ÎLÉMOR, l’emzao accompli (chapitres 19 et 20)


19

        

        Épargné par la mobilisation, en 1939, des sénégalais citoyens français – il était alors en Bretagne à attendre le second départ du Vaillant vers Saint-Louis – Mamadou s’était fait rattraper par l’histoire avec le ralliement de l’AOF au général de Gaulle. Incorporé au 4ème RTS sous le commandement du colonel Lucien Cariou – un noble officier de très vieille lignée bretonne – il avait rejoint en Afrique du Nord la 9ème Division d’infanterie coloniale qui s’apprêtait à débarquer sur le continent européen. Consciencieux sans se distinguer par son ardeur guerrière, Mamadou fit partie du corps expéditionnaire français en Italie. Puis la reddition de celle-ci, en Septembre 1943, le renvoya deux mois plus tard sur le sol africain. Plus précisément au Maroc. « Dieu a voulu », raconterait-il à la fin de la guerre, « que je dusse alors tirer sur des musulmans qui manifestaient pour leur indépendance. » C’était à Fez, au cours de la répression des émeutes qui avaient coûté la vie à quatre européens. Plusieurs dizaines de marocains périrent à leur tour et d’avoir été associé à ce malheur marqua profondément le citoyen évolué que Mamadou se glorifiait d’être.

    Son séjour en France l’avait bien instruit des droits républicains et de leur relativité en dehors de l’Hexagone. Son retour au Sénégal, alors que s’appesantissait la main de Vichy sur ses sujets africains, lui avait donné à comprendre, après Ibrahim, toute l’opportunité d’un soutien aux gaullistes qui promettaient monts et merveilles. Il s’y était donné avec espoir, avant que l’épisode marocain ne refroidisse beaucoup son enthousiasme. Il n’en suivit pas moins d’assez près – mais avec une attention critique acérée – les informations sur la Conférence de Brazzaville qui débuta moins de trois semaines après le drame. Négligeant la fredaine réitérée de « la route des temps nouveaux », il en retint surtout le refus clairement affirmé par de Gaulle de « toute possibilité d'évolution hors du bloc français de l'Empire». Et les faits, au sein de l’armée dont les contingents africains s’offraient, comme leurs compagnons d’armes, à la libération du sol français, s’employaient à corroborer cette impression de statu quo.

        À la tête de l’Armée B qui débarqua le 15 Août en Provence, le général de Lattre de Tassigny pouvait bien s’extasier de « la poignante Marseillaise qui s’élevait des bateaux », avant de souligner « le caractère intime et fraternel » des relations entre les soldats venus de l’Empire et les FFI appelés en renforts, la réalité qui s’imposa au regard lucide de Mamadou à nouveau sur le sol français fut l’écartement progressif des Africains, au fur et à mesure que leurs succès assuraient la victoire. Une « opération de blanchiment » ordonnée par de Gaulle ; « sous influence des Américains », disait-on. Certes, l’époque aux USA était toujours à la ségrégation raciale et il leur paraissait impensable que des nègres défilassent à côté de blancs. Mais le sergent Mamadou Thiam qui s’était illustré à Toulon, avant de voir son 4ème régiment de tirailleurs sénégalais rebaptisé 21ème régiment « d’infanterie coloniale » et ses glorieux soldats noirs remplacés par de la bleusaille métropolitaine, y voyait, lui, une volonté typiquement française de remettre les Africains à leur place d’indigènes. 

        C’est peu dire qu’il en était amer. Un sentiment d’injustice – pire, d’humiliation – soudain chauffé à blanc par le paiement « approximatif » des soldes de guerre. À l’instar de ses compagnons, Mamadou s’attendait à une rétribution égale à leurs frères d’armes blancs. En sa qualité de citoyen d’une des quatre communes françaises du Sénégal, il se croyait même à l’abri des vexations que subissaient ses camarades indigènes. Mais on lui opposa sa domiciliation à Saint-Louis au moment de son incorporation pour prétexter un ajustement de son dû au niveau de vie du Sénégal. « Mais dites-moi, où étaient-ils domiciliés, au moment de leur incorporation, les colons blancs appelés, comme moi, sous les drapeaux ? C’est bizarre, je n’en vois aucun à discuter ici de la rémunération de leurs services… » On toussa beaucoup avant d’accorder au sergent si impertinemment pertinent diverses primes « spéciales ». Il n’en fut pas moins un des meneurs – discret, il est vrai – des contestations tirailleuses à Hyères où une bonne partie des africains noirs de l’ex-4ème RTS avaient été cantonnés, au milieu de l’automne 1944, après leur exclusion du front.  

