : la situation des musulmans espagnols n’est point celle de leurs frères mexicains, cubains ou argentins. L’analyse attentive de chaque contexte est de nature à ouvrir de nouvelles lectures de nos textes sacrés. Des débats en naîtront nécessairement : il faut les assumer avec sagesse et résolution.
C’est la
communauté dans son ensemble qui est appelée à se mobiliser en ce sens. Nous
sommes encore loin de réaliser la force que représentent un milliard et demi de
musulmans à travers le Monde. Souhaitons ici que l’apparente utopie que nous
vous avons présentée soulève, à la grâce de Dieu, vos élans créatifs et
échanges studieux. Où que vous soyez, nous sommes de tout cœur avec vous. Et,
pour clore notre intervention sur ce qui fut son argument, prions ensemble pour
l’ouverture prochaine de nombreuses mosquées en Espagne comme partout en
Occident ; ouvertes avec mesure sur leur environnement, actives dans la
cité, en espérant qu’un peu de notre travail soit utile à cette fin. Oua
salamou aleykoum oua rahmatoullahi’ta’ala oua barakatouhou [4].
[1] Cette très courte intervention proposée au 1er Congrès mondial des musulmans hispanophones (Séville, Octobre 2003) m’a semblé de nature à bien préciser des propos suggérés plus haut et insuffisamment détaillés pour bien clarifier le débat.
[2] Saint Coran, 2 – 30.
[3] C’est, en
tout cas, la thèse d’Ignacio Olaguë, Les
Arabes n'ont jamais envahi l’Espagne, Paris, Flammarion, 1969.
[4] Une formule
quasiment rituelle prononcée en conclusion de tout discours musulman :
« Que la paix, la miséricorde et la bénédiction de Dieu soient sur vous ».
Suffirait-il
d’entendre l’Un, en place de Dieu, pour ressentir le sens profond et universel
de la formule ?
ENTRE CULTURE ET NATURE,
DÉCONCENTRATION ET PARTAGE [1]
Au sein d’une population trois fois moindre, il naissait plus d’enfants en France au milieu du 18ème siècle : un million par an, en moyenne ; qu’en ce début de 21ème : huit cent mille. Mais moins de la moitié d’entre eux atteignait la puberté, avant que les guerres et les épidémies n’en déciment encore un bon cinquième. Une banalité universelle depuis des lustres qui avait tout même vu la population du Monde tripler en un millénaire, atteignant les huit cent millions au cours du siècle des Lumières. L’impératif de la reproduction dictait les conduites sociales. Tandis que les vertus de la concentration des masses, des industries, du pouvoir et du capital pouvaient encore paraître largement supérieures à ses vices, du moins pour les quelque 10 % des humains qui formaient, disaient encore ouvertement ces gens « bien nés », l’Humanité libre, noble, citoyenne. Les autres crevaient, à la tâche ou à la guerre selon les besoins.
« Volem rien foutre al païs » : je ne veux rien foutre au pays ; le slogan occitano-libertaire des années 1970 disait tout haut ce que d’autres s’étaient ainsi évertués à justifier, des millénaires durant, par de beaucoup plus brutales, sinon alambiquées, tournures ; jusqu’à, eux, forcer invariablement autrui à pourvoir leur aisance. C’est, de fait, loi de nature qu’un système en mouvement cherche à minimiser ses dépenses d’énergie et les plus forts, avant les plus malins, n’ont guère tardé à y apposer le cachet d’une loi de culture les situant au sommet de cette économie. On ne racontera pas ici les innombrables avatars de ces manœuvres. Disons simplement qu’elles ont su détourner, toujours au profit de ladite présumée élite, les mouvements des masses et des individus, en ce qui les transcende comme en ce qui les situe [2].
C’est cependant encore la Nature – elle a d’autres lois, plus contraignantes – qui a longtemps régulé ces détournements. Entre la force de son incontournable impact quotidien et la variabilité du nombre de leurs serviteurs, les maîtres n’ont eu d’autre choix qu’aménager leurs oppressions. Avant de comprendre tout le profit, à l’échelle des décennies culturellement cumulées en siècles, d’un affaiblissement de cette force et d’un renforcement de ce nombre, quitte à enjoliver les conditions de la servitude. On comprend qu’une telle politique ait été plus facile à développer en des zones climato-écologiques favorisées et populeuses, accélérant les processus d’accumulation, notamment de capital, qu’en d’autres désertiques. Mais entend-on combien les anciennes lois de culture, si fermement rivées aux contingences naturelles, aient pu se révéler alors autrement plus gênantes là qu’ici ?
Inversion concrète de la vie
Le tournant de l’histoire, c’est à l’évidence la révolution industrielle. Plus précisément, thermodynamique ; en ce que la force de travail de la machine offre soudain plus de perspectives lucratives que celle de l’humain. En amont, dans l’exploitation sans plus de frein de la matière ; in situ, dans la surproduction démentielle de produits manufacturés ; et en aval, dans la promotion universelle de leur consommation obsessionnelle. « Immense accumulation de marchandises [3] », l’organisation de la société moderne va inéluctablement se muer en « une immense accumulation de spectacles [4] » promoteurs de la consommation, avant d’en devenir l’objet même. « Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant [5] » : c’est en cela que le technique tend à devenir la norme du vivant.
Mécanique et quantification y obnubilent la pensée et l’action sur un objet, un processus, un résultat, etc. qui ont tous ceci en commun d’être toujours traités séparément, isolant la pensée, l’action et jusqu’au désir même de tout ce qui pourrait les situer précisément dans la complexité du Réel. Et, partant, les ouvrir à l’universel, au réellement intégré et à la transcendance. L’illusion n’en est pas moins cultivée par le collage artificiel de tous ces points de vue séparés, comme autant de pixels juxtaposés, avec cette apparente cohérence d’être tous formatés aux mêmes normes de production. Voilà comment les « experts » collectivistes se révèlent si facilement interchangeables avec leurs homologues « libéraux » [6].
« Langage officiel de la séparation généralisée », le spectacle est « un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images [7] ». Sous le diktat de la reine Marchandise, on s’y échelonne en degré de consommation : « je consomme donc je suis ». Tout, à commencer par le travail et jusqu’à la personne elle-même, s’y rapporte. En dépit des apparences évidemment soigneusement préservées, ce qui importe aujourd’hui dans le travail des hommes, ce n’est plus tant sa force ou ce qu’il produit – les machines le font à l’ordinaire plus vite et mieux – que ce qu’il permet de consommer. « Le secteur tertiaire, les services, sont l’immense étirement des lignes d’étapes de l’armée de la distribution et de l’éloge des marchandises actuelles [8] ». Le travail, valeur d’usage par excellence, est devenu valeur d’échange. Et, donc, objet des mêmes spéculations apposées sur les signes ordinaires de celles-là : monnaies et produits dérivés.
On croit l’épicentre de la modernité en ses sanctuaires technologiques : Silicon Valley, Zhongguancun et autre Bangalore ; où se concoctent en effet les plus délirants alliages entre la mécanique et le vivant, le virtuel et le réel. Ses tremblements les plus significatifs proviennent pourtant de foyers autrement turbulents et désordonnés. Ce n’est pas que ces zones soient en retard sur les plus domestiquées par le Système, c’est qu’elles y concentrent en un même temps toutes les tensions étalées ailleurs sur des siècles [9]. Au Sahel – particulièrement dans les pays sans tradition étatique, à l’instar de la Mauritanie – cohabitent ainsi des visions et des comportements de diverses logiques sociétales. L’antique et le moderne s’y croisent à tout bout de champ. L’épopée de Thomas Sankara au Burkina Faso a démontré qu’il pouvait surgir, de ces maelströms, les plus inattendus mouvements et les stratèges du Système ne s’y trompent pas, en accordant une attention de plus en plus soutenue aux banlieues de leur (dés)ordre.
Limites et passages
Si l’on sent bien qu’il s’agit globalement d’y incruster, sur la totalité du champ social, le même spectacle qu’ailleurs, entre numérisation de l’individu et démocratisation de la marchandise (marchandisation de la démocratie…), les failles du Système y paraissent tant grossières [10] qu’on en vient à s’interroger non seulement sur de nouvelles tenues mieux adaptées de camouflage mais aussi sur d’éventuelles alternatives dont on ne se cache plus qu’elles pourraient révolutionner l’ensemble. Certes encore feutré, le débat est réel et se précise d’année en année. Rejoignant des préoccupations plus vives ailleurs – sur l’état de la biosphère, notamment – il met en évidence des limites.
Les plus sensibles au Sahel, comme partout où la proximité est le fondement essentiel de la survie, touchent l’articulation entre la Plus Petite Unité de Consommation (PPUC) : l’individu ; et l’organisation territoriale du marché : l’État. Sous sa forme la plus élaborée, le spectacle isole les PPUC les unes des autres, c’est sa fonction même. Mais, pour les intégrer durablement au système, il « doit ressaisir les individus isolés, en tant qu’individus isolés ensemble [11] ». La vulgarisation des TIC, séparant l’individu jusqu’en son cercle familial « dans un isolement peuplé d’images dominantes », est probablement l’argument le plus prégnant de cette stratégie. Si l’État y prend une forte part, avec la télévision, il n’en développe pas moins un arsenal autrement varié et conséquent : urbanisme, scolarité, règlements, loisirs [12]…
Mais, au Sahel, plus de la moitié des gens vivent avec moins de deux dollars par jour ; le chômage touche entre le quart et le tiers des actifs ; les services officiels de couverture sociale sont peu ou prou efficients : l’incidence du contrat social de la modernité marchande sur la vie des populations reste faible, comparé à celui du tissu sociétal traditionnel. Celui-ci craque-t-il ? La délinquance s’y engouffre aussitôt, avec une frénésie d’autant plus folle qu’est vive la frustration de consommation. Faut-il signaler ici qu’en s’organisant en mafia, le crime se révèle parfaitement adapté au Système ; s’en engraisse, comme un requin dans la mer ; tout en engraissant l’organisation policière réputée versée à sa traque. Est-ce à dire qu’à l’inverse, les efforts des gens à préserver autour d’eux, dans leur environnement immédiat, le liant d’anciennes solidarités légales, éprouvées par les siècles, seraient un frein au développement des nations [13] ?
On admettra la probabilité d’une pluralité de réponses entre ces deux extrêmes. Mais elles naviguent toutes autour du partage de la décision, dans le vécu quotidien, et de l’ordre qui le soumet. Tout porte à croire a priori que l’un et l’autre ne puissent être, dans les conditions générales de la modernité contemporaine, qu’une parodie de nature. Objectifs de développement inhumain durable, donc, avec le projet transhumaniste [14] en seule ligne de mire ? Nous parlions plus haut de limites. Certaines sont linéaires : c’est en y allant et venant dans un sens ou l’autre qu’elles se précisent. D’autres sont plus radicales et leur passage – nous dirons la prise de conscience de leur existence – détermine un renversement soudain de valeurs. Rétablissement d’anciennes finement actualisées ? Assimilation de plus utopiques, comme des phares ? Fédérations nouvelles, construites précisément au passage même de la limite ? C’est en tout cas dans la convergence des contraintes s’accumulant à l’approche de cette verticale que cristallise la question – le choix – posée partout à chacun, en l’intimité de sa conscience : quelle humanité voulons-nous ?
