ÎLÉMOR, l’emzao accompli (chapitres 15 et 16)

 

15

 

         En ce même début de l’an 1942, on souffrait, au Sénégal comme dans toute l’Afrique française de l’Ouest, de l’effondrement des exportations. D’autant plus que les échanges avec son homologue équatoriale s’étaient également réduits à peau de chagrin, depuis que toutes ces colonies étaient passées dans le camp de la France libre. Quoique le lieu apparent de l’enjeu stratégique entre les forces de l’Axe et les Alliés se situât plus au Nord – plus exactement, dans les parties méridionale et orientale de la Méditerranée – le reste de l’empire Français n’en faisait pas moins l’objet d’une compétition aussi sourde que féroce entre pétainistes et gaullistes, compliquée, dans chaque camp, par l’intensité des affrontements doctrinaux. Côté Vichy, la quasi-unanimité anticommuniste cachait l’irrémédiable divergence entre collaborationnistes et revanchards, avec, en filigrane, celle relative au traitement des juifs. Côté France libre, l’évidence patriotique de leur appellation avait inversement à supporter la dialectique capitalo-marxiste, doublée de sourdes rivalités au plus haut niveau militaire… 

Nommé par le maréchal Pétain gouverneur général de l’AOF en Juin 1940, Pierre Boisson jouait, deux ans plus tard, encore à fond la politique de l’amiral Darlan, ex-tout-puissant chef du gouvernement démis de ses fonctions à la demande des Allemands mais toujours dauphin officiel du maréchal. Gardien des plus de mille tonnes d’or de la Banque de France que celui-là avait fait expédier par la Marine à Thiès au lendemain de la défaite, Boisson s’était fait un devoir de faire échouer la tentative de débarquement au Cap-Vert des Forces françaises libres (FFL) associées aux Anglais à l’égard desquels Darlan éprouvait une haine tenace, décuplée par l’affaire de Mers-el-Kébir. « Notre ultime capital », professait l’amiral, « c’est notre empire colonial et la perfide Albion est bien la dernière à qui en négocier la sauvegarde ». Quant à Boisson bien au fait des sentiments de son administration et des colons français qu’il s’employait à brosser dans le bon sens du poil, il savait l’une et les autres suffisamment attachés à leurs privilèges pour s’écarter de tout ce qui risquerait compromettre leur confort. 

Cet acquiescement variablement tacite aux thèses de Vichy était bien évidemment beaucoup plus discuté parmi les « indigènes évolués ». L’échec du Front populaire à instaurer des changements significatifs dans le système colonial et le renforcement patent de celui-ci, avec le retour de la droite au pouvoir, avaient beaucoup assombri les perspectives pour ceux d’entre eux qui espéraient une organisation plus équitable des échanges entre Européens et Africains. Ibrahim était de ceux-là. « Faire entendre aux pétainistes notre capacité à négocier avec de Gaulle », confiait-il en privé, « voilà peut-être de quoi déjà obtenir quelques concessions ». En privé car le valeureux poilu de 14-18 se gardait bien de tout engagement politique. Même la citoyenneté française qu’on lui avait proposée, il l’avait poliment écartée. « Mon père est toujours un indigène et je suis toujours son fils », avait-il expliqué et cette noblesse de cœur lui valait le respect de beaucoup. 

Doublé, paradoxalement, d’une liberté singulière : non concerné, faute de citoyenneté, par l’appel à la mobilisation générale de 1939, il avait connu cette extraordinaire situation de se voir courtisé par la hiérarchie militaire. On connaissait sa valeur, il lui fallait guider les jeunes conscrits. « Mes obligations familiales me tiennent à Saint-Louis », avait-il répondu, « je ne quitterai pas la ville ». Après maints et vains efforts à le persuader du contraire, on lui fit donc un contrat spécial de six mois renouvelable, exclusivement limité à la formation, dix heures par jour, cinq jours sur sept, de la bleusaille du 1er RTS à Saint-Louis. Avec un salaire qui adoucissait beaucoup sa « qualité d’indigène endurci », plaisantait-il gaiement avec ses amis. Puis la défaite de Juin 40 éteignit provisoirement l’affaire et Ibrahim se remit tout à la pêche dont il n’avait pu suivre le développement que d’un œil. 