        Les choses tournèrent, au Sénégal, beaucoup plus au vinaigre. Pour des raisons analogues, des tirailleurs rapatriés de France et réunis, eux, au camp de Thiaroye dans la banlieue de Dakar, chahutèrent leur général et l’état-major choisit, début-Décembre, de mater la contestation à grands renforts de gendarmes et autres hommes de troupe locaux. Soixante-dix « rebelles » tués, autant de blessés graves et des centaines plus légèrement, cour martiale pour les meneurs rescapés et lourdes peines de prison : l’ordre colonial retrouvait ses couleurs. Au plus mal au Moyen-Orient et de plus en plus contesté en Afrique du Nord, il paraissait également fort menacé en Afrique noire par le retour de ces hommes qui avaient, « de toute évidence » jugeait l’Administration, « subi la néfaste influence de la propagande anticoloniale et des mœurs métropolitaines. » Mais le coup n’avait de maître que d’avoir réussi à cristalliser dans toute l’AOF – peut-être également l’AEF – la volonté populaire à sortir au plus tôt du joug. On baissait encore la tête, on ne disait rien, mais le chemin de l’indépendance s’était ouvert dans les esprits…

        Aussi anecdotique qu’elle pût paraître, la réaction d’Ibrahim témoigna de cette silencieuse évolution. Apprenant que plusieurs des hommes qu’il avait formés au 1er RTS avaient participé au massacre, il résilia, la semaine suivante et sans autre explication que les « nécessités de la pêche », son contrat rétabli dix-huit mois plus tôt avec l’armée française, au lendemain des accords entre de Gaulle et Giraud lançant la seconde mobilisation africaine. Il avait certes à faire avec ses douze pirogues et les trois de Hoël dont il assurait toujours le suivi. Mais il était assez bien entouré pour continuer à n’y consacrer que juste le temps d’en vérifier le bon ordre et à investir son salaire d’instructeur militaire dans le bien-être des siens. « Pas au prix d’une telle criminelle complicité ! », confia-t-il à ceux de ses proches qui s’étonnaient de sa décision. Et rien ne pouvait mieux marquer le définitif désaveu de la colonisation que les hochements de tête saluant, sans un mot, la réponse d’Ibrahim.

        Les pirogues de Hoël, c’était le rappel constant de ce qu’une autre relation avec les Français était possible. Ibrahim les entourait donc d’un soin tout particulier. En bichonnant leur entretien et le renouvellement de leurs équipements, toujours au meilleur des offres techniques du marché. « Une fois payés tous ceux qui ont contribué à la pêche, des forestiers aux marins en passant par les charpentiers et les fournisseurs », lui avait recommandé Hoël lors du premier séjour du Vaillant à Saint-Louis, « réserve un tiers des bénéfices à ce poste. Et sans nouvelle de moi au bout d’un an, distribue le reste aux pauvres». Des consignes variablement modifiées à chaque séjour d’Yves, autorisé, lui, à prélever jusqu’à la moitié de cette réserve pour les éventuels besoins de l’équipage et réparations du Vaillant avant son retour en France. Puis deux années s’étaient écoulées sans revoir les bretons. Après avoir difficilement négocié, sur place, les deux cargaisons de séché-salé de 1942, on s’était résigné à s’adapter à l’incertitude. Mais, si plusieurs des pêcheurs associés à ce négoce s’en étaient retirés, les prébendes que versait fidèlement Ibrahim chaque année aux pauvres entretenaient la profonde estime de tous envers Hoël et son ami.