La question est plus complexe qu’elle n’en a l’air. Elle en pose une foultitude d’autres, en amont et en aval. À commencer par la célébrissime « Naît-on humain ou le devient-on ? » qui nous interroge sur le possible même d’un choix, au regard des contraintes génétiques, sanitaires, économiques, sociales, environnementales… sans parler du Décret divin, débat spécifique aux positions théistes. Car ce n’est plus de prédestination que les humains ont aujourd’hui à s’entretenir [15] mais, en la dégradation des conditions existentielles d’un nombre croissant d’entre eux, bien plutôt de la gestion de ces contraintes triviales. Qui est habilité à la mener ? Dans quelles limites ?
Le spectacle marchand nous l’assure, de l’école à l’i-pad [16] : tout cela ne peut être affaire que d’experts et savants hautement qualifiés, sous la haute autorité d’énarques et autres technocrates qui ont tous en commun de consommer leur quotidien à mille milles de celui des gens, masses « objectivement » disqualifiées par l’indigence de leur pouvoir de consommation. Ainsi s’est prodigieusement creusée la vieille béance entre le global et le local, plaie rédhibitoire des civilisations, longtemps contenue par le poids de la Nature.
Fractures
À cet égard, on se souviendra qu’un animal – d’une manière plus générale, tout organisme vivant non-humain – ne cesse jamais d’être pleinement connecté à son environnement. Mais si la capacité de s’en abstraire, de se représenter les choses en leur absence, paraissent des attributs spécifiques de l’humain, il n’en demeure pas moins que c’est seulement au contact de ses semblables qu’un humain dépourvu d’humanité peut la (re)trouver [17]. On comprend, a contrario, en quoi l’appauvrissement des liens entre les humains est une perte de celle-ci. Altération d’autant plus problématique, pour leur adaptation au Réel, qu’elle se double d’un abâtardissement, voire carrément dissolution, de leurs liens avec la Nature.
C’est à l’évidence au plus local, dans la proximité immédiate de l’individu, que se joue sa connexion à l’environnement, tant naturel qu’humain, inextricablement liés. Immémoriale trivialité, cette toute simple vérité s’est vue passablement perturbée par l’intrusion de l’État et de l’économie de marché, tout d’abord, puis des TIC, ensuite, à commencer par l’école [18], avant même la télévision. On y a pu voir du bon : moins contraints par les aléas naturels, plus – ce qui ne veut pas dire bien – instruits, informés, pourvus en commodités diverses, les humains se sont pu croire libérés de la Nature, par la délégation aux plus nantis d’entre eux – procuration ordinairement forcée, certes – de l’organisation de leur quotidien et de leur culture. On y perçoit tout autant – sinon plus, comme on l’a vu tantôt et comme chacun peut en faire lui-même le constat – du moins bon… avant du carrément abject.
Mais en tous les cas, c’est dans cette proximité immédiate, quotidienne de l’individu que se situent l’enjeu fondamental de son humanité, le jeu fluctuant entre nature et culture, le fléau de leur balance. Certains pensent, à l’instar, par exemple, des transhumanistes, que le plus parfait équilibrage de celle-ci relève d’une pénétration approfondie du Système, jusqu’à l’intérieur même des gens. En cette perspective, on n’est plus loin des puces d’identification et de surveillance implantées in corpore : a priori, pour cet après-midi, sinon demain matin. D’autres ne veulent, ne peuvent s’y résoudre et plaident, a contrario, pour un éloignement variablement relatif du Système : déconsommation, prééminence de l’éthique, rééducation de l’instinct, culture de l’autonomie coopérative…
D’essence politique essentiellement anarchiste, une telle démarche a pu longtemps paraître antithétique au Système. Elle l’est et le restera, incha Allah, en l’orientation mercantiliste et mécaniste de celui-ci. Mais, au vu de la complexité des problèmes accumulés, elle devient paradoxalement son unique recours, la seule issue non-chaotique et non-violente pour notre humanité. De nombreux signes précurseurs vont en ce sens. Certes encore ambigus, en ce que le machinal et le technique s’entêtent à se revendiquer excellence systémique, mais assez pressants et récurrents pour que l’alternative soit désormais étudiée jusqu’en les plus hautes instances stratégiques. On a vu ainsi apparaître de nouvelles formules de gouvernement visant à décongestionner les centres de décision : décentralisation, déconcentration, notamment.
Moins d’État ? Ce n’est évidemment pas ce que signale sa présence mieux assurée localement par ses services décentralisés – régions, communes – chacun nanti de personnalité morale réputée autonome ; et déconcentrés, qui en sont dépourvus mais dotés de réels, quoique limités, pouvoirs décisionnaires. En fin de compte, ce sont autant de nouveaux réservoirs d’autorité – coercition à tout le moins potentielle, donc – puissamment assurés, dans leur fonctionnement et leur pénétration des espaces privés, par le formidable déploiement des outils de communication. En bref et dans la mesure où ces services sont correctement financés [19], la compréhension systémique de la société moderne semble parfaire la mainmise du Système sur les gens. À ceci près que l’accroissement de ce pouvoir coïncide avec – provoque ? Suit ? – celui des problèmes sociaux et environnementaux générés par la concentration toujours plus forte, elle, des forces d’argent, résultante pratiquement structurelle du marché.
Insensiblement, la nécessité de développer des contre-pouvoirs s’impose. Un nouveau foirail s’est ainsi ouvert depuis cinquante ans avec le déploiement inouï de la Société civile ; plus exactement des sociétés civiles, tant diversifiée semble-t-elle. Traits d’union entre les citoyens – a priori donc, outils d’humanité – elles se révèlent à l’usage les plus performants traits d’union entre le local et le global. Tout particulièrement en leur version à buts non-lucratifs. Sans présumer ici du poids des associations qui ne sont désintéressées que de nom, celles qui le sont vraiment sont en nombre assez conséquent pour entretenir une dynamique significative des aspirations des gens à assumer ensemble, au moins en quelque partie, « quelque part » leur humanité. Quitte à affronter ici et là la reine Marchandise en tel ou tel de ses démembrements étatisés, centralisés, décentralisés ou déconcentrés, voire, directement ses plus puissantes organisations lucratives, comme les multinationales.
Approche tranquille d’une radicale métamorphose ?
Alibis ? Il ne manque pas, en cette analyse, de fondations « humanitaires » financées par les plus grands profiteurs du Système – miettes de leur festin jetées aux pigeons – quand l’immense majorité des associations en sont à courir derrière le budget de leurs seuls frais basiques de fonctionnement. Globalement, le Système ne semble encore percevoir et entretenir que le côté spectaculaire de la Société civile, veillant à la contenir en-deçà d’un seuil opérationnel réellement efficace à l’échelle du global. C’est plus ambigu à l’échelle locale, tant la nécessité se fait pressante, surtout là où le Système n’apporte – quand il ne se révèle pas, a contrario, directement destructeur – que peu ou prou « d’avantages » aux populations, dans leur ensemble, et à la majorité des individus qui les composent, en particulier. On verra plus loin combien ce constat est fondamental, dans la gestion de la sécurité mondiale, notamment au Sahel.
Car il est aussi une chance, pour les stratèges du Système, d’expérimenter une approche totalement différente de sa survie ; plus exactement, son adaptation aux conditions existentielles qu’il a lui-même générées. La proposition inverse radicalement la position, encore apparemment dominante – mais pour combien de temps ? – selon laquelle l’humain doit s’adapter à l’évolution du système artificiel que son élite a développé. La limite – d’autres diraient la ligne rouge – apparaît ainsi la défense prioritaire de l’humanité. De ce qui nous fait humain, composition naturelle et culturelle de liens biologiques et sociaux, sans qu’il soit nécessaire – ni même souhaitable – d’en préciser plus, sinon à définir ce qui n’est pas humain, ce qui ne doit pas l’être, notamment le mécanique et l’artificiel.
Il ne s’agit pas moins que de reconnaître aux relations de proximité – là où se joue, comme on l’a dit tantôt, l’ontogenèse de l’humain – une réelle autonomie, un réel pouvoir de (re)construction sociale, une sorte de liberté surveillée, avant de plus conséquentes conquêtes, objectivement motivées. Donner à la Société civile localisée les moyens légaux et financiers d’assurer sa pleine fonction citoyenne, avec l’appui de l’État et des forces d’argent enfin conscients de leurs limites, sinon de la nécessité vitale de s’en imposer. Nous avons, tout au long de cet ouvrage, donné des pistes en ce sens et nous allons à présent tenter d’en présenter une nouvelle synthèse, plus spécifiquement adossée à l’argument ici développé.
Certes le concept de proximité n’est pas des plus aisés à cerner. Étroitement associé à celui de mobilité, il est d’autant plus fluide qu’aujourd’hui l’une et l’autre peuvent se vivre virtuellement, nouvelles technologies aidant. Sans présumer de ce que chacun réalise de cette virtualité – la journée ne fait toujours que vingt-quatre heures, alors que le champ du spectacle s’étend, sans relâche, de jour en jour : on peut aisément y épuiser son temps – on s’intéressera, d’abord et principalement, à la réalité de l’espace intermédiaire entre le strictement personnel, réputé privé, et la partie « métro-boulot » de nos existences où s’appesantissent nos obligations publiques. Non pas, bien évidemment, qu’il n’y ait pas à dire et à faire de nos attaches au marché. Mais c’est précisément en s’en éloignant un peu qu’on peut être à même de mieux en percevoir – négocier ? – la valeur. Non plus au seul sens économie monétaire du terme mais, beaucoup plus globalement, de celle du vivant.
Une dialectique peu ou prou explorée
« Nous en sommes encore à apprendre la nature de la valeur », souligne ainsi le rapport européen sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité [20], « à mesure que nous élargissons notre concept de ‘’capital’’ pour englober le capital humain, le capital social et le capital naturel. En reconnaissant l’existence de ces autres formes de ‘’capital’’ et en cherchant à les accroître ou les préserver, nous nous rapprochons de la durabilité ». Le propos est ambigu. De quelle durabilité parlons-nous ? Car la tentation est évidemment grande de s’intéresser plutôt à la valeur de la nature, la « financiariser » en conséquence – cf. la taxe-carbone – et marchandiser ainsi le vivant. Nul besoin d’une imagination débordante pour entendre le potentiel de dévoiement distillé par une telle approche et les biotechnologies sont là pour nous en signaler l’acuité.
Faut-il préciser la suggestion centrale de notre propos ? Subtile, elle avance l’idée d’une dialectique entre le marché et son apparente antithèse que nous nommerons, simplement ici, « non-marché ». Distinguons, à cet égard, les économies écosystémique, familiale et conviviale, où les services quasiment toujours non-déclarés sont peu ou prou monétarisés [21], de l’économie souterraine où, pour être également non déclarées, voire carrément illégales et mafieuses, les activités n’en sont pas moins parties prenantes des circuits monétaires. Selon une étude de l'Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE), l’économie familiale et son homologue convivial représenteraient, en France, respectivement les trois-quarts [22] et le deux-tiers du PIB, s’il fallait les analyser en termes de marché, quand les écosystèmes en formeraient près du double [23]. Une tout autre dimension, donc, que l’économie souterraine estimée, en France, à seulement 10 % du PIB, et cependant « choyée » par l’État, dévoilant ainsi, par son acharnement à la combattre, sa fonction centrale, pour ne pas dire exclusive, d’organisation territoriale du marché.