Certes, la déclaration de la guerre l’avait auparavant trouvé à préparer très soigneusement la réception du second voyage du Vaillant. Mais s’il avait pu superviser l’installation d’Yves et de son équipage aux Jasmins, il avait dû faire son deuil du projet d’amener celui-là à Diâranguèl, comme il s’y était engagé six mois plus tôt. « Ce n’est que partie remise », avait commenté Yves, « et, sincère, l’intention vaut à tout le moins l’action ». Ibrahim se plut néanmoins à tenter de compenser ce contretemps en invitant son nouvel ami tous les soirs à quelque repas avec tel ou tel pêcheur, tout en lui arrangeant divers rendez-vous avec telle ou telle maison de commerce de la ville. Yves s’était ainsi construit, au cours des dix jours que dura sa seconde villégiature à Saint-Louis, tout un réseau de relations qui lui permettrait de gérer ses séjours désormais à sa guise. « Tu n’as plus qu’à venir t’installer ici », lui fit remarquer Ibrahim, « ta place est faite ». – Pourquoi pas, mon ami, les voies du Grand Maître sont impénétrables… ». Et le barde en goguette de conter, aux enfants émerveillés de la maison Dièye, tel ou tel exploit arthurien accommodé à une sauce sénégalaise aussi pimentée que drolatique. « Savez-vous, mes enfants », commençait-il, « que keur, en wolof, et ker, en breton, désignent tous deux la maison ? C’est que, voyez-vous, nous parlions, il y a des milles et des milles, la même langue… » : ainsi s’allumait la féérie… 

Dans la même veine, le troisième séjour d’Yves, au printemps 1940, fut de moitié plus court. Toujours pris par ses obligations militaires, Ibrahim avait pu compter sur l’aide de plusieurs familles de pêcheurs pour constituer un volumineux stock de salé-séché qui fut aussi prestement chargé sur « Le Vaillant » qu’avait été négociée la cargaison de langoustes pêchées dans la Baie du Lévrier. Et tous de se frotter les mains de la bonne affaire. Une aubaine vite reniflée par les spéculateurs et l’on se vit se multiplier, de Saint-Louis au Cap-Vert, les établissements d’expatriés, français en grande majorité, voués à la transformation de la pêche artisanale en filets frais saumurés et salés-séchés. Très forte, l’augmentation en conséquence des prix et la raréfaction du poisson sur les marchés locaux entraînèrent une vigoureuse intervention de l’administration coloniale au cours de l’année 1941. Avec des restrictions telles qu’en dépit de l’application retrouvée d’Ibrahim à ses affaires, la constitution du nouveau stock n’était pas achevée à la suivante arrivée du Vaillant. 

Le quatrième séjour d’Yves était donc appelé à durer quelque temps. « Ça tombe bien », s’en réjouit Ibrahim, « j’avais justement prévu de passer la Korité au village. Partant pour le voyage, Yves ? – Tope là, camarade indigène ! » et sitôt négociée la cargaison de langoustes, on s’élança tous sur le fleuve à l’aube du 17 Octobre, à bord de trois pirogues à voile. Tous, c’est-à-dire la famille Dièye et compagnie de Saint-Louis au grand complet et l’équipage du Vaillant dont aucun ne voulait manquer le pittoresque de la fête tant attendue par les jeûneurs. Apprenant en chemin que la Korité repérait le début de la dixième lunaison de chaque année islamique, Yves fit remarquer le caractère tout aussi lunaire du calendrier druidique où c’était le coucher du soleil et non le milieu de la nuit qui ponctuait les jours. Et ses auditeurs de s’étonner de l’organisation si proche du temps entre les deux cultures. « L’islam paraît donc avoir mieux respecté que le christianisme le regard des Anciens », commenta l’attentif breton, « et je dois reconnaître que je m’y sens beaucoup plus à l’aise »… 

Quoique le vent soufflât de l’Océan, remonter le fleuve à la voile n’était pas une mince affaire et il fallut cinq bons jours pour atteindre Diâranguèl juste à la veille de la fête. On naviguait de l’aurore au crépuscule, avec une petite halte en milieu d’après-midi pour accomplir, raccourcis et regroupés, les deux offices rituels du jour, avant de faire escale chez l’un ou l’autre des nombreux parents et alliés des Dièye disséminés le long des rives. « Au Ramadan comme au Ramadan ! », avaient convenu les bretons. Et leur décision unanime de suivre le régime de leurs compagnons de voyage les voyait d’autant plus chouchoutés dès la coupure du jeûne. « Bien au-delà de votre visite qui déjà nous honore au plus haut point », traduisit Ibrahim des éloges lancés par un auguste grand-père, « nous voulons surtout vous remercier de votre admirable solidarité qui transcende notre fin de Ramadan. – Bénie soit votre généreuse hospitalité », remercia à son tour Yves, « elle sublime en nous l’humanité qui nous fait tous si naturellement frères et sœurs ». 