        On les espérait. Et la nostalgie prenait parfois, chez Ibrahim, une intensité telle qu’il en rêvait la nuit. Le songe qu’il fit, en ce tout début de l’an 1944, fut à cet égard si étrange qu’il le rangea d’emblée au chapitre des messageries spirituelles. Une fillette d’une dizaine d’années dansait en tournant sur elle-même, la tête renversée en arrière, tandis que d’autres enfants autour d’elle battaient gaiement la cadence des mains. « Ha, qu’il est généreux, le Tout Miséricordieux ! », chantait-elle en arabe, « Il a offert à mon papa chéri le merveilleux refuge de l’Île d’Or et je vais le rejoindre, oh oui, me blottir contre lui… » La vision s’estompa, laissant la place à un extraordinaire verger croulant de toutes sortes de fruits dont se délectaient les enfants. Un homme qu’Ibrahim ne vit d’abord que de dos les encourageait à s’en régaler. « Ces pommes-là, particulièrement : elles guérissent de tout… », disait-il, en les désignant d’une main, tout en caressant, de l’autre, les cheveux de la fillette. Puis il se retourna. Et le reconnaissant immédiatement, Ibrahim comprit que la petite était sa fille Rabi’a.

        Brusquement réveillé, il prenait maintenant conscience du probable décès de son jeune ami. Et de s’inquiéter, en conséquence, de l’attitude de la gamine. Mais il y avait, en filigrane de ce rêve, une dimension autrement exaltante que notre thioubalo peinait à distinguer. Et si Hoël n’était pas mort ? La question tournait, dans la tête d’Ibrahim, autour de ce que sa culture et sa vie lui permettait d’entendre de la mystérieuse île d’or qu’évoquait l’enfant avec tant de passion. C’était flou. Étroitement associé, à Saint-Louis, à une colonisation française de plus en plus insupportable, le concept le renvoyait également à celle glorieuse des Thioubalos naguère à Morfil, la grande île entre les deux-bras du fleuve. Un présent dégradant et un passé valeureux, enlacés dans un duel où l’or naviguait entre corruption et inaltérable… Et l’homme d’action que n’avait jamais d’être Ibrahim en venait, au soir de ses quarante-quatre ans, à examiner l’ambiguïté de sa propre position. De quelle île tirait-il le confort de sa situation ?

        Ne parvenant pas à démêler seul l’écheveau, il décida de consulter l’étrange ermite qui vivait sur les hauteurs de Morfil. Nul ne savait vraiment pourquoi cet homme avait choisi de s’installer si près d’un cimetière mais ce détail qui l’isolait de beaucoup de gens lui avait donné la réputation de converser avec les morts. On l’en craignait tout en en espérant parfois des clartés d’outre-tombe. « C’est au loin, guerrier, que tu trouveras ta réponse », lâcha-t-il à Ibrahim, « laisse un temps les tiens et tiens-toi fermement au câble d’Allah, il te ramènera à bon port. » De retour à Saint-Louis et après les deux rakats rituelles de demande d’aide au Seigneur des mondes, Ibrahim eut cette soudaine inspiration de passer au siège du 1er RTS.  Il n’eut pas besoin d’y entrer : le signe de son destin en sortait à l’instant. « Ibrahim le gentleman cogneur ! », le salua celui-ci, « toujours à la Coloniale ? ». Le capitaine Pierre Le Collen n’avait pas oublié le grand costaud qui l’avait mis KO, lors d’un fameux combat de boxe à Sarreguemines, vingt ans plus tôt. Ils s’étaient rencontrés en salle d’entraînement et le bleusard qu’était alors l’aspirant Le Collen s’était enhardi à provoquer le géant en duel. Trois rounds propres et nets avaient suffi à convaincre le jeune blanc-bec de sa folle témérité.