Au Sahel, la
situation est encore plus complexe. Si la part des économies écosystémique,
familiale et conviviale – le non-marché, donc – est, en pourcentage de PIB,
probablement du même ordre que dans les pays industrialisés [24], c’est essentiellement dû à
l’importance de l’économie souterraine – informel, corruption, trafics mafieux,
etc. – qui y atteint des sommets : plus des trois-quarts de la population
active y ont recours et son impact pourrait dépasser les 2/3 de PIB [25]. Marché et non-marché sont
de surcroît inextricablement liés, tant obsédante se révèle la pression, non
pas de la consommation, au sens large du terme, mais, plus prosaïquement, de la
survie quotidienne : monétarisée ou non, légale ou non, l’entraide y est
une nécessité triviale. Les tableaux comparatifs ci-joints devraient donner une
idée des réalités et des enjeux, ici et là, des relations de proximité.
Éléments de comparaison de pouvoir d’achat entre la Mauritanie et la France
Catégorie |
Produits |
Unité |
Mauritanie |
France |
Fr/Mr |
Céréales |
Riz Basmati |
Kg |
2,00 |
2,00 |
1,00 |
|
Nouilles |
Kg |
1,15 |
0,55 |
0,48 |
|
Pain |
Kg |
1,25 |
3,5 |
2,80 |
Légumes |
Pommes de terre |
Kg |
0,6 |
1,35 |
2,25 |
|
Oignons |
Kg |
0,6 |
1,00 |
1,67 |
|
Tomates |
Kg |
0,75 |
4,00 |
5,33 |
|
Carottes |
Kg |
0,75 |
1,20 |
1,60 |
Fruits |
Pommes golden |
Kg |
2,00 |
1,35 |
0,67 |
|
Bananes |
Kg |
2,00 |
1,50 |
0,75 |
|
Mandarines |
Kg |
1,5 |
4,00 |
2,67 |
Viande |
Mouton |
Kg |
5,00 |
8,00 |
1,60 |
Poissons |
Dorade |
Kg |
4,00 |
12,00 |
3,00 |
Huile |
Tournesol |
L |
1,1 |
2,50 |
2,27 |
Sucre |
Sucre semoule |
Kg |
0,6 |
1,65 |
2,75 |
Boissons |
Thé |
Kg |
4,00 |
6,00 |
1,50 |
|
Eau minérale |
1,5 l |
0,5 |
0,5 |
1,00 |
|
Lait |
l |
1,00 |
1,00 |
1,00 |
TOTAL Alimentation |
|
28,80 |
52,90 |
1,83 |
|
Loyer |
Chambre meublée |
Mois |
40,00 |
350,00 |
8,75 |
Déplacements |
Transport en commun |
50 sections |
12,50 |
90,00 |
7,20 |
TOTAL |
|
81,30 |
492,90 |
6,06 |
Poids des différents types
d’économie en % de PIB virtuel [27]
En réalité, la part de l’économie des écosystèmes indirectement inféodée au marché est certainement beaucoup plus forte en France que ne le suggère le dernier tableau. Avec 6 % de plus pour l’économie officielle, au débit de l’écosystémique, ainsi braqués par la productivité artificielle, la part du marché s’y élèverait donc à 35 %, contre 28 % en Mauritanie, pour une situation quasiment analogue, en pourcentage, des écosystèmes. Mais à remarquer, de surcroît, que l’expansion du marché officiel érode tout autant l’économie souterraine que le bloc « convivial-familial », on perçoit le manque de discernement d’un système économique livré à la seule logique du profit monétaire. Aux dérèglements bioclimatiques répondent les troubles sociaux, jusqu’à cette limite où leur accumulation devient globalement contre-productive, même si une ultra-minorité ne cesse d’en tirer encore large bénéfice. Mais jusqu’à quand le patrimoine d’un Bill Gates continuera-t-il de lui rapporter 9 à 12 % par an [28]– plus de vingt-cinq millions de dollars par jour, en 2015 ! – alors que le Système épuise la planète et les gens à surnager entre un et deux points de prétendue « croissance » mondiale ?
Élevée à 4 ou 5 %, les épuiserait-elle d’autant plus ? À l’évidence oui et fatalement, si cela devait signifier augmentation quantitative de la production et de la consommation : besoin accru de matières premières, outrances mécaniques, accélération de la pollution, etc. Mais à produire et consommer moins et mieux, adossé à une connaissance de plus en plus affinée, de plus en plus localisée, des capacités réelles de notre environnement, et à une conscience plus lucide de nos manques, besoins, aspirations et limites – une qualité accrue de vie, donc – on peut entrevoir une tout autre perspective. Celle-ci implique une organisation autrement harmonieuse de la dialectique marché/non-marché. Le premier garantissant au second, à distance bien comprise, respectueuse et respectée, les moyens de lui fournir les informations nécessaires à l’optimalisation et à la durabilité des échanges, non seulement entre les humains mais aussi entre ces derniers et leur environnement.
Les gens riches sont les premiers à savoir, en leur for intérieur, que tout ne s’achète pas, contrairement à ce qu’ils prétendent parfois à autrui. Notamment l’amitié, l’amour, l’empathie – les sentiments, d’une manière générale – même si l’argent peut les manipuler, pousser à les feindre. Plus subtils dans leurs tenants et aboutissants, le don et la gratuité dont la publicité fait si grand usage… Faut-il rappeler ici les lumineux propos de Kant sur ce qui possède une dignité et n’a, en conséquence, pas de prix ? Piliers du non-marché et, en cela, références intangibles, ces fondements ne se discutent que peu ou prou. Mais il existe un domaine particulièrement fécond dans l’affinement de la frontière entre le marché et le non-marché : celui de l’incessible et de l’inaliénable. Présence ou absence, chacun, à soi-même, c’est tout-à-la-fois le lieu même de notre plus intime solitude et celui d’une autre construction sociétale, tout-à-la-fois encore éminemment capitaliste et altruiste. L’oxymore n’est qu’apparent.
Frontière de l’incessible et l’inaliénable
Car le concept est étroitement lié à la notion de personne. Tout particulièrement, en sa capacité d’être reconnue sujet de droit. Tout individu, donc, mais, aussi, sa famille, ses diverses communautés, religieuse, philosophique, politique, linguistique, nationale… Écosystémique, planétaire, cosmologique, universelle ? Question d’autant plus importante qu’à associer personne et Droit, on en vient nécessairement à mettre en jeu l’objet même du marché : la propriété. À qui donc appartient le patrimoine de l’Humanité ? Le génome d’une espèce, aussi apparemment dépourvue de conscience soit-elle ? On peut ici pressentir, au moins intuitivement, qu’il existe un capital naturellement incessible et inaliénable – on le nommera Incessible Patrimoine Mondial Inaliénable (IPMI), pour bien le distinguer d’usages plus dynamiques de l’incessible et de l’inaliénable – capital soumis à des règles d’échange qui dépassent largement la chronicité humaine et dont la connaissance, aussi affinée soit-elle, ne nous autorise qu’à en prendre soin. Non seulement parce que nous n’en sommes pas les propriétaires – tout au plus les gérants – mais aussi parce que notre bien-être – de plus en plus probablement même, notre survie – en dépend.
Illustration saisissante de cette situation, les manipulations génétiques. L’évolution d’une espèce, à l’intérieur du système naturel qui en régule les limites, se compte en centaines voire milliers de millénaires. Or, depuis à peine quelques décennies, les généticiens jouent dans le secret de leur laboratoire à découper, grâce à des protéines spécifiques (les nucléases), des rubans d’ADN – cette double hélice d’agencement moléculaire qui signe les gènes de l’espèce et de l’individu – pour en refaçonner à leur guise l’agencement, en y incluant telle ou telle nouvelle séquence, tirée du génome d’une autre espèce ou d’un autre individu. L’affaire a pris, en 2012, l’allure du plus juteux business, avec la mise au point du Crips-Cas9 qui permet, au moindre laborantin de niveau master, de reprogrammer une séquence ADN au prix de « quelques jours de travail et quelques dizaines d’euros de matériel [29] ». Dans moins de dix ans, la « chirurgie du génome » visant à corriger les pathologies génétiques aura pignon sur rue.
Mais pas seulement. L’alibi médical est déjà exploité, voire dépassé, par diverses biotechs qui s’emploient à produire des vaches sans cornes ou des poumons de cochon transplantables à l’homme. Trois start-ups rivalisent dans l’exploitation du procédé de découpage. L’une d’entre elles a levé durant l’été 2015 cent vingt millions de dollars auprès d’un pool d’investisseurs comprenant Google Ventures, avant de devenir, en Janvier 2016, la première entreprise spécialisée dans Crispr à s’introduire en Bourse. Plus encore : en « Décembre 2014, deux chercheurs ont démontré qu’on peut assembler en laboratoire de nouveaux types d’acide nucléique de structures différentes de l’ADN et de l’ARN. Ces acides xéno-nucléiques (XNA) peuvent aussi transmettre l’hérédité ». Et l’article cité en note de conclure hardiment : « Vers de nouvelles formes de vivant ? ». En tout cas, ce n’est plus à dire que le transhumanisme est un courant de pensée : c’est une machine de guerre en marche, puissamment financée et soutenue en très hauts lieux.
Profondément engoncés dans le marché, les États et leurs diverses communautés, notamment l’ONU, semblent paralysés par les enjeux monétaires et, si l’on y rencontre, partout et à tous les niveaux, des gens conscients des dégâts irréversibles que sont à même de produire ces fausteries diluviennes, ils n’ont pas encore atteint ce seuil de visibilité collective susceptible de faire réel levier sur les politiques globales, pourtant censées prendre en compte tous les aspects de la présence humaine sur notre planète bleue. Il manque d’appuis suffisamment conséquents et cohérents dans l’opinion ; une trame assez solide et des navettes régulières entre le plus local et le plus global ; pour fournir un tissu assez souple et résistant apte à supporter une alternative économique réellement concurrentielle. Alors que l’économie monétaire ne produit, en fait et tout au plus, qu’un tiers de la richesse mondiale et qu’on s’abstient de mesurer, ne serait-ce qu’approximativement, ce qu’elle en détruit, les organismes publics réputés attelés à réguler l’exploitation de cette richesse ne s’emploient pas suffisamment à renforcer les deux pôles appelés à équilibrer celle-là et développer celle-ci en conséquence.
Les trois pôles de l’économie planétaire
La compréhension du schéma ci-après repose sur la pleine conscience de ce que les écosystèmes en occupaient 100 % avant la révolution de l’agriculture, voici, dit-on, dix mille ans, y absorbant totalement les économies familiale et conviviales des humains, pour peu qu’elles existassent. C’est probablement au cours du 19èmesiècle que la part de la zone monétaire (marché) a dépassé les 25 %. Elle est, aujourd’hui, comprise entre ce quart, dans les pays les moins « développés », et 40 %, dans ceux en pointe de cet essor. Avec, partout mais évidemment très diversement, des troubles écologiques et sociaux variablement graves.