Quatre courtes et intenses nuits, donc, ponctuées de dégustations aussi variées que plantureuses… Du coup, les fins tissus tendus entre les bords des pirogues – en préservant bien évidemment ce qu’il fallait d’espace à la manœuvre de celles-ci – abritaient-ils le jour venu la somnolence, non seulement des enfants et des femmes mais aussi, dans leur coin, des hommes se relayant entre petites ronflettes et conduites des esquifs. Des chants languissants s’élevaient parfois, en pulaar ou en breton, et c’était envoûtant, cet étrange assemblage au fil de l’eau. On allait vers la fête, assurément. Mais avec tant d’apparente indolence qu’on aurait pu la croire quelconque... jusqu’à l’approche de l’accostage à Diâranguèl Diamouré ! L’apparition au loin du grand baobab avait donné l’alerte et tous les Dièye de scruter maintenant la rive, en l’espérance d’une silhouette connue. « Oh, le cousin Tidiane ! Oh, la maman Aïssata ! Salam, salam, on arrive, on est là ! » On s’agite à bord comme à terre, la nouvelle vole de bouche en bouche, on vivait au passé et voilà maintenant tout le présent du village qui accourt à l’accueil ! 

Comment le vieux Lamine a-t-il pu revêtir si vite son habit d’apparat ? C’est qu’il n’est plus tout jeune, le patriarche des Dièye ! Le dialtabé du village s’est tout de blanc éclatant habillé, chemise à mi-cuisse et pantalon bouffant, torse paré de talismans et gris-gris, les uns en bandoulière, les autres pendant au cou, avant de se couvrir le chef du lafa rouge qui distingue toute autorité morale et sociale traditionnelle… « On coupera le jeûne sous le grand baobab », a-t-il recommandé en partant au fleuve, « amenez tous vos boissons fraîches, soupes et friandises ! » Et, pendant qu’on se salue là-bas, avec force bismil, mbadda, louanges, chants et politesses, les femmes de la concession et leurs voisines s’affairent, les unes à étaler nattes, matelas et coussins, les autres à y disposer tous les mets et fruits qui apaiseront un peu la fringale des voyageurs et de leurs hôtes avant de prier ensemble le maghreb. Les matelas, il y en a peu, tout comme les moustiquaires, mais on les réserve pour les toubabs, il s’agit de se montrer à la hauteur de la réputation d’Ibrahim et des siens. 

Tristes jours pour la volaille ! Rares, les moutons à soixante-dix jours de l’Aïd Kébir – les bergers sont au loin à les engraisser – et ce sont donc les poulets rôtis qu’on va s’employer à servir tous les jours aux amis bretons, précédés d’un copieux karaou, farine de mil roulée en gros grains et nappée de lait un peu sucré. Au matin de la fête, alors que tout le village s’est réuni sur la grand-place pour la prière de l’Aïd à l’ombre des nivakines, on leur a laissé une grande calebasse de thiakri, plus fin que le karaou, presque du couscous… « Hum… Ils savent recevoir, ces gens », murmure Glen en savourant le délice, « même éloignés, ils veillent toujours à notre bien-être… ». À peine revenu de la jama’a sur la grand-place, voilà Ousmane, le grand gaillard d’à peine dix-huit ans préposé à la préparation du thé des visiteurs, qui amène plateau verres, théière et tout le tintouin pour le second service du jour. Il est dix heures et Didier qui a tout de suite sympathisé avec son « dévoué servant » comme il le surnomme, ne comptera plus, avant même la nuit, le nombre de verres de thé que celui-ci lui aura servis à la moindre occasion… 

« Ça donne de la force ! », justifie Ousmane en saisissant de la main gauche son biceps droit gonflé, « tu me verras demain au daydaré ! » Le daydaré, c’est une régate de pirogues organisée pour les grandes occasions et les hôtes de marque. « On va prendre les grandes, trente-deux hommes à bord, quinze d’un côté, quinze de l’autre, grand meneur à l’avant, barreur à l’arrière, et en avant les chants et les pagaies ! » Le rendez-vous était fixé à la sortie de l’épingle de Ouala vers le Nord. Ceux de Diâranguèl associés à ceux de Saldé et de Ouâssétâké allaient affronter leurs homologues de Souraye augmentés de leurs voisins d’Abdallah et de Thioubabel, cinq bons kilomètres à creuser frénétiquement l’eau de concert, jusqu’à la courbe vers le couchant ! Un évènement de première grandeur… 