        S’il se souvenait encore du crochet du droit qui l’avait propulsé dans les étoiles, c’était surtout la réaction dénuée de toute gloriole et réellement compatissante de son adversaire qu’il avait retenue. « Non », lui répondit Ibrahim, « je l’ai quittée depuis une bonne quinzaine d’années, dix-sept, si je me souviens bien. Et, toi, qu’est-ce que tu fais à Saint-Louis ? – Juste de passage… Affecté en Mauritanie il y a deux ans, j’ai fini par obtenir mon billet pour rejoindre de Gaulle à Londres. Le débarquement en France se prépare et je veux en être. Départ dans trois jours, si tout se passe comme prévu. – Tu pourrais m’obtenir une place avec toi ? », lança subitement Ibrahim. – « Tu rempiles ? – Pas exactement. Juste aider à la victoire de la France et rentrer chez moi tout de suite après, incha Allah. – Avec tes états de services, ça doit pouvoir se faire et d’autant mieux si je te fais passer pour mon garde personnel. – Viens manger à la maison », conclut Ibrahim, « on règlera tout ça avant ce soir. »

        Après avoir sobrement présenté le capitaine à la maisonnée – « Pierre, un autre ami breton de passage au Sénégal… » – Ibrahim demanda qu’on leur servît à part le repas au petit salon : il ne tenait pas à ce que son épouse comprît trop tôt son dessein dont il ne percevait lui-même qu’encore bien peu de tenants et aboutissants. Instinctive, pratiquement dictée par l’extraordinaire concordance entre le conseil de l’ermite et sa rencontre avec Le Collen, sa décision paraissait si contradictoire avec ses récents propos sur la colonisation qu’elle ne manquerait de susciter des questions. Et avant de la confirmer à la mère de ses huit enfants – Sadio, le petit dernier après les deux jumelles de 1940, avait à peine cinq mois… – il lui fallait également bien assurer le soutien de la famille. Sitôt le succulent tieb achevé – « Un délice ! », s’était extasié Pierre en remerciant madame, « il faudra me donner la recette ! » – on avait vérifié le dossier militaire d’Ibrahim avant de retourner au 1er RTS. Son chef le parapha d’un commentaire élogieux puis on acheva l’après-midi en établissant le « bon de sortie » du guerrier thioubalo.

        Après avoir prié le maghreb à la grande mosquée, Ibrahim rentra chez lui sans traîner. Et de commencer, maintenant pratiquement certain de son envol pour l’Angleterre, par mettre rapidement à jour son testament. Il réunirait le lendemain ses plus sûrs parents et amis pour régler avec eux plusieurs points importants, notamment la gestion des pirogues, mais c’était, pour l’heure, à ses enfants et à leur mère qu’il voulait consacrer sa soirée. On était un mardi, jour réservé à la révision, avant le dîner, des leçons de français. Tandis que la seconde des filles, Safiatou, lestée du petit Sadio endormi dans son dos, aidait sa mère à la cuisine, on s’appliquait au bon exercice de la langue de Molière, dans le grand salon éclairé par deux puissantes lampes-torches suspendues au plafond : Amadou, l’aîné qui courait sur ses seize ans, auprès de son cadet dans les passés simples et antérieurs ; Mariama à lire un conte à Sira et Siré, les deux jumelles ; et Ibrahim à assembler des syllabes avec Aïssatou, la troisième de ses cinq « douceurs », comme il aimait à interpeler ses filles.

        « Les grands, voici le sujet de la dissertation après le dîner : Votre père part pour un long voyage. Comment allez-vous vous organiser pour aider au mieux votre mère et les petits ? » Habile entrée en matière… Lancée alors que Safiatou pénétrait dans le salon pour poser la nappe du dîner, la proposition d’Ibrahim allait occuper une bonne part des discussions pendant le repas. Notamment entre Amadou, solide gaillard du même gabarit que son père et très fier d’avoir à toujours montrer le bon exemple, et Mariama, sa cadette d’à peine onze mois, obstinément entêtée à lui prouver qu’elle en était au moins aussi capable. Avec parfois une telle véhémence qu’il fallait au papa lancer un « doucement, ma douceur… » d’autant plus suffisant à calmer l’ardeur de celle-ci qu’il l’accompagnait souvent d’un « les garçons avec les garçons, les filles avec les filles » à l’adresse de son grand fils. Un partage des responsabilités, en somme, vers quoi tendaient justement, en ce soir tranquille, les deux aînés…

