ÎLÉMOR, l’emzao accompli (chapitres 21, 22 et 23, fin de l'ouvrage)

 21


        Parachutés à la mi-Avril au-dessus des landes de Lanvaux, Ibrahim et son capitaine Le Collen furent accueillis par le chef d’escadron Le Garrec. Celui-ci commandait le 2ème bataillon ORA du Morbihan, fondé le mois précédent, suite à des accords entre plusieurs réseaux locaux de résistance. La mission des nouveaux venus consistait à rencontrer au plus vite Paul Chenailler, alias « colonel Morice », nouveau chef départemental des FFI, afin de préparer avec lui l’arrivée imminente de grandes quantités d’armes et d’un petit contingent de chasseurs parachutistes FFL. Ce n’était pas simple. Non seulement la direction de la résistance morbihannaise avait été durement touchée, le trimestre précédent, par la capture de Guillaudot et de plusieurs de ses proches collaborateurs, mais il fallait aussi tenir compte de l’éparpillement de ses troupes potentielles, jamais réunies, sinon en petits groupes isolés d’actions ponctuelles, rarement coordonnées. 

        Ancien officier de la Coloniale et homme de gauche convaincu, Le Garrec éprouva une sympathie immédiate envers Ibrahim et les éloges que faisait de lui Pierre Le Collen l’incitèrent à exploiter l’opportunité qui se présentait. « Nous sommes en passe de réunir toute la résistance autour des FFI », lui confia-t-il, « des camps de rassemblement s’organisent. Il faudra y instruire beaucoup de volontaires peu ou prou expérimentés dans le maniement des armes et moins encore dans la discipline militaire. Je veux te confier la mise en place d’une telle unité de formations à Saint-Marcel. » L’idée avait des portées plus lointaines qu’on esquissa sans trop insister et tout le monde se mit d’accord : Le Collen resterait auprès du colonel Morice et Ibrahim à la disposition de Le Garrec. « Prends soin de toi, gentleman cogneur, on se reverra bientôt ! », conclut Pierre en grimpant dans l’automobile où l’attendait le chauffeur de Chenailler. 

        Ibrahim rejoignit le jour même sa nouvelle affectation à La Nouette, une ferme à une dizaine de kilomètres de son lieu d’atterrissage. Signe encore du Destin, il y croisa un certain François qui arrivait juste d’Auray. Jakez – c’était bel et bien le vrai nom de ce François-là – avait été l’un des grands artisans du rapprochement entre les vichyssois du réseau « Hector » et les partisans communistes du pays d’Alrée. En mission ce jour-là chez la famille Pondard qui tenait La Nouette, il ne comptait quitter la ferme que tard dans la nuit. L’occasion de faire connaissance avec le nouveau venu était belle et Jakez ne la manqua pas. Guère plus de cinq minutes lui suffirent pour comprendre qu’il parlait avec un ami de son père, cousin de surcroît d’un Ahmed qu’il admirait beaucoup. Ibrahim ne tarissait pas de questions : comment allait Yves ? Et Ahmed ? Qu’en était-il d’Hoël ? D’Aïcha et de la petite Rabi’a ? Que savait-on exactement de la disparition du Vaillant ? « Donne le bonjour à tous », conclut Ibrahim au départ de Jakez, en l’accolant chaleureusement dans ses grands bras, « dis-leur que je ne quitterai pas la France sans venir les saluer un à un. La libération de votre pays approche… À très bientôt, j’espère. »  

        Le camp de rassemblement qui entourait la maison des Pondard et divers autres bâtiments en dur s’étendait sur quelques cinq kilomètres carrés, avec en son centre une plaine découverte de cinquante sur deux cents mètres, le reste à l’abri de broussailles et bosquets où se tenaient nombre de cabanes en branchage, parfois tentes en tissu épais, où logeaient les résistants. Guère plus d’une cinquantaine, en ce mois d’Avril, mais on s’apprêtait à en recevoir plusieurs centaines, voire milliers, avant le débarquement tant attendu des Alliés. Des travaux de fortifications se poursuivaient à l’entour, visant à freiner l’avancée d’une éventuelle agression. La bonne humeur et l’entrain d’Ibrahim à participer à l’ouvrage le mirent d’entrée au diapason de tous ces hommes assez étonnés de voir un sous-off africain débarquer parmi eux. Mais l’on comprit vite mieux le pourquoi de la chose. « L’armée d’Afrique va également intervenir et vous aurez bientôt à combattre à ses côtés », expliqua l’homme de Le Garrec chargé d’introduire Ibrahim dans le campement, « celui-ci vous aidera à vous y préparer. » 

        Toujours scrupuleusement soucieux de préserver l’incognito de sa fonction, Jakez ne parla qu’à Yannick de sa rencontre. Celui-ci la communiqua à Ahmed qui la transmit à Aïcha… et c’est ainsi de bouche-à-oreille que la nouvelle parvint à Yves. Celui-ci en déduisit que des évènements majeurs allaient se produire et se mit en devoir d’assurer aux siens des abris sûrs en cas de bombardements. On s’y était d’ailleurs déjà attelé depuis plusieurs semaines chez les Mabon et Cie, au lendemain même du « baptême » de Mamadou Hoël, le premier enfant d’Ahmed et Solen. « Baptême », c’était beaucoup dire, puisqu’il ne s’agissait tout simplement que de publier le nom du nouveau-né et certes pas de le porter sur les fonts baptismaux de l’église locale. Mais la fête n’en avait été pas moins grande. Des parents d’élèves de l’école coranique et l’imam s’étaient déplacés de Vannes avec Yannick, son épouse et plusieurs des enfants ou petits-enfants des uns et des autres, les jeunes filles de l’île avec les leurs, Yves et ses fils, la maman du regretté Didier, tandis qu’Hervé, le frère de Solen, avait convaincu deux de leurs sœurs à l’accompagner avec, elles aussi, une bonne partie de leur progéniture…

        Au cours du repas servi dans l’entrepôt, Pierre – l’aîné d’Yves – lançait l’idée de construire une cave solide au sous-sol. « La guerre n’est pas finie », dit-il, « et il faut s’attendre encore à des nuits terribles. Notre abri à Lorient était trop sommaire, ce n’est pas assombrir cette belle journée que de le rappeler, et le moindre des services qu’on doit à la famille de Hoël qui a tant fait pour les sinistrés est de lui édifier un autrement plus sûr refuge. » On applaudit à la proposition que tous ceux dépourvus d’une telle installation se jurèrent en outre de prendre à leur propre compte. Pierre s’engagea à diriger les travaux. Hervé et deux parents d’élèves maçons de profession promirent d’y participer, la cagnotte ouverte à cette fin fut assez conséquente pour démarrer la besogne moins de quinze jours plus tard. « Tout sera fini avant l’Ascension », affirmait maintenant Pierre à son père.  