La musique est partout. Dans les voix des rameurs qui ahanent, de leur meneur assis à l’avant qui invoque tous les esprits du ciel, de la terre et des eaux, sur la peau des tamtams qui scandent leurs efforts, tout au long de la berge où s’agglutinent la foule en tenues d’apparat – la Korité est aussi la fête des habits neufs… – tandis que les marabouts égrènent leur chapelet pour la victoire des leurs. Le vainqueur ? En dépit des apparences, cela n’a pas vraiment d’importance, l’essentiel est dans la ténacité et l’honneur de chacun à y prétendre. Invité à monter à bord de la pirogue d’Ousmane, Didier a donné tout ce qu’il pouvait. Il en est heureux et tous le félicitent de son ardeur. Les filles lui font de l’œil, il en rougit…  

Le vieux Lamine observa beaucoup Yves au cours des deux premiers jours de son séjour parmi eux. « C’est un homme de science », confia-t-il à son petits-fils Ibrahim, au soir du daydaré, « mais aussi de cœur et il ne laisse jamais celle-là opprimer celui-ci. Tu as de la chance, machallahou, d’avoir un tel ami. – J’aimerai l’amener demain pêcher aux petites îles », avança Ibrahim. Lamine hocha la tête. « Tu sais qu’on y célèbrera l’initiation d’Ousmane et de ses quatre compagnons d’âge. Il faudra donc ne pas y arriver trop tôt… ni trop tard. Juste à la fin de celle-ci serait, incha Allahou, de bon augure pour sceller votre amitié. Aussi ferai-je en sorte qu’on vous y attende ».  

Le jour venu, Ibrahim apprête les deux bras d’une pirogue loma pour la pêche au sakit. « Le lieu où nous allons tous les deux », explique-t-il à Yves, « n’est pas ordinaire. Pour y pêcher heureusement, il faut vraiment s’entendre avec les djinns qui y demeurent. – Tu crois qu’ils comprennent le breton ? », sourit son ami. « Dieu Seul sait mais je crois que si tu parviens à les amadouer, tu auras définitivement conquis ton droit de cité auprès de tous ici… » Et d’expliquer maintenant le maniement des deux perches longues d’un peu moins de deux mètres où est fixé de part et d’autre le filet : « Une fois celui-ci posé dans l’eau, tu les écartes et les enfonces vers le fond, avant de les ramener l’une vers l’autre et de les soulever ». Ibrahim joint le geste à la parole, « C’est facile, tu vois… » On est juste à quelques encablures des petites îles au Nord du village. La plupart d’entre elles sont, à cette époque de l’année, encore submergées par ce qu’il reste de la crue du fleuve et le canal qui sépare du rivage à l’Ouest celles émergées en un long ruban pointillé de petits chenaux paraît assez large mais « il faut s’y mouvoir avec précision », souligne Ibrahim, « pour ne pas coincer la pirogue sur les hauts-fonds. Je vais m’en occuper; toi, tu pêches… » 

Très concentré, Yves se penche à la surface de l’eau, la caresse un moment au fil de l’avancée de la barque, lui parle en breton, ferme un moment les yeux, avant de se relever et murmurer à son ami : «Arrête là… doucement… il y a du monde là-dessous… » La pirogue s’immobilise pratiquement à hauteur d’un petit cercle de pêcheurs réunis sur l’île à « louer Dieu et les génies du fleuve », commente Ibrahim. Yves plonge le filet… et il lui faudra l’aide de son ami pour le remonter, tant il est plein à craquer !  Des clameurs s’élèvent de la berge, on chante à tue-tête la valeur du puissant breton… Le pékane en retiendra le nom de longues années durant. « L’islam n’a pas de couleur, tout comme l’eau qui se colore aux teintes des terroirs et des pierres », témoigne dans la nuit le vieil homme à Yves, « et je ressens que ta culture – je veux dire celle, profonde, que tu ne dis pas mais vis – a cette même vertu. J’ai vu les djinns te saluer, les poissons accourir à ton sakit. Tu nous as offert ceux-ci, ceux-là te suivront jusqu’en tes terres lointaines. Merci d’être venu à nous, je te garde en mon cœur, plaise au Seigneur des mondes que tu en fasses de même… » 