        Au Sahel, beaucoup d’enfants naissent entre Août et Novembre. C’est qu’il fait froid, neuf mois plus tôt, et leurs géniteurs ont alors spontanément tendance à se serrer l’un contre l’autre, sous la couverture… Ainsi naturellement rapproché de son épouse en cette nuit frisquette, Ibrahim la câlina tendrement mais avec juste ce qu’il fallait de retenue pour lui faire comprendre qu’ils avaient d’abord à parler et qu’il ne savait pas trop comment aborder la question. « Ce n’était pas vraiment un sujet de dissertation », murmura-t-elle, « tu dois vraiment partir en voyage ? – Oui, ma chérie. J’ai une opportunité d’aller voir de Gaulle à Londres et cela pourrait beaucoup nous aider ici. – C’est pour quand ? – Après-demain, m’a dit Pierre, et l’occasion ne se représentera pas de sitôt. – Je comprends », soupira Fatou, « mais c’est la guerre là-bas… Fais bien attention à toi, on a besoin de toi ici… – Ne t’inquiète pas, mon amour… Je te confie les enfants et j’irai voir demain la famille pour tout régler avant mon départ. Ha, ma chérie, je t’aime vraiment beaucoup ! Viens, trésor de ma vie… »

        Apparemment fortuites, les circonstances accourent, en ordre, à la réalisation d’un projet imprévisible, sinon logiquement hors de portée. Tout s’enchaîne comme par miracle. Ibrahim n’a qu’à se laisser porter par le flot généreux des heureuses coïncidences. Après une brève entrevue avec de Gaulle en sa somptueuse résidence de Frognal House, voilà le capitaine et son aide de camp conduits au 10 Duke Street, siège du Bureau de renseignements et d'action de Londres. Son jeune chef trentenaire André Dewavrin, alias colonel Passy, a connu Pierre Le Collen un peu avant le début de la guerre, lors d’un stage à Saint-Cyr sur l’art des fortifications. « Ça t’a servi, à Atar ? – Pas vraiment mais, bon, c’était tout de même intéressant… Tu vas nous expédier où, maintenant ? – Formation accélérée de parachutisme ». Et le colonel Passy de mentir un peu en prétendant qu’il ne savait ni où ni quand aurait lieu le débarquement mais qu’il allait falloir, en tous les cas, aider les FFI à gêner le déplacement des nombreuses troupes allemandes stationnées en Bretagne. « Soyez prêts », conclut-il, « l’Heure approche… » 


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20


        Plus que le fracas des vagues qui s’écrasent non loin à intervalles réguliers, c’est le va-et-vient ruisselant du sable tout contre son oreille qui réveille l’homme étendu au bord du rivage. Sa soif intense, avant tout, avant même la conscience de son nom… Âcre de sel, la sensation lui brule la gorge, les poumons, le ventre… Il vomit. Interminablement… d’une eau de mer mêlée de bile. Puis, après avoir repris un peu de souffle, tête et corps en feu, Hoël rejoint en titubant l’orée de la forêt qui borde la plage. Ha, cette fraîcheur ! De l’eau douce, enfin ! Mais où ? Là, quelque part… S’il en entend distinctement le murmure, il a pourtant beau aller et venir, creuser rageusement le sol à quatre pattes : rien, pas une goutte ! Épuisé, il s’assoit contre le tronc d’un gros arbre. Maintenant tout aussi asséchées que son gosier et d’autant plus douloureuses, les nausées reviennent. « À boire », gémit-il avec le peu qui lui reste de force… et voici que jaillit du buisson juste à côté de lui une coupe pleine à déborder !

        « Bois à petites gorgées », lui conseille le nain qui émerge à son tour du fourré, « tu en auras autant que tu voudras mais il te faut y aller en douceur… » D’autres tout aussi petits hommes entourent maintenant Hoël, avec chacun une outre d’eau en bandoulière. Vraiment de petits hommes et non pas des nains, s’étonne le naufragé à présent que la soif s’éloigne et qu’il prend le temps de mieux les observer. « Gloire au Maître de la Parole de t’avoir sorti de la bouche l’appel qui nous a autorisé à te secourir ! », explique le premier, « Le secret où nous avons choisi de vivre nous protège mais nous oblige aussi… Nous n’apparaissons et n’intervenons qu’à la demande de quiconque exprime un besoin». Hoël perçoit le sous-entendu. « J’ai faim ! », dit-il, « Auriez- vous à manger ? – À la bonne heure ! », lui répond joyeusement son hôte, tandis que ses compagnons s’égayent en tous sens, « tu as tout compris.  Dis-nous ce que tu veux, il y a tout sur l’Île Fortunée, sauf de la viande : ici, nul ne meurt ni ne tue… »