        Le « baptême », ça avait été surtout la grande fête des enfants. Courant à ses dix ans, Rabi’a n’en était pas – et de loin… – la plus jeune mais ne s’en trouvait pas moins au centre de la joyeuse troupe. Par son entrain à l’animer, tout d’abord, organisant jeu sur jeu et courant à satisfaire les plus petits. Présentée par Ahmed aux parents d’élèves de la mahadra comme le fleuron de celle-ci, la fille d’Aïcha se plia gracieusement à réciter à la demande telle ou telle sourate du Saint Coran. Et la mélopée de sa voix claire fut à ce point envoûtante que même les moins enclins à reconnaître une quelconque valeur au livre sacré des musulmans s’approchèrent pour mieux en ouïr les harmonies. « Oui », commenta Ahmed à l’imam, « encore deux ou trois mois et nous pourrons la déclarer hafiz, elle aura été la meneuse de toute l’équipe ».  Il aurait pu ajouter : « et modeste avec ça »… car Rabi’a avait bien plus à cœur de voir ses camarades la rejoindre qu’à se glorifier d’en être la devancière.

        Revêtue pour l’occasion d’un des malaharfas d’Aïcha, Briéga jouait, de son côté, plutôt à la grande, en compagnie d’un groupe de jeunes voisines de son âge invitées à partager les douceurs sucrées que celle-ci s’était plu à cuisiner avec les femmes de l’île. Ça l’amusait beaucoup de voiler et dévoiler tour-à-tour son visage, découvrant le plaisir de voir sans être vue et de ne l’être qu’à sa seule volonté. Elle comprenait maintenant intuitivement qu’elle n’était pas tout-à-fait comme les autres, à l’instar des filles de l’île qui se savaient depuis longtemps différentes et en étaient fières. Les bavardages de ses voisines, elle y participait sans leur accorder la moindre importance, c’était juste pour faire comme les autres, alors qu’en fait, elle n’a pas vraiment envie de leur ressembler. Et lorsque Rabi’a commença à psalmodier les saints versets du Livre et que celles-ci en pouffaient de rire, Briéga sortit de leur groupe pour aller s’asseoir tout près de son amie et l’écouter avec un plaisir qu’elle ne voulait en aucun cas dissimuler.

        L’épisode de la cave témoignait, pour sa part, du grave traumatisme social qu’avait suscité la destruction de Lorient. La Résistance sut user habilement de cette situation. Ayant reçu l’ordre, début Juin, de réunir ses douze mille hommes en divers points de la région, l’état-major du colonel Morice fit circuler la rumeur d’un imminent bombardement sur Vannes. Paniquée, la population entreprit d’évacuer la ville dans le plus grand désordre. C’était exactement ce qu’il fallait pour que le mouvement des résistants convergeant vers les landes de Lanvaux restât inaperçu. Fixé initialement au 10 du même mois dans les bois de Saint-Bily, la prise d’armes fut déplacée à La Nouette. C’est là que se retrouvèrent Ibrahim et Jakez. « On reste ensemble, hein ! », commanda le premier, « Ton père est mon frère ! – À tes ordres, mon adjudant ! », sourit le second, main au front et garde-à-vous. L’ambiance était bon enfant, presqu’une kermesse. Mais alors que la distribution des armes allait bon train, le camp fut, au matin du 18 Juin, soudainement attaqué par les Allemands. 

        Le 2ème bataillon se révéla à la hauteur de son chef, en défendant, pied à pied, chaque centimètre de terrain, tandis que s’organisait l’évacuation de l’état-major retranché dans la ferme, des autres troupes et des nombreuses armes qui n’avaient cessé d’être parachutées le mois précédent. « Reste à côté de moi, Jakez ! », ne cessait de recommander Ibrahim au cadet de son ami. Et c’est précisément là que le jeune homme mourut, vers midi, d’une balle en plein front. On sut alors ce qu’était un thioubalo furieux. Repérant immédiatement le tireur qui se glorifiait, à trente mètres de là, de son tir hasardeux – c’était en fait le « grand nègre » qu’il visait… – Ibrahim commença par amener le corps de Jakez à l’abri des fourrés puis contourna largement le champ de bataille, avant de s’y glisser à nouveau, armé juste d’une dague effilée, et surgir dans le dos même de l’infortuné tueur. Un instant suffit à trancher la gorge de celui-ci, puis, tour-à-tour, de deux de ses collègues qui s’étaient hasardés à affronter le colosse. On cria d’effroi autour, il était déjà loin, balles sifflant en vain à ses oreilles…

        Revenu au couvert des broussailles près du corps de Jakez, Ibrahim sanglota sa rage de n’avoir su protéger le fils de son ami. Puis, ramassant mitraillettes, balles et grenades, rejoignit ses camarades et poursuivit le combat avec un acharnement dont on se souviendrait longtemps. La bataille dura tout le jour. On était à trois longueurs de la nouvelle lune et la nuit qui tomba fut assez noire pour permettre le repli des résistants. Une retraite facilitée par l’arrivée soudaine d’une tempête qui allait sérieusement gêner la chasse des Allemands. Ibrahim prit le corps de Jakez sur ses épaules, jurant qu’aucun boche ne le retrouverait pour infliger de nouveaux tourments à son père. Arrivé au refuge de Le Garrec, il se chargea d’en assurer personnellement les ablutions – selon, bien évidemment, le rite musulman, le seul qu’il connaissait… – l’enveloppa dans un drap blanc et l’enterra dans une grange voisine, « en attendant », dit-il, « de pouvoir le ramener dignement aux siens. » Tout le Morbihan était en alerte rouge sous les représailles des SS, il allait falloir languir quelque temps avant de célébrer ensemble les funérailles du jeune héros. 

        La percée d’Avranches par les Alliés le 31 Juillet va accélérer les choses. La région se soulève, tandis que les Allemands se replient en bon ordre dans leurs bastions de Lorient et de Saint-Nazaire, non sans commettre moult méfaits et atrocités. Le 4 Août au matin, le drapeau français flotte à nouveau, sous les vivats de la foule, au-dessus de la préfecture de Vannes. Entrés le lendemain dans la ville, les FFI établissent leur jonction avec les Américains et se dirigent vers Auray…  « Ne sortez pas de la maison, aujourd’hui », vient prévenir Pierre aux aurores du 7 ceux de Saint-Goustan, «il va y avoir du grabuge !» Et de filer, pistolet au poing, rejoindre les insurgés. Mais la petite ville s’est crue trop vite libérée, les Allemands incendient des maisons et abattent au hasard des gens. L’angoisse perdure quelques heures jusqu’à l’entrée enfin des chars américains. « Auray est libre ! », s’exclame maintenant Pierre en grimpant quatre à quatre l’escalier de l’appartement d’Aïcha. 