Alors qu’on s’attendait à des lenteurs, en raison du vent contraire qui obligerait à affaler mâture et voiles pour s’en remettre au seul fil de l’eau, celui-là eut l’heureuse amabilité de tourner au Nord-est aux aurores du 25, si bien que le retour des bretons prit beaucoup moins de temps que prévu. La plupart des Dièye saint-louisiens resterait quelques jours encore au village, à l’exception d’Ibrahim et de son épouse, et l’on s’était donc largement suffi d’une seule pirogue pour rejoindre le port. On s’affaira tranquillement, la semaine suivante, à compléter le stock de salé-séché selon les dernières normes édictées par l’Administration, avant de charger le tout dans les cales du Vaillant avec l’aide des guet-ndariens impliqués dans l’affaire, « nos fidèles associés », comme le rappelait Yves à tout propos. La veille du départ le trouva assis à côté d’Ibrahim sur une même caisse à quai, contemplant ensemble le majestueux lever de l’astre de la nuit.  « Ha, si fragile », confia-t-il à son ami, « comme il sait être lumineux, le fil qui tient la vie ! Perdu dans la ténébreuse nouvelle lune de Septembre, je n’étais plus qu’à prier la clémence des flots en fureur. Et me voilà, en cette d’autant plus remarquable pleine lune de Novembre, à marquer avec toi, au fil de ta merveilleuse Korité, le nouvel an de mes aïeux… ».

 

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« Il existe un quiproquo sérieux », professait Morgane en l’institut celtique de Beddgelert, « entre le temps historique et le temps mythique. Enchaînés naturellement que nous sommes à la logique linéaire du premier, nous pensons le second sinon tout aussi contraint, du moins assez pour y entendre quelque leçon intelligible. Mais celui-ci admet tout-à-fait que les feuilles d’un arbre puissent produire le vent, plutôt que le contraire : cela suggère de notables distorsions de sens… et d’a priori illimitables libertés. Dangereux abîmes et cimes vertigineuses que nos ancêtres surent habilement camoufler en offrant une écriture somme toute assez retenue de nos légendes, entre merveilleux et enchaînement logique des évènements. Laissant en suspens l’intrigante et fondamentale question : est-ce l’histoire qui fonde le mythe… ou le contraire ? Et cette autre, corollaire : à jamais disjoints, parallèles… ou biface de « La » même Réalité, Unique, toujours identique à Elle-même, absolument indédoublable ? » 

Une interrogation qui prenait, chez Kelog, une dimension plus spatiale. « Nombre de lieux témoignent encore d’une immémoriale présence humaine : pierre levée ou couchée, tumulus, fontaine maçonnée… Ouvre l’œil, mon amour ! », écrivait-elle à son époux trimant dans une ferme lointaine en Allemagne. « Célèbres pour leur longévité exceptionnelle – on les prétend parfois plus que millé-naires… – certains arbres sont même associés à des évènements mythiques, dans une relation qui défie les limites existentielles. De l’Écosse à la Galicie, en passant par l’Irlande, la Cornouailles, le Pays de Galles et, bien sûr, notre chère Bretagne, c’est toujours une mystérieuse forêt qui abritait Merlin, ses sortilèges, ses amours et les chevaliers en quête du Saint Graal. L’une serait-elle plus vraie que l’autre ? Elles le sont toutes absolument, autant que celle, sinon le grand arbre isolé, qui borde le champ où tu travailles. Ouvre l’œil, mon amour, l’enchanteur et sa fée y résident et t’aideront dans ton épreuve… ». 

Ainsi va « Le Retour », de lieu en lieu, de temps en temps. Passant dans les dunes du Sahara ou du Takla Makan, l’élève accompli d’Armor voyait, il y a mille ans – voit encore, au 21ème siècle – réellement, de ses propres yeux, sans l’ombre d’aucun doute, l’arbre où demeure Merlin. Mirage ? Les feuilles des cinq bouleaux applaudissent en tout cas Viviane, resplendissante au cœur du granit illuminé, aussi transparent que du verre, enlacée à son vieil amant. Le vent fou s’élève, les jours défilent, comme des siècles. On accourt de partout aux fontaines qui ruissellent. Il y a dans le hub un sortilège de fer. Formes-en la clé, Viviane, en tirant sur le vert !  Elle ouvrira l’escalier de lumière à l’enfant appelée par la pierre. On approche maintenant de l’encontre, les tangentes scintillent, le vaisseau file à la vitesse-éclair. Partout les démons hurlent. Et c’est précisément à l’instant où les tensions semblent en fatale mesure de broyer le monde que celui-ci émerge soudain à la vérité… 

Épiphanie ! Épiphanie ! Ce n’est pas rien, les offrandes des trois rois ! Tu sais à présent que ce n’est pas du sol si pourtant nécessaire que jaillit l’emzao mais bien du don que nous nous consentons l’un à l’autre, totalement libres et cependant à jamais liés. Douze jours après Noël, six semaines après l’Aïd Kébir, la mère et l’enfant béni retrouvent le père. Un jour, c’est comme un an, tout comme un an, un jour. Est-ce hier ou demain ? Peu importe, c’est d’abord aujourd’hui même. La paix est là, plus qu’à portée de main, ma tendre, ma très douce, au cœur de nos cœurs à jamais réunis. Et nous reviendrons, incessamment dans la ronde des temps, réveiller en leur heure les lunes les plus chaudes, en verser l’eau bénite aux bouches assoiffées et offrir en suivant leur obole au Sacré…   