        Ainsi Hoël apprend-il à dire et surtout se dire. De questions en réponses, de besoins en satiétés, le voilà à explorer ses désirs, les peser, les classer, en comparer les saveurs et remonter ainsi peu à peu à leur source. « Ha, comme vous l’avez bien nommée, votre forêt de l’Attente ! », soupire-t-il auprès de Jons, le petit homme si disposé à exaucer ses souhaits, « maintenant que grâce à vous rien ne me manque, voici que grandissent en moi des soifs que vous ne pourrez jamais étancher. – Allons donc à la clairière », répond Jons, « c’est précisément l’endroit où s’apaisent les besoins les plus indicibles. » Cernée d’un dense bosquet de bambous, la sommière est littéralement invisible et n’est accessible qu’à celui qui en connaît le chemin. On va et vient comme en un labyrinthe, longtemps – « C’est ce mouvement même qui délie le mystère », commente Jons en guidant son ami… – et la clairière surgit soudain.

        Un carré de cinq mètres sur cinq, avec en son centre, sous un pommier chargé de pommes dorées, une fontaine creusée dans un bloc de granit. L’eau sourd doucement d’une fente au fond de la vasque et le trop plein qui s’écoule le long du roc y a creusé un canelet jusqu’au sol, avant de serpenter vers une petite forure où il disparaît. « Avant de lire la fontaine, savoure tranquillement une pomme », dit Jons, « elles vont te révéler, l’une après l’autre, l’une dans l’autre, ce que tu portes en toi… Moi, je pars, cette affaire est la tienne, on se retrouvera plus tard… » Allongé sur l’herbe verte tapissée de petites fleurs jaunes et mauves, Hoël se laisse envahir par la tranquillité du lieu. La pomme, ce n’est pas tout de dire qu’elle est délicieuse, elle est comme un enchantement qui le berce, Hoël somnole et le voilà bientôt plongé dans un étrange songe.

       La petite forure par où s’écoule l’eau de la fontaine s’agrandit en un puits bordé de soieries scintillantes. Hoël y glisse voluptueusement, comme aspiré par la lumière qui resplendit au fond. Lente chute freinée par les tissus soyeux qui l’entourent… Il lui semble maintenant s’enfoncer dans un lac profond, sans que nulle eau ne le mouille. Puis son pied touche enfin le sol, tandis que s’évaporent les caressantes étoffes. Le voici dans une chambre illuminée de chandeliers où pénètre une merveilleuse dame blonde. « Bienvenue à toi, Hoël », lui dit-elle, « tu es ici chez toi, si tu le veux, quand et autant de temps que tu le veux. » Et de le prendre par la main pour le conduire auprès d’un parterre de jeunes filles tout aussi ravissantes les unes que les autres. « Choisis celle qui te plaît, elle se plaira à te plaire plus encore… » Le charmant tableau s’efface soudain, Hoël se redresse d’un bond : il est bel et bien toujours dans la clairière.    

        L’eau murmure. Hoël se lève et se précipite vers le bassin. Car avant même de se pencher au-dessus, il a déjà reconnu celle qui chantonne. Rabi’a danse à la surface de l’onde, bien au chaud dans la robe de chambre qu’il lui a achetée quelques jours avant son dernier embarquement. « Maat’ Allahou Ahad, Allahou samad », fredonne-t-elle inlassablement, « Maat’ Allahou Ahad, Allahou samad », avant de lancer un poignant « Ô mon papa chéri, viens, viens vite me chercher ! » qui fait vaciller Hoël. Après avoir, submergé par l’émotion, un instant fermé les yeux, il les rouvre pour voir apparaître dans la coupe de pierre le doux visage de son épouse. Assise dans le salon près de la fenêtre qui donne sur le port, elle semble observer tristement quelque chose au loin. Ha, Seigneur des mondes, comment lui redonner sourire, l’extirper de cette même nostalgie qui l’oppresse lui-même si cruellement ?