        On cherche Yves, on aimerait l’avoir à demeure pour fêter tous ensemble l’évènement. Mais Yves n’est pas là ni nulle part où l’on pourrait le trouver. La disparition de Jakez, depuis sept lourdes semaines, l’a lentement anéanti. Après avoir consciencieusement repris son service auprès des femmes de l’île, il en a – « pour quelques jours », a-t-il dit – confié la tâche à un ami et s’est retiré on ne sait où. Au fin fond d’une forêt, probablement. De fait, il avait cru avoir rencontré et vaincu son Minotaure, en assumant stoïquement la mort de son épouse et de leur chère petite ; il se trompait : à peine refermée, la plaie s’était brutalement rouverte et saignait abondamment sous les coups de l’impitoyable bête. On l’espérait, le 4, à la fête de Lugnasad. Nul ne l’y avait vu. Le vieux druide de Beltaine avait seulement relevé son absence par un « Il est à son heure, respectez-la et priez pour lui. » L’attente dura jusqu’à la nouvelle lune du 18 Août. 

        Entrant au petit matin par « l’entrée des artistes » de l’entrepôt Mabon, Yves y fut reçu par Ibrahim. Alors que celui-ci l’étreignait fort, celui-là murmura à son oreille : « Je l’ai vu tomber, je t’ai vu pleurer. Tu as fait et bien fait tout ce que tu pouvais faire, amène-moi maintenant à lui ». Interrogatif, Ibrahim pointa du doigt l’étage où petit-déjeunait la famille. « Non, je les verrai au retour, partons tout de suite, j’ai laissé tourner le moteur du camion… ». Il émanait, du visage buriné d’Yves, une force singulière – nouvelle ? – dont son ami n’avait jamais à ce point ressenti l’intensité. La douceur, même, aussi paradoxal que cela pût paraître. C’était étonnant, aussi, cette chevelure blanche, alors qu’elle était si brune, trois ans plus tôt. Ibrahim en aurait été encore plus surpris s’il avait retrouvé son compère une semaine auparavant : Yves n’avait alors aucun poil blanc… « Je suis là depuis hier midi », expliquait en route le pêcheur thioubalo, « les Boches sont tous bloqués dans leurs trous à Saint-Nazaire et Lorient, tout le monde va librement de Redon à Brest mais la ville est, là-bas, sous le feu des Américains. Le Garrec – c’est le chef de mon bataillon – m’a donné huit jours de perm… ». 

        On arrivait à destination. Ibrahim présenta le père de Jakez à la maisonnée qui avait si loyalement protégé la retraite des résistants, on en écouta les condoléances attristées puis les deux hommes se saisirent du cercueil à l’arrière du camion. Bien cachée sous des bottes de paille, la tombe n’avait pas été profanée et ce fut vite fait d’en déterrer le corps du jeune homme encore indemne de toute pourriture. Ibrahim dégagea un coin du linceul et Yves put contempler un instant le doux visage de son petit, avant de déposer un tendre baiser à l’emplacement même où la balle lui avait ôté la vie. Ce fut tout. Une fois le cercueil chargé de son précieux bagage – Mon Dieu qu’il paraissait léger, cet enfant endormi à jamais! – on prit le temps de boire une chicorée bien chaude dans la cuisine de la fermière, en évoquant « la fin de la guerre et de tous ses malheurs », s’émouvait celle-là. « On va l’amener à l’entrepôt », dit Yves en démarrant le camion, « c’est le meilleur endroit pour organiser une veillée avant son enterrement dans notre caveau familial. Mais on va quand même passer chez moi pour avertir Pierre et sa femme. »

        On accourut de partout pour assister à la triste soirée. Non seulement Jakez s’était fait aimer, discret et serviable, de tous et de toutes mais il avait de surcroît cette aura d’un héros de la Résistance. L’ami d’Yves préposé au sinago amena les femmes de l’île, après avoir déposé la vieille Marie chez son fils. On commentait à voix basse les cheveux soudainement blanchis du malheureux papa si cruellement meurtri par la guerre. Les clans des Le Couët et des Bart formaient, avec Les Mabon et les Le Goff un peu en retrait, la première haie d’honneur autour du défunt que Soisic et Goulawenn s’était appliqué, dès leur arrivée, à recouvrir de baumes et d’huiles précieuses ; les gens entraient, saluaient, se recueillaient quelques instants et ressortaient, avant de s’éparpiller variablement joyeux. Car cette atmosphère de deuil avait ceci d’étrange que, tout autour et au cœur même de bien des visiteurs, c’était la gaieté de la libération qui animait la vie. Et ce fut plus encore évident le lendemain à l’église dont il fallut laisser les portes grandes ouvertes pour laisser participer à la cérémonie la foule amassée au dehors sans pouvoir pénétrer dans l’enceinte sacrée… Ici et là en cette assemblée recueillie, on percevait des rires étouffés et même des pétards, un peu plus loin, rappelant à tous et toutes que la Bretagne pouvait enfin sourire et s’amuser un peu… 

        Au troisième rang des femmes à gauche du catafalque, Yuna était loin d’une telle insouciance. Soutenue d’un côté par sa grande sœur Nolwenn et de l’autre sa cousine Gaël, elle était prise par intermittences de sanglots convulsifs qu’elle peinait, chancelante, à réprimer. Son monde s’était comme écroulé, malgré l’attention de ses amies à en limiter l’ébranlement. Après l’enterrement sous trois salves d’honneur des compagnons FFI de son fiancé, la jeune femme préféra retourner chez ses parents à Vannes. « Je ne veux plus souffrir sur l’île à attendre en vain mon Jakez… », gémissait-elle, « Ô, maman, pourquoi est-ce si dur d’aimer ? » À l’aube de la trentaine, Yuna vivait dans son âme meurtrie l’enseignement ancien d’Yves à propos de la Montagne astrale : « ce n’est pas la douce Vénus », expliquait-il dix ans plus tôt à ses élèves, « qui trône à son sommet mais le terrible Saturne. Certaines d’entre vous n’ont qu’un rapport distant avec celui-ci mais d’autres, notamment toi, Yuna, auront à le côtoyer de près ». Pour l’heure, la troisième fille de Yannick n’entendait absolument rien de la suite qui disait : « Avec ceci, chère demoiselle, qu’après la peine, parfois très douloureuse, à grimper jusqu’à lui, tu éprouveras le bonheur, en redescendant, de distribuer à tous ses pénétrantes leçons… ». 