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Deux questions limitaient la relance de l’activité du Vaillant dans les eaux territoriales françaises. Le carburant, tout d’abord. Fortement réduite, la disponibilité en gasoil oscillait à peine, en cette année 1942, entre dix et trente pour cent de ce qu’elle était avant la guerre et, si la navigation à voile s’en était retrouvée spontanément ragaillardie, ce fut beaucoup grâce à l’appui de Friedrich que le chalutier put effectuer régulièrement ses sorties, bimensuelles à l’ordinaire. Outre l’accès facilité au précieux combustible, Hoël obtint également un allongement conséquent de ses expéditions en mer. Normalement limitées à six jours d’affilée, elles pouvaient atteindre deux semaines, permettant ainsi au Vaillant de circuler jusqu’à Estaca de Barès en Galicie. Une opportunité qui contribuait, en diversifiant plus amplement les prises, à résoudre le second souci : les fluctuations parfois importantes de la demande du marché, souvent faible en été. Et ouvrait également des perspectives pour l’évacuation de personnes en danger, via tout un réseau de complicités, mobilisant de petits bateaux de pêche côtière qui rejoignaient le Vaillant à une ou deux dizaines de milles du rivage… 

L’astuce côtoyait de nombreux trafics mis en place le long du littoral sud-occidental de l’Hexagone, au lendemain même de la capitulation. Partant de la frontière espagnole à Arnéguy, dans les Basses-Pyrénées, la ligne de démarcation entre la France occupée et celle de Vichy remontait vers le Nord, en passant par Mont-de-Marsan, Libourne et Confolens, avant de bifurquer à Bléré, dans l’Indre-et-Loire, vers l’Est et la Suisse. Quoique très contrôlée par les Allemands, la zone entre cette ligne et la côte entretenait un marché parallèle où les pêcheurs jouaient un rôle important, s’échangeant furtivement en mer toutes sortes de marchandises valorisées par la scission du territoire ; voire, comme dit tantôt, des personnes en volonté d’exil, sinon d’infiltration. Altruisme et lucratif jouaient ainsi un jeu équivoque, parfois dangereux et ordinairement alors au détriment du premier. Bref et bien que la traditionnelle solidarité entre les pêcheurs fût quasiment toujours de mise, il fallait se méfier. 

Ainsi tout ce qui concernait l’évacuation de personnes – rarement plus de deux ou trois en même temps – provenait-il strictement du réseau Hector et n’atteignait Le Vaillant que par le sinago, toujours conduit en telle circonstance par Jakez qui s’interdisait alors la moindre implication en quelque douteuse affaire lucrative. La décharge de ces gens à destination obéissait à une toute aussi scrupuleuse réserve, aux bons soins de réseaux dont Hoël n’avait autre connaissance que le nom de code, transmis au départ par Jakez, de leur contact en mer. Et s’il consentait, bien évidemment, à quelques rendez-vous de marché noir, c’était toujours loin des premiers. Prudente et efficace discrétion qui lui valait d’autant meilleures notes, auprès de la police allemande ainsi bernée, qu’il savait, de temps en temps, faire profiter de ses petites contrebandes tel ou tel de ces pandores. « Un homme tranquille et sans histoires », rapportait de lui le débonnaire agent de la GAST à Saint-Goustan. Et, routiniers, les contrôles s’étaient peu à peu espacés, pour carrément disparaître à l’automne. 

Restait le risque majeur des inspections impromptues en mer. Aussi suspicieuse que pointilleuse, la première, du côté de Yeu où l’on s’affairait à la capture de langoustes, lors de la troisième sortie du Vaillant en Mai 1942, n’avait heureusement rien trouvé. Et pour cause, le réseau Hector l’attendait avant de lancer sa première exfiltration, en l’espoir de laisser la police allemande présumer de l’innocence du Vaillant. Et, dès son retour à Saint-Goustan, Hoël bien évidemment de se plaindre auprès du sturmbann-führer Narsohn de « ces tracasseries qui perturbent beaucoup le travail, alors que le temps nous est compté », disait-il. « J’entends bien », objecta Friedrich, « mais nous sommes en guerre et tes collègues pêcheurs ne sont pas tous honnêtes », avant de s’avancer, conciliant, « j’en parlerai à ma hiérarchie, sois confiant » et le sourire charmeur qu’il adressa en suivant à Aïcha entendait signifier à celle-ci qu’elle pouvait dormir tranquille… 