Dans cette présentation schématique, on situera sans difficultés les zones de troubles écosystémiques en-deçà de l’impériale pollution industrielle : agriculture, pêche, élevage, chasse ; distingués en activités vivrières, d’une part, et mercantiles, d’autre part [30] ; quand la lutte entre l’État et l’économie souterraine constitue l’essentiel des troubles sociaux [31], à la lisière entre le marché formel et les économies familiale et conviviale. Mais ce que veut signifier surtout notre propos, c’est qu’il existe des limites, entre la zone monétaire et son antithèse, au-delà desquelles le potentiel de troubles et d’effets pervers est de nature à compromettre durablement, voire irrémédiablement, la richesse de l’ensemble. Jusqu’à celle, au final, de ceux qui pensaient en tirer le plus grand profit. L’approche de cette limite d’équilibre est précisément celle de la sécurité mondiale. Entend-on qu’il est toujours plus aisé et sûr d’agir en-deçà qu’au-delà de l’excès ? On va donc pouvoir commencer à voir tout l’intérêt du Système à résoudre en priorité les problèmes de ses banlieues. C’est là, notamment au Sahel, qu’il existe encore des espaces et des temps pour fabriquer les clés de l’équilibre espéré.
Le cas de la Mauritanie est à cet égard particulièrement significatif. Certes pas le pays le plus pauvre du Sahel : son voisin, le Mali, est autrement plus mal loti ; ni le moins : le Sénégal tout aussi voisin le lui rappelle chaque jour ; elle a cependant cette particularité de n’avoir, a contrario de ses proches, quasiment aucune tradition étatique. Très parcellairement géré par la France qui n’y a pratiquement rien construit en à peine un demi-siècle de présence plus militaire que coloniale, le pays raconte sur plus de 80 % de sa superficie une traditionnelle mémoire nomade chevillée à l’écosystème et connectée aux espaces contigus agricoles et, plus lointains, civilisés [32] par une même communauté religieuse : l’islam. Fondée en 1960 sous une tente, l’État mauritanien n’est historiquement qu’un habit occidental tardif, adopté par une ultra-minorité [33], avec la bénédiction de la reine Marchandise qui y plaqua, pour ses besoins à plus ou moins long terme – ce n’est pas un détail de l’histoire – des frontières tracées à la règle.
Le sous-développement, laboratoire du développement
durable
Une affaire de commerce donc. Un contrat social d’autant plus limité qu’il n’apporte au quotidien que peu ou prou d’autres avantages : protection sociale quasiment nulle, services aléatoires, sécurité approximative… alors que la dégradation des liens, avec l’écosystème et entre les communautés, surtendus par une compétition acharnée à accéder au plus minimal seuil de consommation – critère moderne de l’être, comme on l’a souligné plus haut mais, en l’occurrence mauritanienne, également de la survie, pour plus de 40 % de la population – déstabilise chaque jour un peu plus une situation déjà foncièrement artificielle. Avec des conséquences bien au-delà des frontières du pays, comme en témoignent les désormais mondiales problématiques migratoires et djihadistes… Matrice du marché formel, comme ailleurs en des temps plus anciens, l’économie souterraine éloigne d’autant plus l’État de ses tâches serviles qu’il le prive d’une part conséquente des ressources fiscales qui l’aideraient à les accomplir.
Dans ce climat fébrile, la zone de moindres turbulences, c’est à l’évidence l’espace-temps des économies familiale et conviviale. Lieu journellement fracturé désormais, sous l’effet de deux principales contraintes : la quête séparée, parfois lointaine, chacun de tous, de ressources monétaires ou autres (école, formations diverses…) et l’isolement « ensemble » imposé par les TIC (télévision, Internet…), dévorant toujours plus de nos inextensibles vingt-quatre heures quotidiennes. Mais lieu tout de même encore assez fort pour fournir les plus humaines réponses aux manquements de l’État. Heureuses carences car, ce faisant, les relations affectives et les débats directs, spontanés, au plus précis des besoins et des situations, perdurent, peuvent se renforcer de promiscuités obligées, vitalisant ainsi la famille, le quartier, la cité. Un potentiel d’autant plus objectivement valorisable, par les instances supérieures de la complexité sociétale, qu’il constitue, non seulement une fenêtre directe mais, aussi, un levier d’actions, sur le plus local et son environnement. En cette perspective, c’est toute la question du comment qui se pose.
La réponse dépend du degré de conscience de l’incontournable constat des limites générées par le Système en ses banlieues : l’administration publique n’y a pas et n’y aura jamais – c’est le plus probable – les moyens d’assurer à une majorité conséquente les illusions de confort et de sécurité qu’il entretient encore en ses centres. Assignées à fournir des matières premières, les économies monétarisées du Sud ne produisent que peu ou prou de plus-values réelles et chaque point de leur prétendue croissance ne gradue, en fait, que l’inexorable épuisement de ces ressources non-renouvelables et/ou l’endettement de l’État. Ainsi jugulé, celui-ci est d’autant plus impuissant à réguler le marché national livré, pour sa part, à une compétition d’autant plus sauvage qu’il est, lui aussi, limité par la même contrainte structurelle. Même en admettant que les partenaires techniques et financiers extérieurs aient réellement fonction prioritaire d’adoucir – et non pas masquer – cette inquiétante trivialité, ils sont, eux, soumis aux pesants diktats de la mondialisation et aux plus heureux de la souveraineté, privilège apparemment incontestable de la Nation.
En bref, fractures grandissantes, entre le global et le local, les plus riches et les plus pauvres, l’individu et son environnement, d’une part ; d’autre part, intérêt, évidemment très diversifié mais au final commun, de les réduire notablement, en unissant les forces des uns et des autres. Fort d’un tel pragmatique consensus, nous voici maintenant à mieux les distinguer et ordonner. L’environnement naturel, source fondamentale de tout capital, à commencer par la vie, recèle une foultitude de trésors insuffisamment explorés, sinon très mal gérés, faute d’informations et de moyens. Partenaire obligé de celui-ci, l’individu peut s’en révéler un d’autant plus redoutable prédateur qu’il en ignore les règles et/ou subit celles de son environnement social. Sinon, a contrario, le meilleur gérant, en pleine connaissance des unes et des autres ; soutenu, en ce sens, par une émulation qu’on peut espérer de plus en plus précise, entre ses divers intérêts privés, monétaires ou non, ceux de ses environnements sociaux : immédiat, national, mondial ; régulée par une répartition équilibrée des temps, des lieux et des tâches, du plus local au plus global, entre les trois pôles essentiels de la modernité contemporaine : le secteur privé, la Société civile et l’administration publique.
Mais, en Mauritanie et à se tenir donc à cette partie comprise entre le plus local et le national, on a pu constater l’extrême difficulté à situer une frontière entre le lucratif et le non-lucratif, en chacun des trois pôles susdits qui ont ainsi tendance à entretenir entre eux des flous qui les desservent à plus ou moins long terme, bien plus qu’ils ne les arrangent à plus ou moins court terme, tant chacun qu’ensemble [34]. Une situation pas vraiment éclaircie par les interventions des PTF étrangers poursuivant, eux, des buts variablement altruistes, avec cette myopie si caractéristique des touristes [35]… La régulation espérée – plus qu’un espoir, c’est la condition incontournable du développement durable – passe par une réduction sensible de ces imprécisions. Dans un pays où l’État et, plus encore, la Société civile sont des concepts tout frais éclos, pour ne pas dire importés, cela peut ne pas paraître sinécure. Mais, à considérer plutôt la plasticité de la jeunesse, on y verra une capacité accrue de créativité. D’autant plus qu’il existe dans le fonds culturel mauritanien – plus exactement, religieux – plusieurs dispositions susceptibles d’aider sa population en cette tâche.
Incessible et inaliénable, versus dynamique
La notion de bien incessible et inaliénable en est une des plus intéressantes. Consacrant dans la législation musulmane [36] le droit de tout propriétaire légitime d’un capital d’en disposer à sa guise, il permet à celui-là d’en immobiliser la propriété, ad vitam aeternam, en indiquant, au mieux, son mode de gestion et de rétribution ; tandis que le moindre rajout à son fonds – mobilier, immobilier, valeur ajoutée quelconque – est automatiquement soumis au même régime… Banalisé dans le traitement des lieux de culte, le procédé fut, en Mauritanie – d’une manière plus générale, dans la bande saharo-sahélienne – particulièrement utilisé à des fins de non-démembrement du troupeau, argument fondamental de la cohésion familiale dans les sociétés pastorales, et, en ce qui concerne les sociétés agricoles, afin d’assurer la cohésion du patrimoine foncier, confié à des maîtres de terre chargés d’en répartir la jouissance entre les membres d’une même communauté rurale [37]. Cette Immobilisation pérenne de la propriété (IPP) – une appellation susceptible de bien distinguer l’IPMI évoqué plus haut, à usage essentiellement conservateur, lui – fut également usitée dans la gestion des puits profonds, tandis que sous des cieux plus urbanisés, notamment en Andalousie musulmane, au Maghreb et dans tout l’empire Ottoman, elle permit de financer un nombre incalculable d’œuvres à but non-lucratif : hôpitaux, orphelinats, écoles, universités, caravansérails, etc.
La différence fondamentale avec la classique fondation est que le capital immobilisé est définitivement retiré du marché. Quoique, dans la pratique et l’histoire, cette règle fut assez souvent transgressée [38], elle peut être aisément fixée dans la modernité contemporaine. Notamment en décrétant, par voie légale particulièrement contraignante, que c’est plus précisément la valeur d’un bien IPP – déterminée exactement lors de l’établissement de celui-ci en tel mode par son propriétaire légitime [39] et réévaluée sous l’égide d’une autorité habilitée au terme de chaque exercice annuel – qui est, en tous les cas, incessible, inaliénable, défiscalisée et, ajoutons ici une nouvelle notion capitale, interdite de décroissance. L’ambition première d’une telle loi est d’établir fermement un nouveau territoire de capitalisation peu ou prou sensible aux aléas du marché. Gérée cependant dans le cadre de celui-ci et lui fournissant, ce faisant, emploi et plus-values diverses, chaque pièce de ce capital voit sa rémunération entièrement affectée au soutien permanent d’une ou plusieurs activités parfaitement identifiées de l’économie non-monétaire. Intégrant le fait qu’en Mauritanie, c’est l’État qui est, de loin, le plus grand propriétaire foncier, on voit ainsi apparaître les contours d’une nouvelle intelligence sociétale…
La loi qu’on vient de poser, sur l’exploitation d’un bien IPP, de l’interdiction de décroissance de sa valeur, situe d’emblée le champ de l’IPP dans le strict domaine de l’économie réelle, objet de tant de préoccupations stratégiques dans l’ébullition des produits financiers dérivés. Avec, en vedette apparente, les biens peu ou prou périssables. Quoique l’IPP de la valeur de biens périssables soit un terrain extrêmement fécond de synergies entre les économies monétaire et non-monétaire [40], intéressons-nous donc surtout aux potentialités de son alter ego (l’IPP de biens non-périssables) où l’État apparaît en pôle-position. Une fois n’est pas coutume, on appréciera à cet égard tout ce qu’aura apporté la réforme agraire de 1983, stipulant notamment que « la domanialité devient la règle, le droit des particuliers, l’exception ». Source de bien des conflits communautaires, il est vrai – en ce que l’incapacité de l’État à gérer lui-même l’exploitation de ce foncier l’a trop souvent amené à la céder à des intérêts fort éloignés de ceux des populations résidentes – cette disposition reste encore très largement ouverte à de moins simplistes solutions.