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22


        Ibrahim eut pour sa part cette joie de vivre, cinq jours après l’enterrement de Jakez, l’accession officielle de Rabi’a au titre de hafiz Al Koran. Au soir des funérailles, toute la maisonnée avait raccompagné les vannetais chez eux, avec l’idée de couper les premiers jours du Ramadan auprès de la petite communauté musulmane de la ville, en laissant tout le loisir à Solen et sa fille de rester plutôt avec Yannick et les siens. L’imam logeait, depuis la nouvelle lune, un certain Mohamed El Hafedh, hafiz Al Koran venu de Paris, qui allait assurer, durant les vingt-sept premières nuits du jeûne, la récitation complète du Texte sacré auprès des fidèles. C’était donc l’aubaine de présenter Rabi’a à l’examen conjoint du nouveau venu et d’Ahmed. Trois jours durant, elle s’en acquitta parfaitement, avec juste ce qu’il fallait de petites erreurs pour que nul ne criât au prodige. Simple et discrète, la cérémonie finale fut conclue par un diplôme signé par les deux maîtres et la teinture au henné de la main droite de la petite, conformément à la tradition maure.

        Certes lui aussi espéré, l’évènement qui survint dans la foulée était plus inattendu : l’entrée de Briéga en islam. L’attitude d’Ahmed envers elle l’avait depuis longtemps convaincue que cette décision était un choix totalement personnel et que si, bien sûr, cela approfondirait beaucoup leur relation, il n’en ferait jamais une condition à son attachement à sa personne, tout comme, disait-il, à celle de sa chère Solen, l’amour de sa vie. « La ikraha fi dîne » (pas de contrainte en religion) rappelait-il à l’envi, « ce n’est qu’en toute liberté qu’on se soumet vraiment à Dieu ». Et, germant lentement quelque part dans l’esprit de Briéga, la question avait attendu les premiers jours de sa puberté pour s’imposer à sa conscience.  Dans des considérations tout d’abord on ne peut plus triviales, à la découverte, après l’arrivée de ses premières règles début Juin, de l’ambiguïté de sa condition féminine.
 
        Tout-à-la-fois fière d’être enfin parvenue au statut de femme et dégoûtée de ce qui lui coulait entre les cuisses, elle s’était mise à passer de longs moments aux toilettes pour se laver, en changeant plusieurs fois par jour la serviette-éponge que sa mère lui avait fait poser. Elle se découvrait un besoin d’hygiène et de pureté qu’elle n’avait jamais éprouvé. Et aussi de pudeur, imaginant que son état pouvait être perçu par des personnes étrangères ; les garçons en particulier. Maintenant, leurs regards la gênaient et, se souvenant du conseil d’Aïcha, revint à elle en lui demandant de bien vouloir lui prêter un de ses voiles. « Prends celui que je t’ai donné le jour du baptême de Mamadou-Hoël, il est à toi et il te va à ravir ». Briéga le porta tout un mois, avant de commencer à l’oublier une fois son « état naturel » revenu, dit-elle en plaisantant à sa mère et à Aïcha. Une boutade qui l’avait entraînée loin. C’était quoi l’état de nature ? De quel ordre celui qu’elle devait maintenant subir tous les mois était-il le fruit ? 
    
        La contemplation du beau visage de Jakez, formidablement détendu dans son linceul immaculé, l’observation attentive des gens qui se succédaient à son chevet et dont aucun ne faisait preuve de la réellement paisible empathie d’Aïcha et d’Ahmed emportèrent sa décision. Oui, l’ordre qu’elle cherchait relevait d’une dimension inaccessible mais c’étaient bel et bien les musulmans qui s’en approchaient le plus, en acceptant humblement le naturel de leur condition à la lumière du Saint Coran. La messe du lendemain, le sermon du curé, le chagrin de Yuna que nul n’arrivait à adoucir, l’ambiance un peu macabre qui en découlait dans la maison de Yannick, tandis que chaque passage des jeûneurs lui apportait comme un vent de fraîcheur, achevèrent de la persuader. Au matin du quatrième jour, elle demanda la permission à sa mère d’accompagner Rabi’a chez l’imam. « Bien sûr, ma chérie, Ahmed et Ibrahim sont vos pères et vous pouvez aller partout où ils vous mènent ».

        De fait, Ibrahim n’avait rejoint Vannes que le 23, après avoir passé deux jours avec Yves. Le premier auprès des Le Couët à raconter le courage de leur cher enfant et la noblesse dont il ne s’était jamais départi. « Il a sa place auprès de Dieu », les assura-t-il avec la plus sincère conviction, « et le nom des Le Couët y est gravé à jamais en lettres d’or. » On pleurait encore. « Chantez plutôt ! », clamaient ensemble les deux amis, « Jakez veille à jamais sur vous ! » Le soir venu, une fois le clan à nouveau dispersé, Yves attendit la fin du souper pour annoncer à son fils qu’il allait s’absenter encore un jour ou deux. « Nous avons à faire, Ibrahim et moi, ne t’inquiète pas, je serai vite de retour. » On les embrassa au pas de la porte alors que la lune se couchait… et la calèche du passeur s’enfonça dans la nuit noire. 

        Après avoir trotté de bons sabots une bonne dizaine de kilomètres sur le goudron vers le Nord, la jument alezane se mit au pas, avant de tourner à gauche sur un chemin de terre. On passa au large d’une ferme éclairée par un feu dans sa cour puis la carriole entra dans une forêt. Silencieux jusque-là, Yves se mit à parler à voix basse. « Tu sais comme moi, sinon mieux encore, que la terre parle. Même si nous n’avons pas les mêmes images pour interpréter ses signes, nous entretenons, ici comme au bord de ton fleuve, des lieux privilégiés où nous allons à son écoute. Celui où nous partons maintenant à travers bois est de même nature que celui où tu me conduisis, là-bas chez toi ». La jument vira à plusieurs reprises à droite ou à gauche, avant de s’immobiliser enfin sur un double claquement de langue de son conducteur. « On va marcher à pied maintenant, tiens-toi bien derrière moi, il y a des ronces… »

        Yves détela sa docile bête et la fit partir d’une légère claque sur la croupe. « Elle sait où aller », commenta-t-il, « il y a de quoi brouter non loin, elle y attendra mon appel. » On entendait dans la nuit épaisse des bruissements d’ailes, des cris brefs de chouettes et autres petits animaux, des cavalcades soudaines, des brames aussi. De plus en plus dense, le couvert obligeait souvent à se baisser. Puis, après bien des méandres, la forêt s’ouvrit soudain sur un tertre au bord de ce qui paraissait être, dans l’obscurité, une petite pièce d’eau. Sous toujours la conduite d’Yves qui entonnait maintenant une lente et grave mélopée, les deux hommes en firent le tour de la gauche vers la droite. Très concentré derrière son guide, Ibrahim se prit à compter ses pas. Quarante-neuf très exactement, avant que le maître de cérémonie ne l’engageât à venir s’asseoir au-dessus du tertre dont la platitude du sommet permettait à deux personnes de s’allonger à l’aise.