Quoique son mari se soit abstenu de l’impliquer dans ses dangereuses activités résistantes, l’avisée mauritanienne avait compris et définitivement admis la nécessité de « mettre de l’eau dans son zrig », plaisantait-elle avec Solen, dans sa froideur envers l’officier SS. « Hoël a besoin de lui pour ses pêches », avait-elle reconnu, « et faire preuve d’un peu plus de politesse ne m’oblige pas à me laisser lécher la main, il apprendra peut-être à mieux se conduire ». Lors d’Imbolc, elle n’en avait pas moins convenu avec ses amies de l’île qu’elle serait toujours en compagnie quand son mari s’absenterait. Outre Solen ordinairement à demeure la nuit, elles se relayaient donc à garder leur sœur sous leur plaisante mais non moins vigilante garde. La pouponnière qu’elles tenaient parfois à l’étage avait notamment ce don de faire fuir, à peine arrivé, un Friedrich certes enclin à familiarité mais tout de même pas au point de se salir les mains – et l’odorat qu’il se targuait d’avoir très fin – à changer les couches des bébés. De quoi aurait-il l’air, si d’aventure se présentait un de ses agents ou, pire, le douanier de la GAST ? 

Yves n’était pas de toutes les sorties du Vaillant. Il avait d’abord ce souci de laisser Hoël reprendre le gouvernail de leur affaire commune, notamment aux yeux de leur équipage. Et si ces propres pêches ne l’occupaient pas outre mesure – Jakez était bien parti pour le suppléer à plein temps – il entretenait plusieurs autres activités qui le voyaient souvent aller entre Lorient et Vannes, en calèche ou camion, selon les nécessités de son service officiel. Son escapade rochelaise, au début de l’année 1942, l’avait en effet promu en intermédiaire commercial patenté auprès de la Kreiskommandantur. Il s’en acquittait honnêtement mais sans aucun excès de zèle. De même, son attention aux sollicitations de vieux camarades communistes de jeunesse très intéressés, eux, à sa liberté croissante de manœuvres, restait tout aussi mesurée. Parfois risquée, avec, par exemple, l’acheminement de tracts, son aide s’en tenait à l’occasionnel. 

De fait, Yves ne perdait jamais de vue sa fonction de passeur, dans toutes ses dimensions qu’il n’entendait pas limiter à la seule conjoncture, d’autant moins, d’ailleurs, que celle-ci s’excitait. « En ces temps troublés, il te faudra particulièrement veiller à la quiétude de la petite Rabi’a », lui avait recom-mandé Muriel, trois jours avant son décès, « je m’en vais, moi, rejoindre ce qui lie son sol natal au nôtre, instruis-la des chemins secrets de l’un à l’autre ». Yves avait ainsi pris l’habitude d’aller chercher, au moins une fois par semaine, la fille de Hoël à son école coranique, pour la ramener chez ses parents. Hoël absent, il ne s’y attardait qu’en présence de Gaud que sa grand-mère avait plus particulièrement chargée de transmettre, aux deux benjamines de l’île, tout ce qu’elle avait compris des arts médicinaux. Cela commençait, souvent, par une adresse à la maman de Rabi’a, du style : « Raconte-nous, Aïcha, comment vos guérisseurs, chez vous, soignent les maux de dos… » 

Gaud relevait en suivant les analogies, parfois subtiles ; Yves enchaînait de son fameux : « C’est que, voyez-vous, mesdemoiselles,  nous parlions tous, il y a des milles et des milles, la même langue…» et, tout comme à Saint-Louis les années précédentes, la féerie s’allumait… Captivées par l’adresse du conteur ne manquant aucune occasion d’amener Aïcha à relancer l’attention par quelque évocation de son Adrar chéri qui permettait, au maître d’œuvre, de relever à son tour quelque concordance, minérale à l’ordinaire, mettant en cause telle ou telle fée du panthéon breton, les fillettes étaient aux anges. « Du pays de ton père… », brodait de son côté Hoël à l’adresse de Briéga couchée auprès de Rabi’a, « à celui de ta mère », poursuivait-il en se tournant vers sa fille ; « les caravanes de dromadaires parcouraient les sables, d’un pas lent, majestueux, sans souci du temps », tandis que son index en parcourait le chemin, sur la carte du Monde affichée en face du lit des gamines, « et vos grands-pères se sont peut-être retrouvés là », ajoutait-il en pointant Mekka, « où descendirent du Paradis Adam et Ève, paix et béné-dictions sur eux. Bonne nuit, mes tourterelles ! »