        « C’est au sortir de la clairière », commente maintenant Jons, « que tous ceux que tu vois ici ont décidé de demeurer dans la forêt. À notre arrivée, nous étions grands et forts marins, tout comme toi, débordant de désirs et d’ambitions. C’est à les éteindre que nous avons alors penché, en décroissant peu à peu jusqu’à retrouver la taille de nos douze ans, l’heureux temps de notre premier ciel. De fait, nous n’avons plus d’âge et vivons dans le secret d’une félicité dénuée de passions. D’autres ont choisi de partir, poussés par des besoins autrement exigeants. Tu veux retrouver les tiens, c’est un destin tout à ton honneur. Mais le chemin n’est pas simple, l’éternel présent que tu vis ici n’est pas le leur. Pour accomplir ton dessein, il te faut maintenant rejoindre la reine et ses sœurs, elles seules peuvent t’aider en ta quête… » Et d’indiquer au loin le sommet, perpétuellement nimbé d’un nuage blanc, qui domine l’île…

        Les rencontres sont rares en ce côté de la montagne. Gravissant le massif en zigzags, Hoël passe des heures sans croiser autres âmes que celles des paisibles animaux, nombreux et variés, qui peuplent ses forêts et ses champs. Mais alors qu’il s’apprête à escalader des pentes beaucoup plus raides, « Te voilà donc de retour, Mabon blanc ! », l’apostrophe un vieil homme assis dans la verdure à l’ombre d’un grand if, « Tu as bien marché, le but est proche, il te reste toutefois à traverser la nuée blanche… Viens dans ma cabane, je t’enseignerai comment te préserver de ses redoutables dangers. »  Adossée au flanc d’un bloc de granit, la demeure du vieillard est chaude et accueillante. Une bonne odeur de soupe d’herbes sauvages s’exhale d’une marmite bouillotant dans l’âtre ; allongé sur un coussin rouge, un chat blanc s’étire à l’entrée de son maître, avant de venir ronronner entre ses jambes… « Je te présente le jeune Mabon, Souricette, il est plus blanc que toi. »

        Elle est bien bonne, cette crème d’orties parfumée de romarin et de fenouil ! Assis sur une natte à même le sol, Hoël se détend de sa longue marche à travers les bois. « Que sais-tu donc de ton nom, jeune homme ? », l’interroge avec douceur son hôte. « Trop peu, sans doute », répondit-il, « en tout cas, certainement bien moins que toi. J’ai beaucoup songé à la pierre où fut enfermé l’ancêtre dont tu m’honores du nom mais je n’ai guère conscience des talents dont il fit preuve quand il en fut délivré… – Bonne réponse, Hoël, c’est précisément pour les réveiller que le Grand Maître t’a conduit sur l’île et j’espère que tu choisiras d’y rester. Cela dit, voyons un peu comment vas-tu passer la nuée sans perdre la raison… La sienne est de purifier totalement celui ou celle – car il y aussi des femmes qui s’y enhardissent… – décidés à la franchir. C’est dire que ce qui t’y assaillira ne sera que tes ombres, les déchets de tes actions, tes fuites, tes peurs... tes terreurs les plus secrètes même. Prends dès maintenant le temps de les retrouver, elles y perdront leur venin. Je t’y aiderai, si tu le veux. »

        La simple halte se transforme ainsi en un long séjour. Taliesin, l’hôte d’Hoël, a cette sagesse de soutenir avec beaucoup de précautions la difficile introspection où celui-ci s’engage. Il la ponctue de nombreuses autres occupations, toutes centrées, elle, sur la médecine des simples : cueillir telle ou telle plante ou graine, en extraire huile ou suc, les mélanger en de subtils baumes et onguents, soigner bêtes et gens… « La clarté de ton nom », souligne-t-il, « c’est cette compassion instruite des bienfaits et des dangers à affronter la souffrance. Non seulement d’autrui mais aussi la tienne. Je dirais même plus : d’abord la tienne ; sans quoi, tes efforts envers l’Autre resteraient incertains… ». Les jours passent, les cauchemars s’estompent, la lucidité s’affirme… Puis, un matin aux aurores, « Va, Mabon blanc, il est temps d’exiger ton dû ! Tu sais où je demeure, vous serez toujours les bienvenus, toi et les tiens… ».