        « On dormira là. C’est ici que j’ai appris beaucoup de choses, notamment la mort de Jakez et comment tu as si bien apprêté sa dépouille. Médite à ton tour, choisis tes questions et dors : tu auras, incha Allah, tes réponses avant l’aube… » Et tandis qu’Ibrahim s’allongeait, Yves descendit à l’eau emplir sa gourde. La petite mare était alimentée par une source qui coulait faiblement du bas du promontoire. Yves tendit les mains vers elle en la remerciant de sa constance et rejoignit Ibrahim qui but un peu avant de se recoucher. Fatigué, le vigoureux thioubalo s’endormit vite. Yves veilla plus longtemps, tous les sens aux aguets. Vers trois heures du matin, un grand cerf pénétra dans l’enceinte et s’arrêta au bord de la flasque. Et de lever, humant l’air, la tête vers Yves qui le contemplait, assis en tailleur, immobile sur le tertre. Puis chacun baissa la sienne, l’un vers l’eau, l’autre vers son ami endormi…

        Assoupi lui aussi peu après, Yves n’entendit pas Ibrahim se lever, tirer de son sac à dos les biscuits et les fruits qu’il s’y était réservé pour assurer son souhour – le léger repas qui ouvre, avant l’aube, toute journée de jeûne musulman – et descendit à son tour auprès de l’eau pour y boire et accomplir ses ablutions. Yves se réveilla alors que son ami psalmodiait les deux rakats rituelles précédant le lever du jour et déjeuna à son tour de ce que lui avait copieusement laissé Ibrahim. « C’est un endroit magique et puissant », dit en partant simplement celui-ci, tourné une dernière fois vers le tertre, avant d’emboîter le pas à son guide qui allait d’un bon pas chercher sa jument. Il n’en eut pas la peine : elle les avait devancés et attendait sagement à côté de la carriole. « Bien. Je t’amène où, soldat ? », lança jovialement Yves. – À Vannes si tu peux, je voudrais passer mes derniers jours de permission avec Aïcha, sa fille, mon cousin et les siens. – J’y ai moi-même des courses à faire. On va aller en bateau. Prêt à mener mon sinago, capitaine ? – À tes risques et périls, imprudent ! » Et c’est en telle gaieté de cœur que l’équipage prit la route d’Auray… 

        « Hoël est vivant ! », lança Ibrahim en chemin, « tu le savais ? – Je n’en ai jamais douté, mon frère. Sa mère aussi et nous sommes quatre, avec toi et la petite Rabi’a, maintenant à l’espérer ». Yves s’abstint de poser d’autres questions sur la nuit de son ami mais celui-ci avait encore à demander : «L’animal aux grands bois sur la tête qui m’a parlé, c’est un cerf ? – Oui, c’est le maître de cette forêt… et même plus. Maintenant qu’il te connaît, il te viendra partout en aide, jusqu’au fin fond des océans. » Après avoir laissé sa jument chez le maréchal-ferrant de Saint-Goustan – « Revois ses fers, il manque quelques clous… » – Yves présenta son compère sénégalais à un de ses collègues pêcheurs qui s’apprêtait lui aussi à sortir en mer. « Montez ! », proposa celui-ci, « On va boire un café. – Volontiers en ce qui me concerne », répondit Yves, « mais n’insiste pas pour lui, il jeûne.  – Hé, faut de tout pour faire un monde ! », plaisanta le cordial bonhomme. Et l’on se mit à parler, entre nouvelles de la guerre et des amis communs, de la pluie et du beau temps…

        « Ton golfe est un vrai traquenard ! », se plaignit Ibrahim en quittant son ami sur le quai de Vannes, après une traversée pourtant sans encombre mais le maniement du sinago et de ses voiles n’avait pas été des plus simples au piroguier de Guet N’dar, malgré l’assistance aussi gouailleuse qu’éclairée de son mentor d’occasion. « Vire à droite, il y a des hauts-fonds ! Vire à gauche, la bouée devant signale une épave ! » Et les courants, en plus, soudainement changeants… « Je dois reprendre mon service jeudi matin au plus tard », concluait maintenant le thioubalo en accolant Yves de toute sa chaleur aimante, «prends bien soin de toi, on ne se reverra probablement pas de sitôt. » Il ne croyait pas si bien dire... Ibrahim rejoignit son unité au lendemain de la distinction décernée à Rabi’a. Alors que les armées régulières en provenance de Normandie et de Provence finissaient d’opérer leur jonction entre Auxerre et Dijon, la décision d’amalgamer les FFI aux FFL fut prise le 23 Septembre, quatre jours à peine après la libération de Brest où, appelé en renfort, le bataillon d’Ibrahim s’était encore illustré. Et le sous-off sénégalais promu adjudant-chef fut chargé d’accompagner, loin vers l’Est, les premières compagnies bretonnes au grand rassemblement des armées…

        Rentrées à Saint-Goustan après l’Aïd du Ramadan, Aïcha et sa fille avaient repris leur vie tranquille. Trop, se plaignait Rabi’a que le déménagement, les jours suivants, de la mahadra à Vannes laissait dans une solitude navrée. L’imam avait en effet trouvé des fonds pour assurer l’installation d’Ahmed et de sa famille dans une maison voisine de la sienne, dotée notamment d’un grand salon où l’on pourrait accueillir des élèves en nombre. On garderait contact via Yannick ou l’un ou l’autre de ses grands enfants. Le malaise de Rabi’a était tout de même assez relatif en ce qu’il était largement atténué par l’attention soutenue que lui portait maintenant sa mère. « Oui, c’est encore une petite fille », avait admis Ibrahim lors des derniers jours passés avec elles chez l’imam, « mais tu dois entendre qu’elle voit des choses que tu ne vois pas. Fais-lui confiance, elle te mènera au plus grand bonheur ». Et de conter en suivant son étrange songe au tertre où l’avait conduit Yves. « Ta fille est certaine qu’Hoël est vivant. Je le suis désormais moi aussi, sans aucune explication rationnelle, toute comme sa maman et notre ami commun. L’espoir fait vivre, Aïcha : suis l’intuition de Rabi’a, elle voit avec le cœur… »

        Aussi insensée qu’elle paraissait, la folle hypothèse de retrouver son époux tant aimé mûrissait doucement en elle. Et quand sa fille chantonnait sa jolie ritournelle – Maat’ Allahou Ahad, Allahou samad… – elle souriait et murmurait par devers elle la suite du refrain… Elle en entendait la languissante espérance et n’eut ainsi aucune difficulté à admettre, à la fin du mois d’Octobre, l’argument qui accompagnait la proposition de Rabi’a de retourner sur l’île : « c’est là qu’il nous faut l’attendre, Maman ». On discuta avec Yves et Pierre de la gestion des Établissements Mabon et Cie. « Nous n’avons besoin, en fait, que d’un pied-à-terre en bas. », fit admettre Aïcha, « Pierre, installe-toi là-haut avec ta famille et voyez avec Yannick comment tirer au mieux profit de l’entrepôt. »  Alors qu’elle ne demandait rien, Yves et son fils s’engagèrent à lui verser chaque mois un montant assez conséquent pour qu’elle et sa fille « ne manquent de rien et si de nouveaux revenus apparaissaient », on leur réserverait un bon pourcentage des recettes. 