Quoique les opportunités de travaux pratiques fussent plus rares qu’en l’île, c’était la même pédagogie active qui présidait à ces enseignements. On pouvait présenter à Rabi’a, en n’importe quel sens, n’importe quelle carte impliquant la Bretagne, la fillette parvenait ainsi, dès son huitième anniversaire, à y repérer infailliblement quelques sites de son univers. « Je suis là », disait-elle en désignant Auray, « et Mekka est par là », affirmait-elle, en déplaçant ce qu’il fallait la carte pour la faire coïncider avec son imperturbable boussole personnelle. Un défi que son Néné s’appliquait à pimenter quasiment chaque jour, en y ajoutant quelque lieu nouveau : « À deux doigts de chez nous sur la carte, cherche-moi Hennebont, ça commence par un H et il y a trois n dans le mot. » La benjamine s’affairait un instant, avant de pousser un « Je l’ai trouvé ! » triomphal, puis, après avoir levé un instant la tête vers le Sud-est, « C’est par là ! », concluait-elle en lançant son pouce dans son dos… 

Communiquant ordinairement en breton avec son Néné et les « dames de l’Île », comme elle disait avec beaucoup de respect, Rabi’a parcourait, dans l’intimité de sa relation avec sa mère, les mille-et-une passerelles entre le hassaniya ouvert à tous les vents et l’arabe sacral si fermement tenu par l’écrit du Saint Livre. Quant au français qu’elle parlait moins souvent mais lisait de mieux en mieux, c’était « bien pratique pour étudier les choses », expliquait-elle doctement à son père. Il souriait de la si simple formule, reconnaissant par devers lui que sa fille appréhendait ainsi les échelons qui graduent, du profane au sacré, la compréhension du monde… « Solide assise pour le plus heureux des métissages », commentait Yves, « pas de confusion : analogie n’est pas similitude, encore moins identité… ». L’hommage discret qu’il rendait ainsi aux parents de l’enfant, Yves le vivait comme un signe, encore, de l’accomplissement de sa propre culture, après l’épisode sénégalais qui lui avait donné à mesurer tant de concordances entre celle-ci et celle des Thioubalos. 

Et d’en pressentir, en cette année 1942 qui le verrait fêter son cinquante-septième anniversaire, des bouleversements majeurs dans son existence. Appelé à construire un feu de Beltaine dans la pleine lune du 30 Avril, il s’y était entendu averti par son vieux maître de cérémonie : « Charnière décisive dans la guerre qui nous accable tous, l’hiver qui vient n’en achèvera pas moins la troisième boucle de ton propre triskel. Tu vas maintenant devoir, jeune druide, affronter seul ton ogre. » Yves s’y apprêtait, sans crainte ni impatience. Les décès presque simultanés de Tuala et de Ninog, fin-Septembre, juste après le retour du Vaillant de sa dernière expédition estivale, lui en étaient paru des prémisses tout aussi naturelles que les premières froidures matinales de l’automne. Leur enterrement, respectivement à Sarzeau et Auray, réunit toutes les femmes de l’île, exceptée bien évidemment Morgane, une grande partie de leurs familles entourées de tout un éventail de bretonnants et bretonnantes qui s’attachèrent, le temps de ces funérailles, à dépasser leurs discordes dans une même nostalgie de cet emzao auquel les regrettées défuntes avaient consacré leur vie. 

Les retrouvailles à Saint-Goustan des Mabon, Bart et Le Couët, dans l’entrepôt de Hoël transformé pour la circonstance en salle de restaurant, s’étaient beaucoup émues des alertes de l’été au large des côtes. À la mi-Août en effet, plusieurs avions anglais avaient lâché des myriades de petits papiers au-dessus des chalutiers travaillant dans le Golfe de Gascogne. Le Vaillant y était à la pêche au thon. « Avis aux marins pêcheurs », pouvait-on lire maintenant sur les papillons que distribuaient à table Hoël et Yves, « quitter la limite des eaux territoriales à partir du 24 Août prochain sera désormais à vos risques et périls ». Les mitraillages de bateaux n’étaient plus anecdotiques et la mésaventure, l’année précédente, du Vaillant au large du Portugal apparaissait soudain comme une balle de roulette russe. « Une sur six ? », s’alarmait Yannick, « ou moins encore ? » Yves relativisait, Hoël jugeait qu’à s’en tenir aux limites prescrites, il était très peu probable de se retrouver attaqué. On finit par admettre l’hypothèse, en adjoignant les deux amis à la plus scrupuleuse prudence…  

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