        Entré serein dans la nuée glaciale, Hoël en sort de même, sain et sauf, ajusté. La montagne n’a pas de sommets visibles, ils restent, quelque part sous le nuage blanc, perpétuellement secrets. Tout comme ses abîmes vers le lac lumineux où s’apaisent peu à peu les errants de l’épreuve… Ce que contemple maintenant le voyageur, c’est une vaste cuvette, comme l’intérieur d’un volcan éteint depuis des lustres, couverte de forêts. En émergent, vers le milieu, les pics rouges de tours blanches, un palais probablement… Sans hâte, Hoël descend vers lui les douces pentes. Et voici qu’à l’orée du bois accourent des enfants. De vrais enfants, garçons et filles, mais aussi petits hommes et dames, à l’instar de ceux rencontrés dans la forêt de l’Attente, plus rajeunis encore… Un éclat de rire et voilà telle ou telle de ces insouciantes créatures un instant envolée, libellule, dans les frondaisons… Et l’on va ainsi joyeusement jusqu’à l’entrée du palais.

        Les portes en sont grandes ouvertes, aucun garde à l’entour, les gens entrent et sortent à leur guise. De tous âges, mais en grande majorité jeunes et enfants, de toutes couleurs et, plus surprenant, en des atours singulièrement diversifiés où se côtoient non seulement Antiquité, Moyen-âge, Renaissance ou siècles modernes mais aussi Orient et Occident, Afrique ou steppes sibériennes… Toujours entouré de son exubérante escorte enfantine, Hoël pénètre dans l’enceinte et se laisse conduire par sa compagnie  jusqu’à un vaste perron à l’ombre d’une tonnelle de roses et de jasmins qui embaument l’air de suaves parfums. « Approche, Hoël », l’interpelle la même dame aux cheveux blonds qu’il a vue dans son rêve à la clairière. « Voici Lancelot… et voici Galaad qui ont tant fait pour ton éducation dans ta prime jeunesse. Mais tu ne verras pas le roi ; pas aujourd’hui : tes yeux ne supporteraient pas sa lumière éclatante. Cela viendra, peut-être, si tu choisis de rejoindre son navire…

        Quoique le nom de chacun et chacune, en la nef du Grand Retour, soit marqué depuis la nuit des temps, nul n’y prend place s’il ne l’a décidé lui-même, librement. Ton seul but en ce jour est de retrouver ta femme et ta fille. Mais sais-tu qu’à vouloir à tout prix les rejoindre, tu risques les perdre à jamais ? Des décennies, peut-être des siècles, se sont déroulés en leur monde, tandis que tu vivais ici un éternel présent. Réfléchis bien, la porte par laquelle tu es entré dans l’île n’est pas unique, nous sommes tous passés par l’une ou l’autre d’entre elles. Toujours ouvertes, vues d’ici, nul ne t’empêchera d’emprunter telle ou telle à ton goût. Mais elles ne s’ouvrent, aux regards d’en bas, qu’à de très rares et exceptionnelles occasions. Nous avons cependant des passeurs fidèles, dans le monde des tiens, ils œuvrent en ce sens. Tu peux leur faire confiance. Si ton désir est réellement, profondément, absolument sans partage, de retrouver ta femme et ta fille, elles viendront te rejoindre.

        Viens à présent, je vais te rafraîchir un de tes vieux souvenirs. Vois cette belle jeune femme à côté de son galant… Tu la connais, n’est-ce pas ? » Hoël regarde droit dans les yeux la beauté qui lui sourit tendrement. Il ferme un instant les yeux puis, les rouvrant, s’écrie, stupéfait : « Brigit ?! » – Tu m’as bien retrouvée, mon petit », répond celle-ci en l’enserrant dans ses bras, « et voici Gwendal, mon époux de toujours, l’arrière-grand-père de notre chère Kelog. Ne t’étonne pas de notre tenue : nous avons choisi, ensemble, de garder à jamais celle de notre mariage, c’est ainsi que nous voulons nous présenter devant le Seigneur des mondes. À toi maintenant de choisir… » 


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