        C’est très exactement dans la matinée du 1er Novembre 1944 que Rabi’a et sa mère retournèrent auprès de leurs amies de l’île. Soisic, Aouragane, Gaud et Kelog, ainsi que les petits Gwendal et Brigit gambadant comme des farfadets autour d’elles, leur firent un accueil hors du commun. « Voilà la nouvelle année et la pleine lune revenues », chantaient-elles, les cheveux piquetés des dernières fleurs de l’automne, « et voici leurs diadèmes », ajoutaient-elles en posant sur les têtes d’Aïcha et de sa fille deux couronnes tressées dans des branchettes de noisetier. « Et Goulawenn, elle est où ? », demanda Rabi’a. Restée à Vannes auprès de sa grand-mère désormais alitée à demeure de son fils, la benjamine de Soisic avait trouvé un bon travail à mi-temps à la préfecture et comptait bien revenir fêter Imbolc en leur joyeuse compagnie. Mais pour l’heure, c’était Samain et, à défaut de galants, on allait bien danser entre filles ! Yves resta à déguster le délicieux lapin rôti dont il avait tranché la gorge avec un tonitruant «Bismillahi ! » qui signifiait tout son attachement au rite qu’avait naguère instauré Hoël sur l’île. Puis après avoir honoré de ses chants ces dames et demoiselles dansant à perdre haleine, il partit un peu avant le coucher du soleil.

        Mon Dieu que c’était doux, ces longues soirées ensemble retrouvées auprès de la cheminée, tandis que la pluie au dehors tambourinait le sol ! On reprenait les vieilles habitudes…  Gaud avait dessiné, sur le tableau noir installé dans la pièce commune, un hexagone dont chaque pointe portait le nom de chacune des résidentes. On s’en servirait pour dresser, semaine après semaine, la répartition des tâches quotidiennes. Rabi’a accompagnait fréquemment sa grand-mère au jardin, moins d’ailleurs pour l’y aider que pour l’entendre conter, encore et encore, les mille-et-une merveilles de l’Île d’Or. Aïcha à l’atelier de Gaud, tandis les petits commençaient à lire sous les férules souvent réunies d’Aouragane et Kelog dont les talents d’enseignante s’étaient beaucoup développés. On s’apprêtait ainsi à entrer dans l’hiver sans bruit. On en fit tout de même un peu au débarquement, dans la matinée du 26 Novembre, de la moitié de mouton expédiée par Ahmed pour l’Aïd-Kébir, l’organisation de la journée fut un chouïa bouleversée pour permettre à Aïcha de cuisiner un fameux méchoui dont on se souviendrait longtemps.

       Mais alors que les nuits s’allongeaient, une autre nouvelle vint encore perturber la lente réadaptation d’Aïcha et de sa fille au rythme tranquille de l’île. Goulawenn avait appris la mise en place, deux mois plus tôt, d’un nouveau ministère à Paris, chargé d’organiser notamment le retour des prisonniers de guerre et en avait obtenu un rendez-vous, juste après les fêtes, pour ses trois compagnes en attente de leurs conjoints. Soisic partie, le 23 Décembre, pour passer celles-là chez Yannick, Aouragane, Kelog et Gaud décidèrent donc de rejoindre leur famille respective pour en faire de même, y laisser chacune son enfant, en ce qui concernait les deux mamans, et de se retrouver le 3 Janvier à la gare de Rennes pour partir ensemble à Paris. « On va s’occuper des bêtes », s’engagea Aïcha, « partez tranquilles… » On se bisa fort, se souhaitant avant l’heure la bonne année civile, et le silence s’abattit sur l’auguste maison de Louis. C’était nouveau, ce grand vide. « Il va se passer quelque chose, maman, je le sens. – Dors ma fille, dors tranquille, tout va bien… – Mais je ne suis pas inquiète, maman ; impatiente, seulement. L’Île d’Or approche, elle sera bientôt au-dessus de nous ».

     Froide et paisible en ce dernier quartier de lune, la nuit avait, c’était vrai, quelque chose d’inhabituel dont Aïcha ne parvenait pas à saisir la source. Le bruit peut-être, à présent loin au Sud, d’un long bourdonnement d’avions qui les avait passablement perturbées en fin de soirée… ils devaient être nombreux et lourds… la guerre probablement, encore et toujours… mais c’était vraiment loin maintenant. Elles avaient passé, sa fille et elle, Noël et Nouvel An sans s’en rendre compte, et leurs compagnes allaient bientôt rentrer. La vie était belle et simple. Un peu triste parfois, dans la solitude, mais l’espoir d’un renouveau suffisait à la lui rendre aimable. Sortie marcher un moment dans l’obscurité profonde, Aïcha s’assit tout contre le tronc du Vénérable en attendant le lever de la lune. Elle le salua en fredonnant doucement la rengaine préférée de sa fille puis rentra se coucher auprès d’elle et s’endormit à son tour, sereine… 


*

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23


        « Alors, Viviane, c’est en ce vieux chêne que tu veux m’enfermer ? C’est bien choisi, il a l’air vénérable… – C’est justement son nom », rosit-elle. – Et où l’as-tu trouvé, ce vieux sage ? – Il gardait la porte dont tu m’as fait forger la clé et je l’ai sauvé d’une mort atroce. – À la bonne heure, ma mie ! Je reconnais bien là ton généreux instinct. Mais en le tirant de ce qui te paraissait un mauvais pas, n’aurais-tu pas brisé un ordre qu’il faudrait m’épuiser à rétablir ? – Je ne crois pas, mon doux seigneur ; il a bel et bien rempli sa mission, comme me l’a confirmé ta sœur aux cheveux blonds. En fait, c’est elle qui me l’a autorisé. – Hou là là !  Si la reine de l’Île est de la partie, me voilà bien lié à mon nouveau palais ! Mais bon, je l’ai choisi, fais-le moi donc visiter… ».