Un contrat social en actes
Il n’est peut-être pas vain de rappeler ici les actes qui définissent au mieux les rôles de l’État, fondant le contrat social censé le légitimer : garantir, préciser, réguler, harmoniser, dans l'unité nationale et la concertation internationale, le développement durable de la personne et de ses diverses solidarités, notamment écosystémiques. Personne tant physique que morale, faut-il entendre, en protégeant, toujours prioritairement incha Allah, l’intégrité de l’une des débordements de l’autre. Allons droit au but : c’est précisément en consacrant une part notable du territoire national au développement d’une société civile de plus en plus finement localisée en conséquence, via la mise en IPP de lots adaptés à chaque cas et gérés par celle-là, en concertation étroite avec l’autorité publique et divers PTF [41], que ce contrat social a le plus de chances d’atteindre à sa plénitude.
Il y a d’abord cette évidence que les personnes les plus appropriées – et les moins coûteuses – à explorer et exploiter un environnement quelconque sont celles qui y résident. Cela suppose évidemment qu’elles soient suffisamment bien informées, formées et exercées à la lecture de celui-ci. Voilà pourquoi il est essentiel de repenser l’organisation de l’enseignement à partir et en direction de son lieu d’établissement, en y associant le plus possible la société civile locale. Faire de l’école plus qu’un lieu d’enseignement : un enseignement du lieu ; auprès de la jeunesse, bien sûr, mais aussi, hors temps scolaire, de toute la population locale active et, via l’installation de communications régulières, notamment informatiques, de tous les partenaires intéressés à une exploitation optimale dudit lieu : État et PTF, au sens large énoncé à la précédente note de bas de page. Tenant compte des très grosses difficultés – c’est un euphémisme… – de l’administration publique à assurer le fonctionnement basique de ses établissements d’enseignement, on voit maintenant apparaître un des objectifs prioritaires de l’IPP : mettre, à disposition d’une association locale consacrée à l’éducation, des revenus réguliers complétant l’action de l’État ; sous couvert du CA de l’IPP dont l’autorité publique, propriétaire du fonds, et les PTF, bailleurs de ses équipements, seront parties prenantes aux côtés de ladite association, gérante attitrée du bien [42].
L’autre priorité, au mieux concomitante à la première mais beaucoup plus souple, tant dans sa mise en œuvre qu’en son fonctionnement, marque plus précisément encore les nécessaires frontières entre les trois pôles essentiels de la modernité contemporaine, dans l’établissement durable de liens dynamiques : l’initiation et le développement des « Solidarités de Proximité » (SP), une inédite forme de structures civiles, légalement appelées à gérer au quotidien le voisinage et l’environnement immédiat des familles, quartier par quartier, avec l’appui d’IPP idoines [43]. Une telle démarche ne peut être que populaire et volontariste. Elle exige, pour permettre au tandem État-PTF de lancer un processus IPP fondé sur la durabilité, l’adhésion d’une nette majorité de la centaine de foyers, au maximum, occupant une portion de quelques hectares, tout au plus, du territoire de la Nation, à un programme librement déterminé et démocratiquement agréé, par cette population spécifique, d’activités utiles à son quotidien communautaire. La pertinence d’une telle innovation, tout-à-fait dans l’esprit, au demeurant, du traitement traditionnel du voisinage en islam et en Afrique, repose sur les très grosses difficultés – toujours le même euphémisme… – de l’administration publique à offrir une couverture de services (éducation, santé, assainissement, etc.), en deçà de quelques kilomètres carrés et milliers de gens.
Un rapport communautaire-privé gagnant-gagnant
En intégrant l’appui à quelques centaines d’ONG nationales vouées au relais avec les instances supérieures de l’organisation sociétale, on s’achemine ainsi vers l’établissement de plusieurs dizaines de milliers d’IPP ; plus de cent mille à l’horizon 2050, dans une approche plus complète du soutien à la Société civile mauritanienne. Un tel volume impose une attention soignée à la gestion de l’ensemble et à l’examen préalable des répercussions probables sur le marché. Car fonder une IPP, c’est établir une Activité Génératrice de Revenus Communautaires (AGRC) susceptible d’entrer en concurrence avec une AGR d’intérêt privé. La question va donc être d’instaurer préférentiellement une relation d’entraide entre les deux types de structure. Dans un pays où les secteurs primaire et tertiaire sont surdéveloppés au regard de leur homologue secondaire, on voit immédiatement où doit se porter l’attention des stratèges systémiques, en proposant des AGRC offrant, en leur amont et leur aval, des opportunités accrues au secteur privé, à l’intérieur de filières variablement complexes.
Le secteur secondaire, c’est le domaine spécifique du capital fixe – outils, machines, etc. – et l’on comprend en quoi l’obligation statutaire de conserver au moins la valeur de l’IPP en fait un outil particulièrement adapté : gestion rigoureuse, situant l’entretien, le renouvellement, voire l’échange (istibdal) du bien, en section budgétaire de tout premier plan, impliquant une tenue régulièrement actualisée et précise de l’état des lieux, notant dans les moindres détails la dégradation et les mouvements éventuels du matériel. Avec la dimension nouvelle de cette ligature gestionnaire aux visées d’une Société civile poursuivant, elle, des buts non-lucratifs – sinon, à des échéances infiniment plus lointaines que celles du profit monétaire – ainsi apparaît la possibilité de concevoir et développer des plans réellement chevillés à la complexité du Réel, du plus local au plus global. On peut supputer ici que les PTF institutionnels – SNU, UE, voire institutions de Brettons Wood… – en perçoivent et exploitent en premier le potentiel de dynamisme. Mais ce n’est qu’avec son adoption massive par le secteur privé que l’IPP peut modifier durablement le Système.
Faut-il insister ici sur la nécessaire défiscalisation des biens immobilisés et de leur gestion ? Telle entreprise spécialisée, par exemple, dans le marché de la tomate, immobilise une fraction de son capital [44] dans une chaîne de production de sauces en rapport, au bénéfice d’une association vouée au développement durable local, en synergie avec les autorités déconcentrées de l’État, et mobilise le reste en amont, dans la culture bio de la plante ; en aval, dans la commercialisation des sauces : ainsi se met en marche, dans la trivialité la plus localisée, un projet de société où environnemental, social et économique forment au quotidien le trépied du durable [45]. Libéré du poids gestionnaire et fiscal sur le plus fixe du capital – l’outil et le travail de production – le secteur privé se redéploie dans son champ de prédilection : la mobilité. Et plus particulièrement, celui de l’organisation de la consommation.
Les progrès du marché bio ont mis à jour une évidence longtemps occultée : la croissance ne se situe pas dans l’augmentation quantitative de la consommation mais dans l’élévation de sa qualité et de sa diversité. Consommer moins et mieux tend à devenir la mesure du durable. Une telle proposition en Mauritanie où la majorité manque du strict minimum vital peut paraître ironique, pour ne pas dire insultante. Elle est pourtant le seul horizon viable. Comment en concilier la perspective avec le collement « instinctif » du marché aux besoins des gens ? C’est ici supposer information accrue ; par les TIC, bien sûr, mais aussi les réseaux éducatifs, institutionnels et civils, dont la conjonction autour de l’école, nous l’avons vu plus haut, est l’objet premier de l’IPP. Voit-on également tout ce que l’instauration de rapports réguliers entre chaque SP et le tandem État-PTF, via leur représentant respectif au CA de l’IPP, peut générer de synergies en ce sens ?
L’élévation progressive de l’intelligence consommatrice, au diapason d’une conscience environnementale accrue, ouvre des perspectives inattendues. Aujourd’hui et dans l’immense majorité des cas, un dollar de plus par pauvre et par jour – un montant susceptible, à court terme, de faire reculer le spectre de la pauvreté et de relancer le dynamisme du marché – se révèlerait dès le moyen terme certainement contreproductif, le surplus immédiat de pouvoir d’achat se traduisant très probablement en accroissement notable de la dégradation environnementale. Mais, s’il est précédé de formations et d’informations adaptées au plus local et relayées tout au long du cycle de vie d’un produit quelconque – de l’exploitation de ses matières premières à son recyclage, donc – un tel enrichissement personnel a de réelles chances de générer un bénéfice collectif durable.
Bien évidemment, l’hypothèse repose sur une réponse sensée à la « poly-question » de base : un dollar de plus par pauvre et par jour, de qui, de quoi, quand et comment ? Le développement d'AGRC durables, appuyées sur des IPP bien étudiés, est un élément de la réponse. Non pas tant directement : quelques pour cent, tout au plus, d’emplois directs ; qu’en leur potentiel de génération d’AGR en amont et en aval. Mais l’élément décisif – véritable pointe de l’utopie – réside ailleurs. Nous avons signalé tantôt la tendance « naturelle » du Système à la concentration, tout particulièrement du capital. Alors que la croissance mondiale flirte avec la nullité, celle du patrimoine des quelque deux mille milliardaires privés répartis sur notre planète commune tourne en moyenne entre quatre et cinq points, avec des pointes parfois au-delà de dix [46]. Telle ou telle de ces fortunes s’effondre ? Ce n’est jamais loin de ces sommets que sa dépouille se partage. Mais, sans présumer de l’inéluctable étroitesse de ce champ, peut-on imaginer de beaucoup plus larges boucles de régulation, pensées, rationnellement conduites ?
Charité bien ordonnée…
En ne se réservant, chacun, « que » cent mille dollars, chaque jour, pour ses petites affaires personnelles [47] et en faisant distribuer le reste des revenus de leur capital aux plus pauvres de la planète, via une SOC finement localisée, notablement renforcée et surveillée par le système IPP, ces braves gens feraient bien plus que de l’humanitaire : relancer vigoureusement le Système ; leurs propres affaires, donc. Réinjecter chaque jour trois à quatre cent millions de dollars [48] à autant d’individus en manque crucial des plus élémentaires nécessités vitales, tout en minimisant, le long de la chaîne des échanges, les incitations à l’épargne, c’est à coup sûr rendre à l’économie réelle un dynamisme singulièrement écorné par les vertiges des produits dérivés. Notons ici qu’un consensus en ce sens entre seulement les cent plus gros milliardaires de la planète suffirait à couvrir la moitié des fonds nécessaires à l’entreprise ; prouvant à tous que le partage, fondement de la biodiversité, l’est aussi de la plus saine économie capitaliste.