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*        *

        Cinq heures trente du matin. Le ciel s’était couvert dans la nuit. Voilà qui allait compliquer sérieusement le retour du B-25 du commandant Balthazar Smith. Gravement touché par une DCA qu’on croyait anéantie après la première vague de bombes déversées sur Royan en cette aube du 6 Janvier 1945, le bombardier avait perdu trois de ses hommes, sans pouvoir larguer les siennes. De gros calibres, dont deux expérimentales au napalm dotées d’une colossale puissance incendiaire. Il fallait maintenant tirer au plus droit pour espérer rentrer à la base.  À condition bien évidemment qu’on ait réussi à lâcher les engins de mort avant de survoler la Bretagne. Si l’on n’y arrivait pas à temps, on s’en éloignerait à nouveau pour abandonner l’avion à l’Océan et sauter en parachute… On était descendu à moins de mille mètres d’altitude et l’on percevait maintenant les lueurs de Vannes au loin, il restait très peu de temps. «Melchior, va aider Gaspard à débloquer cette foutue soute ! », ordonna le commandant. Le copilote abandonna son poste et courut rejoindre son collègue qui s’affairait comme un beau diable à ouvrir la trappe…     

        « Maman, maman ! », suppliait Rabi’a, en secouant sa mère profondément endormie, « Il faut partir! Vite ! » La petite n’avait aucune conscience de la nature du danger dont son père venait de la prévenir en rêve : « Montez tout de suite au couvert de la Pierre ! Tout de suite ! ». Aïcha perçut, elle, immédiatement le bruit de l’avion qui approchait. Affolée, elle enfila hâtivement sa robe de chambre, prit sa fille par la main et courut avec elle au dehors. « Là-haut, là-haut, maman ! À l’abri du roc ! » Elles y arrivaient à peine quand la première bombe explosa juste devant la chapelle qui s’écroula dans un tonnerre assourdissant. « J’ai peur, maman, j’ai trop peur ! », glapit Rabi’a en enserrant la taille de sa mère. Et c’est de là qu’elle vit le sol trembler, dénudant soudain les marches de l’escalier qui contournait la pierre, alors qu’éclatait, pile sur la maison, la seconde bombe, au napalm elle, embrasant formida-blement le ciel. L’île allait s’effondrer. 

        Hurlantes de terreur, tandis que le souffle brulant de l’incendie passait au-dessus de la pierre, Aïcha et sa fille dévalèrent l’escalier jusqu’à une porte lisse, opaque, sans poignée. Et, alors qu’elles se croyaient perdues, blotties contre la paroi étrangement froide et serrant fort leurs mains contre leurs oreilles – Boum ! Boum ! Les explosions se succédaient dans un fracas d’enfer... – la porte se mit à vibrer et s’ouvrit en glissant latéralement dans le roc, avant de se refermer aussitôt qu’elles l’eurent franchie. La fraîcheur et le silence soudain, comme totalement étranger au vacarme qu’elles viennent de subir, les poussent d’abord à s’embrasser passionnément. « Tu n’as rien, ma chérie, tu n’as rien ? – Non, maman, non », hoquète Rabi’a, encore toute secouée de frissons, puis, reprenant son souffle, « tout va bien... mais… où est-on ? » Le couloir faiblement éclairée d’une lumière dorée invite à aller. Elles marchent prudemment. Une porte s’ouvre encore. De l’autre côté, l’homme qui leur ouvre grand les bras n’a pas à se présenter. « Papa, papa ! », exulte Rabi’a au comble de l’émotion.  

*

*       *

        Perçu à des mille à la ronde, le drame fit accourir dès le lever du jour une multitude de bateaux et de barques. La stupéfaction de ne plus voir, de l'île, de sa majestueuse demeure et du vieux chêne qui la dominait naguère, qu’un tas de ruines fumantes et de boues dont le sommet n’atteignait pas le tiers de ce qu’avait été la petite colline des Mabon, se lisait sur tous les visages. Sans oser mettre pied sur le rivage pour fouiller les décombres – « Le feu est dessous et ça peut encore s’effondrer ! », avertissaient les plus prudents… – on repêcha à la hâte ce qui pouvait être récupérable des déchets innombrables qui commençaient à s’éparpiller sur la mer recouverte d’une huile noire. Puis la gendarmerie arriva et établit un long cordon de bouées qui ceintura le lieu pour en interdire l’accès. Yves et Yannick furent du second arrivage avec le substitut du procureur et ses hommes, tandis que les pompiers et la sécurité civile prenaient pied sur la rive dévastée…

        Les témoignages affluaient, contradictoires. Les uns affirmant que c’étaient les Allemands qui avaient canonné le lieu, d’autres que, pas du tout, c’étaient les Américains et leurs foutus bombardements aveugles… « L’enquête sera très sérieuse », souligna le substitut à l’adresse de Yannick, « les responsabilités établies et toutes les possibilités étudiées de voir le dol dédommagé autant que faire se peut. » Au demeurant le cadet des soucis de Yannick, à cette heure, hanté qu’il était par le sort de sa belle-sœur et de sa nièce. Toute la journée, on fouilla, sonda, creusa, à terre et tout autour avec l’aide de plongeurs sous-marins et d’un dragueur dépêché sur les lieux ; rien, aucune trace de corps humain ; d’une vache et d’un âne, oui, déchiquetés et à moitié calcinés, de lapins et de volailles, aussi, mais rien, absolument rien des deux disparues…

        Soutenu par un Yves étonnamment calme, Yannick rentra tardivement chez lui, effondré. La rumeur qui avait enflé partout dans la ville avait plongé la famille dans une tristesse sans bornes. Yves s’employa à l’adoucir en invoquant le Destin et la merveilleuse épopée qu’avaient écrite Aïcha et Rabi’a dans l’histoire des Mabon. « À nous de la traduire – à toi tout particulièrement, Yuna… – en un langage accessible à tous et toutes. Rappelle-toi de ton grand-père et de sa Forge, chaque épreuve t’invite à y fondre un trésor, pas à te liquéfier ». La nuit venue, alors qu’elle était dans la chambre de sa mère à discuter de l’avenir, Goulawenn fut prise de tremblements et de suées. De courte durée, la crise ne s’en acheva pas moins par un étonnant oracle : « La lumière des rois-mages ouvre la porte, la mère et l’enfant retrouvent le père, voilà l’emzao à nouveau accompli. » Resté dormir chez Yannick, « n’en dis rien », recommanda fermement Yves à Soisic, « nul ne te croira et l’on vous prendrait pour folles. Joue le jeu, aide les uns et les autres à faire leur deuil et patiente : l’île a disparu mais la vie est encore à vivre… »