En admettant que ces stratèges s’imposent comme plancher la disparition – économique, s’entend ! – du dernier pauvre de la planète, au sens onusien du terme, avant de relever le plafond susdit de leur prélèvement personnel, il ne faudrait pas dix ans pour atteindre un tel objectif. Précédés, accompagnés de combien d’années de patient maillage associatif, éducation environnementale, réseautage d’informations et d’initiatives ? À tout le moins, un horizon 2050, une vision sociétale ? L’exploitation des différences, dans toutes leurs gammes et nuances, et des boucles les régulant, enfin synonymes, objectivement, pragmatiquement, lucidement, de richesse durable, pérennisée par une compréhension sans cesse affinée du partage universel… On a trop longtemps cru – et les faits semblaient le prouver – que le don était une grâce pas vraiment nécessaire au confort. On s’aperçoit, au contact des limites d’un système qui en fait si peu cas, qu’il est la condition même de la vie.
Il ne s’agit donc pas d’idéalisme simplet. Certes, on voit mal comment ces messieurs-dames, empêtrés dans leur encombrante puissance à disposer de tout et de tous à leur guise, à des années-lumière les uns des autres, entendront l’inéluctable nécessité, si tant est que le choix de l’humain universel leur paraisse autrement plus rentable – et sécuritaire… – que celui de l’artifice technique. Mais ils y viendront. Peut-être en derniers mais d’autant plus vite que de multiples incitations, via le développement d’une Société civile sécurisée, tout-à-la-fois résolument autonome et fermement connectée aux pouvoirs publics et aux PTF – tripode fondamental du développement durable, comme nous n’avons cessé de le signaler – leur en prouvera la pertinence. Ici et là, jusqu’aux portes de leurs somptueuses demeures. Ce n’est donc pas seulement au Sahel qu’un tel déploiement doit se produire. C’est aussi aux centres mêmes du Système.
Non pas, non plus, qu’il faille s’attendre à ce que monsieur de Rothschild en vienne à se coltiner la proximité d’un quartier. Il a les siens, multiples, peuplés à sa seule guise et corvéables à merci. Mais il a également suffisamment d’informateurs pour mesurer, chiffres à l’appui, tout ce que cent IPP, assurant le fonctionnement d’autant d’associations, dans une quelconque ZUP des ghettos urbains, à Birmingham, Harlem ou Seine-St-Denis [49], pourraient générer d’emplois locaux, solidarités localisées, paix sociale… et plus-values en conséquence, plus ou moins directement, à plus ou moins long terme. Ici et là. Et, même, d’ici à là. Car, si une IPP en un quelconque pays développé est susceptible d’apporter un vrai surplus de convivialité et de bien-être – de sentiment de sécurité, donc – à une petite école, un pâté de maisons ou un immeuble HLM local, elle peut tout aussi bien subvenir aux besoins basiques de deux ou trois associations sahéliennes. Nouvelle dimension de la solidarité internationale [50]. Plus humaine, certainement ; pas forcément moins technique mais autrement, pour sûr : simplement plus précise, culturellement plus proche du naturel.
C’est du centre immobile de son moyeu – l’incessible et l’inaliénable – que dépend la mobilité cohérente d’une roue. Aussi absolue soit-elle, cette loi admet une foultitude d’applications pratiques, toujours relatives, elles. Entre s’abstenir d’interférer dans des séquences génétiques forgées par des millénaires, pour ne pas dire déca-, voire hecto-millénaires d’arrangements écologiques, et entretenir une zone dynamique de moindres turbulences économiques, à distance règlementée des bulles financières, c’en est déjà deux visions fort différenciées, tout aussi utiles l’une que l’autre cependant. Verra-t-on, dans cette apparente dissemblance autour d’une même idée, le signe d’une insondable profondeur ? On peut ici pressentir que le sentiment de sécurité, qu’il soit collectif ou personnel, peut reposer sur des points de vue fort divers.
On perd beaucoup
de temps, d’argent et d’énergie à les opposer, quand il s’agirait plus
pragmatiquement d’en mieux percevoir les frictions, pour mieux exploiter
l’énergie de ces dernières ; leur proposer, en conséquence, des espaces et
des temps transitionnels, comme autant de souples articulations, aptes à gérer l’impondérable
inhérent au mouvement, à la vie. Avec cette conscience commune, non seulement
d’un bien commun toujours possible, mais, plus encore, du Centre immobile qui
l’anime. On peut nommer ou ne pas nommer cette Unité fondamentale, s’incliner ou
non devant Elle, s’y reconnaître liberté ou service : Elle n’en reste pas
moins, ad vitam aeternam, ce qui nous anime, d’ici à là, tous et chacun, nous
proposant en permanence un axe où faire tourner notre monde, un peu plus sûr,
un peu plus rond, un peu plus humain…
[1] Fractionné
en sept articles, le dossier a été initialement publié dans l’hebdomadaire « Le
Calame », en Octobre/Novembre 2016, sous son titre abrégé : « Déconcentration
et partage ».
[2] Rien de
plus exactement situé en effet, à l’instar du point mathématique, que l’immatérielle
Idée pure, Transcendance absolue. Et, sans elle, rien de situable… Aussi
puissante nous paraisse son apparente linéarité, en ce qu’il nous tient « ex-istant »
– hors de cet Immatériel qui seul nous situe exactement – aussi motivante nous
semble sa capacité à « nous perdre pour nous réaliser », le temps
n’est pas « l’aliénation nécessaire », contrairement à ce qu’affirme,
paraphrasant Hegel, Guy Debord – aphorisme 161 de La société du spectacle, Champ Libre, Paris, 1971 – mais seulement
son champ. En dernière analyse, c’est bel et bien la seule soumission à ce dont
il émerge, l’Immatériel atemporel, qui constitue cette nécessité. On peut, certes, en discuter les formes, se
contraindre – voire, plus pénible, prétendre contraindre – à ne lui en donner
aucune, à l’instar des agnostiques, il n’en reste pas moins que c’est du
Non-Être que surgit l’Être, sans que cette apparente dialectique n’affecte en
rien leur unité fondamentale : « la illaha illa houa » (Il n’y a
d’adorable de Lui) ; ni jamais oublier, évidemment, qu’« inna lillahi
oua inna ileyhi raji‘oune » : de Dieu nous venons et c’est à Lui que
nous allons.
[3] Du
postulat fondamental de l’analyse développée par Karl Marx, in Le Capital : « La richesse des
sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce
comme une immense accumulation de marchandises ».
[4] Le
postulat initial de La société du
spectacle : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent
les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation
de spectacles » ; se présente, un siècle plus tard, dans la
continuité de celui de K. Marx.
[5] Guy
Debord, ibid., aphorisme 2.
[6] Éloquente
à cet égard la facilité avec laquelle la « Gauche » française,
arrivée au pouvoir en 1981, y intégra les leaders trotskystes et maoïstes qui
s’étaient acharnés à investir le devant de la scène contestatrice, après avoir
sauté précipitamment dans le train de Mai 1968 dont les situationnistes, Guy
Debord en vigile, avaient été la locomotive.
[7] Guy
Debord, ibid., aphorismes 3 et 4.
[8] Guy
Debord, ibid., aphorisme 45.
[9] Notamment
dans les pays occidentaux initiateurs de la modernité.
[10] Si
dérisoires et grotesques paraissent, en ces bouts du monde marchand, les
colifichets offerts par « l’humanisme de la marchandise »… Un hiatus
probablement rédhibitoire qui constitue le carburant même de l’immigration vers
le Nord et implique de lourdes conséquences. Nous y reviendrons, incha Allah,
plus en détail.
[11] Guy Debord,
ibid., aphorisme 172.
[12] Avec de
variables et significatives nuances d’un État à l’autre. Il y a tout un monde,
par exemple, entre les politiques mauritanienne et sénégalaise, en matière de
contrôle des loisirs, notamment sportifs…
[13] C’est ce que croit Debord dans sa vision
hégélo-marxiste du temps historique total : « La lutte de la
tradition et de l’innovation, qui est le principe de développement interne de
la culture des sociétés historiques, ne peut être poursuivie qu’à travers la
victoire permanente de l’innovation. […] », ibid., aphorisme 181. Une
proposition fort peu regardante, au demeurant, de la loi de Nature citée en
exergue qui voit toujours celle-ci naviguer
de préférence entre moindre effort et moindre perturbation. À cet égard, la
meilleure innovation ne serait jamais qu’une relecture approfondie de la
tradition, tout-à-la-fois éclairant l’histoire et éclairée par elle. Plaie
récurrente des théories, aussi justement critiques s’espèrent-elles : dans
leur poursuite acharnée d’une illusoire complétude, elles finissent toujours
par contredire le Réel, quelque part, en quelque point(s)…
[14] Courant culturel issu de la Silicon
Valley, le transhumanisme ambitionne rien de moins que dépasser entièrement la
condition humaine, pour accéder à un « nouveau stade de l’évolution » :
la post-humanité ; dont « l’homme » définirait cette fois
lui-même les règles et non plus la Nature enfin totalement « dominée ».
« Nous avons modifié si profondément notre environnement », écrivait
ainsi Norbert Wiener, dès 1954, « que nous devons nous modifier nous-mêmes ».
Entend-on, sous ce « nous » évidemment très sélectif et autre « l’homme »
de façade, l’omnivore et dictatorial système marchand ?
[15] Une affaire de foi d’autant moins discutable, à
l’instar des goûts et des couleurs, que croire au Destin, dans et par l’Absolu,
ne me révèle à l’ordinaire rien du mien, dans la relativité de mon existence.
Pour un croyant, c’est précisément cette ignorance qui nous donne à faire des
choix et prendre des décisions ; nous y oblige parfois ; tandis que
la foi les guide. Variablement conscient de ce qui borne et éclaire – ou
perturbe – les siens, l’incroyant les sait lui aussi relatifs. Différemment
peut-être mais cela donne largement de quoi discuter, entre tous, de leurs
implications pratiques en ce bas-monde et de leurs limites. Au final, c’est
bien l’urgence, et elle seule, qui définit le plus clairement le champ de ce
débat vital.
[16] Et autres « représentations » chargées de faire « écran » au Réel… Si certaines nous en informent, parfois avec une relative justesse, la majeure partie nous en détournent : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux », Guy Debord, ibid., aphorisme 9. C’est d’ailleurs une des techniques favorites de la désinformation : habiller le mensonge d’un peu de vérité et, inversement, noyer la moindre info de valeur sous un déluge d’inepties…
[17] Le cas-limite
des enfants sauvages élevés par des animaux est à cet égard significatif. C’est
aussi à partir d’un tel constat – il infirme la théorie des vertus
thérapeutiques de l’isolement carcéral – qu’une autre politique des prisons
privilégiant la responsabilisation des détenus devient envisageable…
[18] Plutôt
technique que technologie, l’école n’en est pas moins l’outil fondamental
d’information, de communication et… de formation des masses. À la perception du Réel, compréhension des réalités ou…
aux nécessités du Système ?
[19] Ce qui est loin d’être le cas en Mauritanie, comme en tout pays réputé sous-développé. Les services existent mais restent dépourvus de moyens. Faut-il en déduire pour autant que la priorité des priorités, pour ces nations, soit de renforcer l’État ?
[20]
http://ec.europa.eu/environment/nature/biodiversity/economics/pdf/teeb_report_fr.pdf
[21] À ne pas
considérer, bien évidemment, la part de l’agriculture, zone singulièrement critique,
au demeurant, entre l’économie des écosystèmes et celle du marché. Nous verrons
plus loin combien cette réserve nécessite un examen tout particulier.