        À défaut de tirer les Rois, le lendemain – le cœur n’y était vraiment pas… – la maisonnée s’en fut célébrer la grand-messe dominicale et l’Épiphanie à Sainte-Anne d’Auray. « Papa », demanda Yuna au sortir de la cathédrale, « amène-moi chez les sœurs, j’ai besoin d’y faire retraite. » C’était, pour elle, le prélude à un long et fructueux service, avec sa cousine Gaël, auprès des souffrances de ce monde… Et les mois qui suivirent s’étirèrent lentement en l’attente de la paix. Les poches de résistance teutonne tombaient les unes après les autres ; la capitulation de la dernière, à Lorient, attendit la reddition de la Wehrmacht, le 9 Mai à Berlin, pour laisser exulter la joie dans tout le Morbihan. Alors dans la capitale allemande, Ibrahim quitta, conformément à son engagement, l’armée française le lendemain même, sans avoir eu à négocier sa solde, fermement soutenu qu’il était par ses amis Le Garrec et Le Collen. « Rentre tranquille chez toi », assura ce dernier, « je veillerai personnellement à ce que te soit versée régulièrement ta rente. La France te la doit amplement, gentleman indigène ! »

        Le valeureux thioubalo se rendit sans tarder à Auray où Yves l’informa des évènements sur l’île. «Tu as admis qu’Hoël est vivant. Admets aujourd’hui que sa femme et sa fille l’ont rejoint en son monde. Tu ne les reverras jamais dans le tien, tiens-le toi pour dit, mais il y a, au-dessus de l’un et l’autre, l’autre demeure, vraiment éternelle, elle, où nous nous retrouverons tous, incha Allah. – Qu’Il t’entende, mon frère ! Et on fait quoi, maintenant ? » Quelqu’un frappait à la porte. Yves l’ouvrit, embrassa Soisic et la fit entrer. Pesant instantanément et conjointement le poids de cette coïncidence, les deux hommes échangèrent un bref regard : la réponse à la question d’Ibrahim dépendait beaucoup de Soisic. « J’ai amené du café », dit-elle, « je vous en fais ? » 

        La mère de Hoël passait de plus en plus souvent chez Yves qui vivait seul, maintenant que Pierre s’était installé à l’étage au-dessus de l’entrepôt. Naviguant depuis la destruction de l’île entre la maison de Yannick, où habitait sa benjamine, et celles de sa sœur, à Belz, elle n’oubliait jamais de faire une halte à Auray chez son ami, plus que jamais celui de son cœur. Mais aucun des deux n’osait le geste qui donnerait à leur amour enfin sa pleine dimension humaine. Cela faisait si longtemps qu’ils avaient convenu de s’en abstenir ! Seulement, il n’y avait plus d’école ni de projet où transcender leur attirance commune… Assis au bout de la petite table de la cuisine, Ibrahim constatait maintenant l’évidence de leur complicité sans exutoire à se sourire tendrement, l’un en face de l’autre, et ne savoir y donner suite. « Je m’ennuie un peu sur le continent à ne rien faire », dit Soisic, entre deux gorgées du café brulant qu’elle venait de servir, « j’aimerais voyager, découvrir de nouveaux espaces… »

        Ibrahim saisit la perche au vol. « Ça tombe bien ! », s’exclama-t-il, « je comptais justement vous inviter à Saint-Louis pour un mariage ! – Lequel ? », s’enquit Yves. – « Hé ben le vôtre, bien sûr ! » Manquant de s’étrangler, les deux tourtereaux pouffèrent en mettant leur main gauche devant leur bouche. Mais déjà leurs mains droites se trouvaient sur la table, leurs doigts s’enlaçaient… « Ça te dirait? », murmura Soisic. « Rien ne me ferait plus plaisir, ma chérie », avoua tout simplement son vis-à-vis souriant aux anges. « Allez, c’est dans la boîte ! », conclut Ibrahim, « Je vous donne trois jours pour régler vos affaires et boucler vos valises, et hop ! Au Sénégal ! Vous allez voir ce que c’est, une noce chez nous ! ». Fort réjoui de son coup, le thioubalo hilare se leva et esquissa trois pas de danse syncopée qui firent éclater de rire ses deux amis. « Tu peux m’amener à Vannes ? », ajoutait-il maintenant, «j’aimerais inviter aussi Ahmed et sa petite famille… »

        La discussion avec Goulawenn, chez Yannick, fut plus courte que ne l’envisageait Soisic. « Bravo, maman ! », se réjouit celle-là, « Je me demandais si vous n’alliez jamais vous décider à réaliser ce qu’on vous souhaite tous depuis si longtemps. Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai trente ans, tout de même… Et puis j’ai à faire. Je suis bel et bien décidée à obtenir justice pour notre île. N’en suis-je pas la gardienne en ton absence ? Les Amerloques vont devoir passer à la caisse et l’on reconstruira l’école, je vous inviterai tous et toutes à sa réouverture ! » Et Yannick de renchérir : « Oui, le dossier est solide. La responsabilité des Américains est clairement établie mais il faudra se battre pour obtenir réparations. Tu connais ta fille, elle remuera ciel et terre pour cela et sois certaine que je l’aiderai de toutes mes forces et relations. » De fait, l’affaire traîna longtemps et Yannick n’en vit pas lui-même le bout, décédant dans son lit en 1976, quatre ans avant que ne rouvre l’école tant attendue.

        Installé sur le continent en bordure du Golfe, au pied d’un imposant bloc de granit dont d’aucuns affirment l’immémorial service druidique, l’établissement est cerné de douves peu profondes d’à peine un mètre de profondeur, alimentées par un ruisseau voisin. Tout à proximité, au milieu d’un bosquet de pins, une antique fontaine offre, par un tuyau nouvellement installé, son eau précieuse à un robinet posé entre la pierre et le bâtiment d’enseignement. L’inauguration du lieu, le 1er Février 1980, suit exactement le même protocole que cinquante-sept ans plus tôt sur l’île. La pleine lune est, à quelques heures près, au même rendez-vous de son lever. Plus jeunes, certes, que leurs précurseuses de naguère, les quatre soixantenaires qui officient au rite – Aouragane, Gaud, Goulawenn et Kelog – ont choisi à l’école un nom étrange : Îlémor. « En faire découvrir le sens à vos enfants », disent-elles à tous ceux et celles qui s’en étonnent, « est un de nos buts. C’est à cette compréhension que l’emzao s’emploie ». Et les douze élèves qui vont maintenant en file indienne dans la nuit froide, leurs maîtresses fermant la marche et toutes s’appliquant à bien garder leurs pieds nus dans le mince filet d’eau que verse, devant, un beau jeune homme tout de blanc vêtu – Yakob, le fils unique d’Yves et Soisic revenu deux ans plus tôt en Bretagne, après le décès de ses parents à six mois d’intervalle l’un de l’autre – chantent, chantent gravement le même hymne toujours à l’astre de la nuit… 


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