[22] Vaste champ
d’activités en effet que celui de la famille : cuisine, ménage, lessive,
couture, jardinage, bricolage, garde des enfants, des malades et des personnes
âgées, transports, aide à l'exploitation familiale agricole, commerciale,
artisanale et autres services ponctuels…
[23] En dépit de
son flou méthodologique, la fourchette proposée en 1997 par le professeur
américain Robert Costanza : entre une et trois fois la valeur du PIB
mondial ; peut être confrontée aux 1 350 à 3 100 milliards
d'euros perdus chaque année du fait de l’érosion de la biodiversité, selon une
étude présentée en Mai 2008 à la conférence de l'ONU à Bonn. De fait, toutes
ces estimations, pertinentes d’un point de vue qualitatif, restent encore
quantitativement très incertaines.
[24] Malgré les
criantes carences de la protection sociale publique.
[25] Pour moitié
généré par le travail non-déclaré et pour moitié par les activités délictueuses
et criminelles.
[26] Prix
relevés sur le marché nouakchottois en Octobre 2016 et, pour la France, données
en ligne d’un hypermarché, le même mois.
[27] Le PIB
virtuel est évalué à partir du PIB établi par l’économie officielle et des
estimations de la valeur des autres économies vis-à-vis de celui-ci.
[28] Indice d’un usage immodéré des produits dérivés qui lui aura valu, en 2016, une perte de 5 % il est vrai. Mais, bon an, mal an, de telles dents de scie si haut placées n’affectent en rien son quotidien, alors qu’en bas de l’échelle, les plus pauvres agonisent sous leur morsure…
[29] http://www.lesechos.fr/week-end/business-story/enquetes/021837069995-crispr-la-decouverte-qui-met-la-genetique-en-ebullition1214210.php?ref=yfp&yFbAtg3JrEdDjY87.99
[30] Auxquels il
convient d’ajouter les conflits non moins préoccupants entre les activités
vivrières et commerciales (pêche et agriculture, surtout) que la disposition de
notre schéma ne permet pas de saisir intuitivement. C’est particulièrement vrai au Sahel.
[31] Sans tenir
compte ici des conflits, on ne peut plus préoccupants eux aussi, dans la
répartition de la richesse à l’intérieur de la zone monétaire ; à ce point
préoccupants – il n’est pas vain de le souligner – qu’ils obnubilent encore la
quasi-totalité des discours politiques, dans une dialectique
« Droite-Gauche » aussi désuète qu’indispensable, on le comprend, à
la vitrine du Spectacle, tandis que les vrais enjeux se déroulent ailleurs…
[32] Au sens
d’organisation sociale par ou pour la cité ; voir GENS DU LIVRE […] op. cité.
[33] Moins de 10 % de la population, composés de deux-tiers de nobles maures et, le tiers restant, de leurs homologues négromauritaniens (hal pulaaren et soninkés, surtout). Une réalité statutaire et linguistique notablement contestée aujourd’hui par la réalité raciale du pays : grosso modo, deux noirs pour un blanc ; significative de la spécificité mauritanienne – plus généralement saharo-sahélienne – de la lutte des classes dans le contexte contemporain…
[34] Des
variabilités qui ont évidemment fondé et fondent encore, comme ailleurs,
quelques fortunes privées… et beaucoup plus d’infortunes, en conséquence.
Fatalité du Système ? Structurelle ou… conjoncturelle ? Le second
terme de l’alternative ouvre des perspectives…
[35] Une myopie
parfois doublée d’œillères : débarquant tout droit de son univers
hyper-règlementé, tel expert s’employant à en copier-coller les règlements sur
une réalité autrement spongieuse… avec tous les dérèglements que cela implique.
Cf., à cet égard, les dérapages raciaux engendrés par le plaquage de la
législation française sur les phénomènes migratoires en Mauritanie (voir,
notamment, les récents articles de Mamadou Thiam : Expulsions à la pelle de clandestins et vagues d’indignation et Les migrants damnés de la terre
mauritanienne, in www.lecalame.info
[36] Mais le
procédé est d’origine antéislamique, attestée en différentes régions du Globe.
[37] Une terre
pouvait donc être vacante, pour des raisons climatiques souvent, mais elle
n’était jamais sans maître. On peut mesurer ici le désordre généré en 1983 par
le plaquage du Droit romain sur le foncier mauritanien…
[38] Lors de
changements de régime politique, par exemple, le nouveau abolissant les règlements
de l’ancien. Ou, plus spécifiquement, avec l’usage – parfois l’abus… – de
l’istibdâl (échange) permettant, au gestionnaire d’un bien IPP jugé
insuffisamment productif, de l’échanger contre un autre réputé de valeur
identique.
[39] C’est
précisément le refus d’accorder, à une quelconque personne humaine, publique ou
privée, physique ou morale, la propriété de certains biens, qui les place sous
le régime de l’IPMI, non seulement retirés du marché, donc, mais, de surcroît,
autrement plus surveillés dans leur hypothétique exploitation, désormais très
soigneusement et publiquement débattue.
[40] Un terrain
dont nous avons esquissé les contours dans la troisième partie de « LE WAQF […] LA MAURITANIE […] », op. cité.
[41] Publics ou privés, nationaux ou étrangers, les PTF sont chargés, eux, d’équiper ces lots en biens immobiliers et mobiliers susceptibles d’en optimaliser le revenu.
[42] Cf. plus haut
la partie III, Education.
[43] Cf. notamment Citoyenneté musulmane et Lutte contre la pauvreté avec les pauvres.
[44] Fraction
désormais sécurisée par le caractère inaliénable de l’immobilisation…
[45] Une
autre de mes séries, En plein milieu,
Le Calame, 2016, disponible sur le site du journal, s’attache particulièrement
à relever cette globalité, de sa dimension la plus spirituelle, intime, à ses
aspects les plus concrets, publics.
[46] Avec des
fluctuations d’autant plus importantes que s’élèvent les prises de risques de
ces grands capitalistes. www.forbes.com/billionaires/list/ Comme noté tantôt,
Bill Gates, le premier d’entre eux, a connu, en 2015, une plus-value de
11 %, suivie, l’année suivante, d’une perte de 5 %...
[47] Soit
globalement 1 % des revenus de leurs 6 500 milliards réunis de
patrimoine déclaré en 2016.
[48] Ou
plus : chaque centaine de millions correspondant à 0,56 % des revenus
de leurs patrimoines cumulés déclarés en 2016.
[49] Avec toutes les nuances inhérentes à ces diversités sociétales. Espace clairement défini aux USA, le ghetto est, en France, plus souvent une logique d’opposition à une société dont on ne se sent pas membre à part entière. L’un et l’autre au Tiers-Monde – plus exactement, Trois-quarts-Monde – vis-à-vis du reste de la planète ? Mais, dans tous les cas, la clé de l’intégration citoyenne, c'est bel et bien le vécu d’une sécurité sociale réalisée au sens plein du terme, permettant à chacun de prendre réellement et pleinement part aux affaires de « sa » cité. Voir Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd'hui, Robert Laffont, Paris, 2008 ; Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, La Découverte, Paris, 2007 ; Robert Castel, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ? – Seuil, Paris, 2007.
[50] C’était déjà
le thème esquissé en fin de Lutte contre
la pauvreté avec les pauvres et repris, avec récurrence, tout au long de
l’ouvrage. Aura-t-on maintenant perçu combien cette boucle est à double
sens ?
CERISE
Les copies du bac de philo offrent parfois de
singuliers moments de lecture aux correcteurs. Professeur émérite à Paris, un
mien ami s’est beaucoup réjoui, cette année, en parcourant les lignes qui
suivent… « Enfin ! », a-t-il commenté, « Quelqu’un pour qui
l’humour est le sel de la philosophie ! Socrate n’est donc pas tout-à-fait
mort… » Et le texte nous a paru, à nous musulmans en quête de paix, faire
preuve d’un assez bon sens, en ces temps d’islamophobie et de « koufarophobie [2] »
ignares, pour être proposé à la sagacité de nos lecteurs… Soluble dans
l’humour, l’amour de la sagesse (philosophie) ne serait donc pas forcément
contraire à l’amour de Dieu (philothéie) ? Jugez-en par vous-mêmes…
« Toute croyance est-elle contraire à la raison ? »
Un ami instituteur me narrait dernièrement une étrange anecdote. À la question, on ne peut plus fondamentale, « un et un égalent ? », un de ses élèves réputé simple d’esprit lui répondit : « Trois ». L’enfant semblait pleinement convaincu de son opinion. À quelle vision adhérait-il ? Par quel processus était-il arrivé à cette étrange formulation ? Une pulsion émotive ? Un raisonnement hors norme ? Il me sembla qu’on touchait ici aux frontières, plus fluctuantes qu’on ne l’affirme généralement, entre la croyance et la raison. Des concepts toujours et irréductiblement antinomiques ? Je me proposai donc de fouiller un peu la question.
« Allo ? Jackie Chan ? Que fais-tu à cette heure chaude ? – Hé ! Mais c’est la nuit ! – Comment ça ? Le soleil est juste devant moi, au pas même de ma porte ! » Si je tiens à entretenir une relation avec mon lointain ami chinois, je dois admettre que nous avons égale raison de croire en la réalité de nos points de vue, aussi manifestement contradictoires soient-ils. Nous bâtissons l’un et l’autre nos convictions sur nos sensations. Enfant, j’ai longtemps cru qu’en dansant sur leur branche, les feuilles faisaient naître le vent. Ainsi me suis-je construit toute une féerie poétique, un langage merveilleux où la profusion des coïncidences offrait à ma raison le concours de la générosité. J’étais, sans le savoir, Roi du Monde et dépourvu de tout orgueil, inventais, imaginais, découvrais, reliais. J’ai admis, depuis, le point de vue selon lequel le mouvement des feuilles était l’effet et non la cause. Cela m’a ouvert des perspectives. Mais j’ai gardé, secret en moi, le trésor du contraire, clé de paix inouïes.
Mon ami Jackie est un as du kung-fu. Il a de surcroît beaucoup d’humour. Il me répond : « Oui, c’est vrai. Il est midi. Je dois régler mon ciel. » Et de m’expliquer : « Dans notre ancien temps, notre empereur avait notamment pour tâche de régler chaque année le calendrier, en ajustant les cycles lunaire et solaire. Pour cela, il disposait, entre l’été et l’automne, d’une cinquième saison, très brève, de quelques jours. En ce court laps de temps, il s’enfermait dans la chambre centrale et sans fenêtre de la Maison du Temps, et entrait en la plus profonde méditation, reliant l'apparemment inconciliable. Aucune sensation, ni croyance, ni raison ; sans même plus de nom, au centre immobile de tout mouvement. Ainsi l’ordre pouvait-il renaître. »
Ça secoue nos esprits cartésiens, ce genre de chinoiseries. Mais tout de même : il s’agit d’une civilisation qui a plus du triple d’âge de la nôtre. Cela mérite un minimum de considérations. Chez nous, ce n’est qu’en 1931 que Karl Gödel mettait en évidence l’incomplétude des mathématiques, longtemps sommet de notre raison occidentale, je ne sais combien de siècles après les aphorismes de Lao-Tseu. Sciences des sciences, en ce qu’elles paraissaient jusque-là exemptes des incertitudes inhérentes à l’observation des phénomènes – ne travaillaient-elles pas dans l’ordre du noumène, de la pure abstraction ? – les mathématiques ; d’une manière plus générale, la logique ; devaient reconnaître leur propre finitude : une proposition démontrable n’est pas nécessairement vraie et une proposition vraie n’est pas toujours démontrable. Avec un corollaire redoutable pour les thuriféraires de la pensée hégélienne : une proposition non démontrable n’est pas forcément fausse.
Du coup, le petit garçon qui voyait danser les feuilles des arbres sourit en moi. Avec lui, je reconnais qu’il m’a fallu apposer, sur mes sensations directes, une grille d’interprétation que mes observations ultérieures confirmaient ou infirmaient, la modifiant plus ou moins sensiblement. C’est d’ailleurs facile quand on est jeune, on aime tant le mouvement ! Mais il se montait dans le même temps un autre code beaucoup moins personnel qui avait cet indéniable avantage de me situer dans mon environnement social. En l’acceptant, j’avais une chance d’être reconnu. « Un et un égalent ? – Deux. – Bravo, mon bébé ! Viens que je te bise. Tu deviens grand. Je t’aime. Tu es très intelligent ! » À la bonne heure ! On découvre ainsi un nouveau merveilleux. Même plusieurs, d’ailleurs. Car Mamie, une grenouille de chez bénitier, me papouille au moins autant que Tonton Lucien, laïcard militant, socialiste déçu en pente glissante dans la marinade cocardière mais toujours au nom de la plus rigoureuse raison, affirme-t-il. On s’adapte donc, croisant comme on peut les grilles. Pas très souples, celles-ci…
Évidemment, ça a une autre gueule d’affirmer, avec 3,1416 trilliards de kilomètres de « preuves scientifiques » – ding, ding, ding, prosternez-vous, les raisonneurs ! – que l’homme descend du singe, le singe de la grenouille, et la grenouille, comme il se doit, du bénitier où bouillonne la primordiale soupe populaire, tout droit jaillie d’un Big-Bang jouissif à souhait mais toujours confronté au mystère de sa propre origine, plutôt que de se contenter d’un sirupeux « Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut », suivi de six jours de création aussi prompte qu’orgiaque (ding, ding, ding, à vous autres, les croyants !). Dans cet embrouillamini de « stratagèmes exploratoires » – comme dit le biologiste sir Peter Medawar – on en vient à conclure que tout est relatif, que chacun voit midi à sa porte et que, bon, s’il convient d’accepter dans l’espace public un minimum de normes apparemment cohérentes entre elles, à défaut de l’être fondamentalement, on peut toujours s’inventer les croyances qu’on veut dans la sphère privée. Cric, crac : chaque dieu chez soi… et la consommation pour tous !
Bingo ! Les marchands du Temple se frottent les mains. Car, même si ce n’est pas évident, peut-être parce que cela crève les yeux, ces fameuses normes de l’espace public, ce sont eux qui les concoctent, via tout un tas de doctes manuels de raisons, raisonnantes et trébuchantes, qui ont permis d’organiser peu à peu, disons depuis la révolution anglaise de 1689, le marché (ding, ding, ding, allez, hop ! Tout le monde en chœur, maintenant, sans discussion !). Et l’on s’y prête avec d’autant plus de frénésie que, condamnés à nos solitudes privées, surtout privées de Tout, nous poursuivons au-dehors nos frustrations alléchées par mille étals – étaux ? – croulants de « biens ». Comme le mot est significatif de nos maux !
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises », prophétisait Karl Marx, au milieu de l’infernal XIXème siècle. Mais on ne comprend bien le sens de la fracture « public-privé », « raison-croyance », qu’en complétant la proposition de Marx par celle de Guy Debord, énoncée un siècle plus tard : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ».
« Jackie !
Tu es là ? » C’est loin, la Chine, et faire tout ce voyage pour
aboutir, au milieu de la maison de mon ami, à la porte désespérément close
d’une chambre sans fenêtre, c’est râlant. Impossible de savoir si Jackie est ou
non dedans. Pourtant, c’est bien de lui dont j’ai besoin maintenant, surtout
pour ses connaissances expertes en matière de spectacle et de spectaculaire. Un
instant, j’envisage retourner à Paris et rendre telle quelle ma copie. Ce
serait, me dis-je pas vraiment convaincu, de bonne « situation ».
Mais, bon, ce n’est pas tous les jours qu’on passe son bac, aussi me décidé-je
à un petit effort supplémentaire. La ruse fait partie de la guerre.
Ce sont les aliénés qu’on enferme et attache. Ça se comprend : ils sont « a-liénés » ; ils n’ont donc plus de liens ? Du calme, messieurs Hegel et Marx, je plaisante ! Mais personne, en tout cas, n’a enfermé Jackie. La porte n’a d’ailleurs ni poignée ni serrure ; ni clé, par conséquent. Elle ne s’ouvre que de l’intérieur. Comment Jackie l’aurait-il franchie ? Elle était peut-être déjà ouverte… ou bien, comme Socrate, s’est-il juste détourné du mur… Ah ! Pourquoi faut-il toujours un sphinx et une énigme, quelque part sur la route ? Ce serait trop facile de répondre : « Oui, toute croyance est contraire à la raison », « Non, c’est exagéré » ou « Ridicule ! L’une et l’autre ne sont que des signes, des ombres, des postiches ! ». Mille fois, Majnûn, le fol amoureux de Leyla – la nuit, en arabe, probablement la même que celle de Jean de La Croix – tambourina à la porte de son aimée : « Ouvre-moi, Leyla ! C’est moi, Majnûn ! » En vain. La porte ne s’est ouverte qu’au jour où, tout ego fondu, il soupira, caressant le bois de l’huis : « Toi, Leyla, rien que toi ! »
Si seulement 11 % de la population française, selon un récent sondage, disent accorder une place « importante ou très importante » à la religion dans leur quotidien, cette proportion s’élève à plus de 90 % en Afrique, manifestement « Le » continent religieux de la planète Terre. Musulmans au Nord, chrétiens au Sud, variablement animistes un peu partout, les Africains éprouvent un sens élevé du lien, non pas tant en ce qu’il entrave mais beaucoup plus en ce qu’il relie. C’est en cette optique qu’ils entendent le mot religion. L’individu y est considéré comme la plus petite poupée gigogne de la personne dont l’intensité de présence se manifeste par la multiplicité de ses participations sociales : famille, clan, tribu, ethnie, nation, etc. ; en chair, en acte et en esprit. Le bonheur et la richesse, pour un africain, c’est être nanti d’une multitude d’attaches. Un peu comme un cerveau et ses neurones...
Peu d’Occidentaux ont conscience aujourd’hui de cette pluralité d’états de la personne. J’en veux pour preuve la mention de Sartre et l’oubli d’Emmanuel Mounier – sans parler des Tchouang-Tseu, Shankara, voire René Guénon, totalement illisibles, eux, puisqu'il est question, en ces points de vue, de Non-Être et des états multiples de l'Être – dans la liste officielle des auteurs à étudier en Philo. C’est compréhensible du point de vue du spectacle, de la fragmentation de l’indivis, de la conscience séparée, des nécessités de la marchandise. Mais c’est un crime contre l’Esprit ; autrement dit, contre la Raison Pure, au sens kantien du terme. Nous voilà au cœur de la question : on peut disserter des pages et des pages sur le caractère évidemment relatif de nos croyances, fussent-elles les plus raisonnées, sans jamais aboutir qu’à une soupe insipide, si l’on ne pose pas la nécessaire transcendance d’un Principe Supérieur, Unique, Absolu, totalement Inaccessible à nos consciences séparées, mais dont l’Effluve – la Saveur, comme disent les Hindous – nous guide et nous rassemble, même si nous devons subir parfois les passions sectaires des points de vue sur Lui.
Je n’ai jamais entendu mon professeur – un esprit remarquable au demeurant – nous signaler combien toute émancipation est d’abord une mutilation. Non pas que la section de l’ombilic ou la mort soit nécessairement un drame. Naturelle, une naissance laisse la respiration s’établir peu à peu, tandis que le sang se retire simultanément du lien placentaire. Sans violence, la vie « descend dans les poumons, avec de sourdes plaintes »... L’un va, l’autre vient. Et, dans l’espace-temps intermédiaire de cette systole, se construit tout un potentiel d’échanges : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Ainsi vont nos convictions. Toutes ont de la valeur, à un moment et dans un environnement donné. Il nous appartient pleinement d’y être fidèles, intensément, le plus intensément possible, et de les approfondir, quitte à les modifier en notre for intérieur, sans oublier qu’à défaut de savoir où l’on va, il est bon de ne jamais oublier d’où l’on vient.
Croyance raisonnable ? Ce n’est jamais une question de contenu mais de contenance. Je peux lire dans la Genèse biblique l’épopée de l'Évolution mais il m’importe peu d’en discutailler avec Ahmed, le grand fils de nos voisins sénégalais. Nous avons presque le même âge et partageons de bons moments ensemble. Lui dans « sa » religion, moi dans « ma » philosophie – en fait, ni l’une ni l’autre n’appartiennent à aucun de nous deux ni à personne en particulier – nous cultivons des valeurs qui nous unissent quotidiennement, dans des actes simples, fraternels, humains. Certes, nous ne sommes pas d’accord sur tout et nous en discutons parfois. Certaines de mes remarques l’ont amené à approfondir sa croyance, en remettant en cause – pour lui-même, sans agresser les siens : il les respecte vraiment et admet le caractère conventionnel des relations sociales – telle ou telle de ses coutumes familiales, « pas vraiment musulmanes », m’a-t-il dit, une fois vérifiées leurs sources. À son contact, je redécouvre pour ma part le sens de bien des réactions de ma grand-mère et, même, de Tonton Lucien. S’il savait, le pauvre ! Bref, quelque chose va et vient entre nous. Nous avons raison commune et c’est, en soi, une foi, un lien bien vivant, à défaut d’une croyance bien définie.
Jackie vient
de me téléphoner. Il était bien dans la chambre secrète. Il m’a seulement dit :
« Maman plus Papa égalent Maman, Papa et moi ». Évidemment, vue sous
cet angle, c’est simple, la simplicité d’esprit… Puis il a ajouté, avec un de
ces tons d’humour que je lui reconnais entre mille : « Mais je te
propose une alternative, plus universelle, me semble-t-il : un plus un
égalent un, toujours, infiniment et à jamais. – Tope-là, camarade de la Chine
réordonnée ! » et j’ai conclu mon travail par trois petites étoiles,
comme trois feuilles dansant sur une branche. Je vous souhaite d’en percevoir
le souffle, merci de m’avoir lu. Nous sommes nous aussi désormais liés. Entre
cœur et neurones, avions-nous jamais cessés de l’être ?
*
* *
[1] Première
publication, in « Le Calame », Juillet 2012.
[2] Le kâfir
(pluriel : koufar), c’est, en arabe, le mécréant. À l’instar de l’islamophobe qui nous met tous dans le
même panier de sa frayeur compulsive, le koufarophobe balance, dans le sien, en
vrac tous les non-musulmans. Une alliance objective, en somme, des
« phobes » contre les « non-phobes » ?
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